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6. Mode d'organisation

6.3. Intégrer l'anti-oppression dans le mode d'organisation

6.3.2. Les difficultés du mode d'organisation anti-oppressif

La difficulté, soulevée par Quentin et Dimitri, me mène à penser le mode d'organisation comme un continuum entre le dépassement de l'ordre établi et sa résurgence. Selon Melucci (1996), on peut comprendre cet axe en termes de rupture de compatibilité et maintien des limites du système. Une action collective rompt les limites de compatibilité du système lorsque ce dernier ne peut plus varier sans que sa structure soit altérée. Le maintien de ses limites correspond inversement à la conservation de la structure du système (24). Si des comportements oppressifs s'instaurent dans le milieu militant queer, alors ce dernier n'est plus en rupture avec le système oppressif qu'il dénonce, mais le reproduit. Les rapports d'oppression et de domination dans le mode d'organisation qui peuvent s'instaurer par le biais de l'informalité, doivent donc être scrutés et contrés pour assurer la réalisation des valeurs anti-oppressives, et donc une rupture de compatibilité des limites du système. L'identité collective du mouvement se développe ainsi, en réaffirmant par son mode d'organisation alternatif sa rupture avec le système. Dans cette section, grâce aux réflexions d'Amélia, Liam, Quentin et Dimitri, j'observe que la construction de l'identité collective est un processus qui s'effectue de façon non linéaire, demandant des remises en question quant à la façon de s'organiser et de communiquer entre membres.

Amélia m'explique, au cours de l'entrevue, que les affinités qui lient les militant.es et l'informalité du milieu militant queer peuvent s'avérer problématiques, car elles empêchent parfois une conflictualité « légitime » entre les membres. Par exemple, Amélia dit que le souhait de ne mettre personne mal à l'aise peut empêcher de pointer du doigt un rapport d'oppression ou de domination. « Ça fait qu'on ne nomme pas directement les choses. "Mon problème n'est pas que je suis inconfortable avec toi, le problème c'est que t'es raciste.". » (Amélia). Elle ajoute que cette tendance favorise une homogénéisation des discours, sans réflexion sur les non-dits. Cela rejoint l'analyse de Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski (2007) qui affirment que « [l]es rapports de pouvoir à l’interne sont générateurs de conflits, […]. Ils se discutent pratiquement toujours informellement. À cause de cela, il peut exister des non-dits entre les membres d’un groupe. » (11). Selon Liam, les groupes militants queers

francophones sont majoritairement blancs et peinent parfois à prendre en compte les rapports d'oppression liés à la race comparativement au milieu queer anglophone où les personnes racisées sont en plus grand nombre. Pour Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski (2007), dans les groupes libertaires autogérés au Québec, des déséquilibres au niveau du pouvoir dans l'implication d'un.e militant.e peuvent se développer, dépendamment de l'âge, de l'expérience, du sexe, etc (11). Par exemple, si la plupart des membres sont des hommes, tout comme si la plupart des membres sont blanc.hes dans un groupe, il est d'autant plus difficile de rétablir un équilibre en faveur des personnes qui n'appartiennent à aucune de ces deux catégories.

D'une autre façon, Quentin raconte qu'une activité proposée lors d'une Radical queer semaine a été annulée, considérant son caractère cis-sexuel.

« … un collectif féministe a voulu faire une activité sur les plantes médicinales en lien avec le corps des femmes. Il y a des gens qui se sont plaints sur le mur Facebook de l'événement, que c'était trop cis-sexuel, que ça n'avait pas sa place dans un événement queer, parce que justement ça prenait en compte une certaine binarité des corps. […] l'atelier a juste été annulé. C'est plate. Ça n'a même pas laissé de place à ce qu'il y ait une représentation féminine, parce que c'était problématique que ce soit vu comme femmes. » (Quentin).

Ici, le comité d'organisation de la Radical queer semaine a préféré annuler le déroulement de l'atelier qui a été présenté comme un atelier réservé aux femmes en se fondant sur le corps. Selon Quentin, le langage employé pour présenter l'atelier aurait pu être retravaillé pour qu'il ne soit pas oppressif pour les femmes trans, tout en permettant aux corps d'être pris en compte dans la programmation.Melucci (1996) mentionne que lorsqu'un conflit éclate dans un mouvement, l'identité collective est ébranlée parce que le conflit montre une faiblesse dans la capacité du mouvement à définir son unité. Il ajoute que soit le mouvement peut choisir de se réorienter différemment ou décider de séparer dans différentes sphères son action pour conserver une certaine cohérence (75). Dans ce cas-ci, il semble avoir été difficile d'entamer un dialogue au sein du mouvement et de l'organisation pour régler le conflit. La mise de côté de l'événement a été préférée à une réorientation.

Pour Dimitri, « la recherche de l'ennemi intérieur » à n'en plus finir représente un danger, non pas parce qu'il approuve les rapports oppressifs ou de domination, mais parce que cette recherche incessante met en péril la solidarité au sein du cercle militant. Après m'avoir

fait part de récents événements relatifs à des dénonciations d'agression, au sein même du milieu militant queer, qui ont divisé la communauté quant à la réponse collective à apporter, il affirme :

« Je sens qu'il y a plus de tensions ces temps-ci et qu'on est moins rassemblé.es. Mais je sens que c'est présent dans tous les milieux militants, il y a plus de tendances à la désolidarisation, plus de recherche de l'ennemi intérieur, plus de violence entre nous. Et ce qui par ailleurs est fou, c'est qu'à la base, c'est pour régler des problèmes de violence et d'oppression [...]. Sauf qu'en fait, le résultat c'est juste que la violence est en train de se répandre. Au lieu de la neutraliser en fait, on la fait se répandre parce qu'on est dans une logique de répondre à la violence par la violence. Moi je pense qu'entre nous, c'est problématique. » (Dimitri).

Selon lui, il faut plutôt que les militant.es se concentrent sur ce qui les unit, le commun qui les rassemble, bien que les conflits soient inévitables et qu'ils servent à des remises en question pertinentes. Quentin, quant à lui, pense que le milieu queer porte une grande attention sur les normes oppressives et leurs effets sur les individus, sans nécessairement réfléchir aux pressions que la collectivité queer peut elle-même créer.

Pour résumer cette section, j'ai cherché à montrer que la volonté de s'organiser alternativement conformément aux valeurs anti-oppressives du mouvement queer doit être réitérée et sans cesse réajustée. Lorsque des conflits surviennent au sein du milieu militant queer, les militant.es doivent apporter une réponse collective qui va rétablir la solidarité et réaffirmer que la communauté queer s'organise sans reproduire les rapports d'oppression qui existent en général dans la société. C'est en partie dans ce balancement entre la réaffirmation de ne pas reproduire les rapports d'oppression et les conflits qui surviennent au sein des groupes pour dénoncer l'instauration de rapports oppressifs, que des réajustements et des réponses collectives doivent être apportées. Ces réponses participent ainsi à développer l'identité collective du mouvement.