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5. Fins et moyens : penser, lutter et vivre de façon alternative

5.3. Le rapport des militant.es queers à la politique institutionnelle

5.3.3. Les interactions et collaborations envisageables

Alors que les recherches du CRAC-K font mention du désengagement des groupes anti-oppressifs et anti-autoritaires dans la politique institutionnelle – comme je viens de le souligner dans la section précédente –, Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski (2007) nuancent cette idée en affirmant la possibilité de collaborations très ponctuelles avec les gouvernements. « [C]ertains groupes sans existence légale agissent un peu comme des groupes de pression auprès des autorités fédérales, provinciales et/ou municipales, souvent en appui aux revendications de groupes communautaires avec lesquels ils sont en coalition formelle ou informelle. » (2007, 8). Ainsi, comme l'affirment Sztulwark et Benasayag (2003), l'État doit être excentré parce qu'il ne peut transformer la vie, mais il ne faut pas complètement l'abandonner (2003, 67). Dans de rares cas, la politique institutionnelle peut aider à améliorer concrètement certaines situations spécifiques en collaboration avec les personnes visées. L'exemple de Quentin est d'ailleurs révélateur d'une volonté de collaboration qui peut naître dans de rares occasions.

« PolitiQ était assis avec le collectif de travail LGBT, il a émis des commentaires, des critiques, des communiqués de presse qui s'orientaient vers la transformation sociale, notamment pour le changement de sexe [des personnes trans] sur les papiers d'identité. Nous n'étions pas rendus à être des représentants élus qui allaient s'asseoir nécessairement avec le gouvernement, mais quand même, les revendications s'orientaient vers un changement législatif dans ce cas-ci. » (Quentin).

Il ajoute que durant le processus de collaboration, le groupe PolitiQ a bénéficié d'une certaine reconnaissance de la part des groupes institutionnels qui l'ont perçus comme un acteur social collectif crédible. Selon Melucci (1996), la construction d'un mouvement comme acteur

collectif reconnu par d'autres acteurs et actrices est un élément important du processus d'identité collective (73).

Au fur et à mesure des discussions, la plupart des participant.es partent d'une position plutôt anti-autoritaire et anti-étatique pour ensuite venir nuancer leur propos et reconnaître que dans certaines situations, la politique institutionnelle n'est pas impuissante et peut permettre des changements concrets désirables pour certaines personnes. Amélia a également une position nuancée sur les collaborations avec la scène politique institutionnelle.

« … c'est vrai que je ne peux pas nier que je le vois comment localement, certaines décisions précises changent concrètement des choses, parfois super importantes, sur la vie des gens. Puis je ne peux pas être indifférente à ça. Oui, il y a tout le temps une tension. À quel point collaborer? » (Amélia).

Dimitri propose une piste de réflexion intéressante pour répondre à cette question.

« Là en ce moment, il y a un combat [la modification de la réglementation concernant le changement de mention de sexe à l'état civil pour les personnes trans] qui est mené à l'Assemblée nationale et on a des allié.es comme Manon Massé. On a une visibilité dans les médias, donc il y a un combat qui se mène. Je pense quand même qu'on devrait faire plus d'actions, comme faire un die in devant l'état civil, par exemple. En tout cas, il y a un rapport de force qui se construit pour obtenir des changements. Puis pouvoir changer de mention de sexe sans l'opération, c'est déjà un changement intéressant. Le problème c'est que nous on veut pousser ça plus loin. Le life test de deux ans t'es comme ...

fuck you. Et le fait que les mineur.es ne puissent pas le faire, c'est chiant, mais

c'est par la lutte, une lutte avec potentiellement des gains concrets, qu'on arrive à construire un monde plus radical, qu'on se radicalise en fait. » (Dimitri).

Pour Dimitri, il est essentiel de se joindre aux luttes concrètes, même si elles se mènent sur le plan de la politique institutionnelle, pour autant que le changement potentiel soit profond. Dans ce cas-ci, de nombreux groupes militants trans ont participé à des consultations auprès de l'Assemblée nationale pour expliquer les situations de discriminations et d'oppression vécues par les personnes trans. Une nouvelle législation a d'ailleurs été adoptée (depuis que les entrevues ont été effectuées) grâce à cette mobilisation des groupes trans directement visés par le changement de législation. Cette implication militante est cohérente avec le respect de la valeur d'autodétermination des personnes. Cette valeur anime les actions des militant.es queers qui souhaitent que les luttes soient menées par et pour les personnes qui habitent les situations d'oppression.

Pour Dimitri, les rares occasions dans lesquelles la politique institutionnelle et les groupes militants queers entrent en interaction doivent être profitables pour le mouvement en permettant de livrer un discours profondément différent, qui ne se soucie pas du politiquement correct. L'interaction est donc, selon lui, une façon de montrer qu'il existe un conflit. En somme, un discours radical doit commencer à être entendu pour cheminer au sein de la société.

« Moi je suis stratégique et je pense qu'il faut construire un rapport de force avec le gouvernement! Je pense pas qu'il faille juste porter nos critiques ou attendre un grand soir révolutionnaire. Et pour moi, c'est en menant des combats pour obtenir des changements concrets qu'on est capables de visibiliser nos enjeux, nos discours. Et c'est comme ça qu'on arrive à construire une société changeante. » (Dimitri).

Pour lui, les discours radicaux de changement ne doivent pas rester au sein des cercles militants, mais s'étendre. Jordan (2003) tient un discours similaire. Selon lui, les groupes militants « génèrent de nouvelles éthiques, de nouvelles morales, qui se glissent dans les fissures de la société et finissent par former nos convictions de ce qu'est vivre bien. » (19). Il faut donc envisager les collaborations entre politique institutionnelle et groupes militants radicaux comme une opportunité pour ces derniers de faire valoir leur point de vue, de visibiliser les enjeux d'oppression et de domination qui sont, la plupart du temps, cachés ou tus.

Ce rapport ambivalent des militant.es queers à la politique institutionnelle permet à l'identité collective du mouvement de se renforcer, parce que les interactions donnent l'opportunité de montrer qu'il existe un conflit, que certaines personnes sont lésées, discriminées et opprimées, et permettent également de constituer le mouvement queer en acteur collectif reconnu qui lutte.

5.3.4. Attachement des militant.es francophones à la critique de la politique