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Lutte contre les oppressions dans une perspective intersectionnelle et non hiérarchique

4. Champs d'action : sexualités, identités de genre et autres oppressions

4.2. Lutte contre les oppressions dans une perspective intersectionnelle et non hiérarchique

Toutes les participant.es observent que les enjeux de sexualité et de genre s'intègrent dans un ensemble plus vaste d'oppressions qui doit être pris en compte. Dans cette section, je propose de comprendre comment, au travers de leurs propos, le mouvement queer entend lutter contre toutes les formes d'oppressions dans une perspective intersectionnelle et sans considérer qu'une lutte vaut plus qu'une autre. Premièrement, pour les participant.es, cette perspective spécifique au mouvement queer contribue d'autant plus à le différencier du mouvement LGBT mainstream, ou encore du mouvement féministe radical, en intégrant conjointement d'autres luttes comme l'antiracisme, l'anticolonialisme, l'anticapitalisme ou encore la lutte contre la violence policière. Deuxièmement, la perspective intersectionnelle, qui élargit les champs d'action du mouvement, permet aux participant.es de se sentir plus à l'aise dans un milieu qui prend en compte la complexité des luttes et qui les motive à faire des ponts avec d'autres luttes. L'identité collective du mouvement ne se construit pas, dans le cas présent, sur des enjeux restreints, mais sur la prise en compte au contraire d'une diversité d'enjeux, en opposition à d'autres mouvements.

Tous et toutes les participant.es ont signalé que l'anticapitalisme et le féminisme font partie intégrante de l'identité du mouvement queer montréalais. Quatre participant.es ont parlé de l'antiracisme comme d'un enjeu de lutte à défendre et parmi eux et elles, deux ont mentionné que l'anticolonialisme était une lutte importante. Toutes les personnes interviewé.es voient dans le mouvement queer un mouvement de résistance face à la brutalité policière.

Encore une fois, selon les personnes la perspective intersectionnelle se déploie différemment. Cependant, tous et toutes s'entendent qu'à la base, le mouvement queer s'oppose à toutes les formes d'oppression. Le propos de Liam est révélateur en ce sens : « En fait, le queer c'est beaucoup de l'intersection, c'est de se rendre compte qu'il n'y a pas juste un seul type de discrimination que les personnes vivent. » (Liam).

Le mouvement queer cherche à amener une perspective non hiérarchique et intersectionnelle jugée manquante dans le mouvement LGBT mainstream :

« C'est dans ce sens là pour moi que le queer continue de réfléchir aux différentes intersections des identités sexuelles, avec les identités de genre, avec les autres identités de race, classe etc. Tandis qu'on va souvent rester dans […] les façons de penser LGBT. Par exemple, les gais maintenant sont mieux intégrés donc c'est plus la même chose, on a plus besoin de faire de luttes, on a donc plus besoin de réfléchir tant que ça à ce qui se vit. Ce qui fait que les personnes qui sont les mieux intégrées, sont les plus normales. Ben normales .... [réfléchit] j'aime pas le mot en fait. Je dirais plutôt les personnes qui rentrent le plus dans certains cadres [de normalité]… » (Quentin).

Selon Quentin donc, une hiérarchisation s'effectue au sein même des personnes marginalisées ou discriminées. Certaines « passent » plus que d'autres, c'est-à-dire que certaines personnes se conforment mieux à l'ensemble des normes. Cette hiérarchisation et cette catégorisation sans fin des personnes rentrent dans le cadre d'un système dominant capitaliste. Sztulwark et Benasayag (2003) mentionnent d'ailleurs que « la lutte anticapitaliste ne consiste pas à affronter les capitalistes », parce que ces derniers sont en chacun de nous d'une façon ou d'une autre (43). Mais plutôt, il s'agit de résister à un système qui cherche à classifier et hiérarchiser. Ainsi, les militant.es queers s'accordent pour dire que ce refus de hiérarchisation peut se concrétiser au travers de la création de solidarités, luttant par le fait même contre le capitalisme et contre d'autres formes d'oppression aussi importantes.

Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski (2007) insistent sur la conscience des militant.es que tous les aspects de la vie sont reliés, donc que les champs d'action des militant.es libertaires sont variés, dans le but de rendre compte de la complexité de l'imbrication des différentes oppressions (6). Joshua affirme que la position marginale des militant.es queers en lutte pour une libération des sexualités et des genres constitue une

opportunité de poser un regard différent sur des situations d'oppression complexes, comparativement au mouvement mainstream qui y réfléchit peu.

« Ben de déranger à quoi ça nous mène? Je pense que ça mène à avoir plus de possibilités de contester l'ordre établi d'une façon différente que les hétéros, notamment en intégrant le féminisme, en intégrant les critiques par rapport à la police, par rapport au sexisme, par rapport au racisme, par rapport à la transphobie. Je pense qu'il y a des opportunités à saisir, qui doivent être saisies, puis que c'est tout simplement pas fait dans cette espèce de ...[cherche ses mots] de communauté [LGBT mainstream], je pense qui ressemble pas à ce que bien des gens que je connais désirent comme communauté. » (Joshua).

Il ajoute :

« Je trouve qu'il y a une dimension peut-être plus combative par rapport à l'espèce d'acronyme LGBTIQ etc., surtout que selon ma perspective, souvent ce que je vois, je trouve que l'espèce de communauté LGBTIQ etc., c'est pas mal juste gai gai gai, puis gai cis ou invisibilité des lesbiennes, invisibilité des personnes intersexes, invisibilité des personnes trans, donc j'ai l'impression que c'est quelque chose de très ... Ah oui, puis très personnes blanches. Ouais ... qui est très homogène, très homonormatif, très très plate (ton interrogatif). […] peut être dangereux dans l'espèce de volonté de fit-in à tout prix et de ... d'entrer dans un cadre qui est sain, qui dérange pas, qui est très gentil par rapport à la majorité hétérosexuelle. » (Joshua).

Selon lui, le point de vue des personnes non hétérosexuelles avec peu de privilèges sur divers enjeux d'oppression peut être très enrichissant. Il estime d'ailleurs que la communauté LGBT mainstream ferme les yeux sur des enjeux de lutte qui concernent plus particulièrement les personnes non hétérosexuelles et non cisgenres les plus vulnérables.

Le mouvement LGBT mainstream n'est pas le seul à passer à côté de la complexité et l'imbrication des rapports d'oppression, selon certain.es participant.es. Par exemple, Sybile mentionne dans une anecdote que le mouvement féministe reproduit parfois une vision hétérosexiste dans ses activités. Ceci l'a d'ailleurs poussé à adopter un féminisme queer, plus attentif aux oppressions liant l'hétérosexisme et la violence faite aux femmes :

« Il y a des filles qui ont décidé de faire une journée de réflexion sur la violence faite aux femmes, de façon large. Ça a duré toute la journée et j'avais été fâchée parce qu'à aucun moment on avait parlé de la violence faite aux femmes lesbiennes. Moi, la violence conjugale que j'ai vécue dans ma vie, c'était avec des lesbiennes. […] Donc après cette journée de réflexion, […] j'ai souligné l'hétérosexisme de la journée. Le fait que la violence est tout le temps exploitée comme étant la violence de la part des hommes envers les femmes. Les organisatrices avaient répondu : c'est parce que la majorité des violences sont commises par des hommes, donc on n'a pas parlé des exceptions. Moi, je l'ai vraiment mal pris, je l'ai vécu de façon violente. Comme si parce que j'étais minoritaire, ma souffrance ne valait pas la peine d'être vécue, pas la peine de chercher à trouver des solutions à ça. Suite à ça, j'ai voulu faire de l'éducation populaire sur les mythes et réalités de la violence faite aux femmes par des femmes. » (Sybile).

Le mouvement queer constitue donc une opportunité pour les militant.es de faire des ponts entre les diverses oppressions vécues pour réfléchir à des solutions adéquates, capables de mieux prendre en compte la complexité des situations.

Dimitri mentionne à plusieurs reprises dans l'entrevue qu'il souhaite créer des ponts entre les différents cercles militants, qu'ils soient modérés ou radicaux. Selon lui, il faut « faire exploser les cadres » en faisant en sorte de partager les expériences et les expertises des différents mouvements, sans les hiérarchiser. Acquérir des connaissances sur d'autres enjeux militants constitue une part importante du travail militant queer. Liam mentionne également ce désir de partager ses luttes avec d'autres cercles militants :

« Je vais aussi à des conférences, mettons les conférences sur les milieux carcéraux. On va à des endroits où l'on peut devenir plus complet au niveau des luttes. Moi je suis militant dans plusieurs milieux et mon militantisme devient queer, j'amène le queer aux autres personnes. » (Liam).

La compréhension des différents rapports d'oppression est importante aux yeux des participant.es qui peuvent conjuguer plusieurs luttes qui les habitent. Alex évoque d'ailleurs son malaise alors qu'ille2 était impliqué dans un organisme communautaire dédié

exclusivement à la cause bisexuelle :

« À un moment donné j'ai commencé à écouter et à lire plus de textes issus de militant.es d'autres causes, sur l'anti-racisme et l'anti-capacitisme notamment, Je me suis rendu compte que mon parcours militant était jusqu'alors pas mal restreint. Je voulais plus m'ouvrir et avoir une attitude intersectionnelle. J'ai donc pris une pause momentanée qui est devenue une pause de plus long terme par rapport à mon implication dans les organismes. » (Alex).

2 Le pronom ille réfère à un pronom créé et utilisé par certaines personnes non-binaires ou genderqueer. Alex

La rigidité des organismes trop structurés et trop concentrés sur une seule lutte principale apparaît problématique pour Alex. Ses implications plus ponctuelles dans les cercles militants queers constituent donc une opportunité d'arrimer plusieurs enjeux d'importance qui n'ont pas à être hiérarchisés.

Cette vision solidaire vis-à-vis des autres luttes montre bien l'importance pour les militant.es radicaux de ne pas prioriser ou de ne pas hiérarchiser une lutte au détriment d'une autre (Sztulwark et Benasayag 2003, 73-74). La non-hiérarchisation des luttes et la perspective intersectionnelle deviennent donc une spécificité du mouvement queer face à d'autres mouvements militants. Ceci permet au mouvement queer de bâtir son identité collective sur l'ouverture à la diversité et la complexité, plutôt que sur la réduction des enjeux de lutte à prioriser.