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6. Mode d'organisation

6.1. Groupes d'affinités

6.1.1. Groupes d'affinités : une famille choisie

Dans cette section, en me fondant sur les récits des participant.es, je cherche à comprendre la dynamique des groupes d'affinités en plusieurs temps. Premièrement, je décris brièvement ce que sont des groupes affinitaires. J'explique deuxièmement pourquoi les relations affinitaires sur lesquelles les groupes se forment sont importantes aussi bien comme incitatif pour les militant.es à s'engager dans un groupe faisant partie du mouvement, qu'à naviguer dans plusieurs groupes ou bien s'en retirer. Troisièmement, je montre que les groupes affinitaires font office de famille choisie pour les participant.es. Cette « famille choisie » est centrale dans la formation d'une identité collective dans le mouvement, parce qu'elle participe à la formation de liens forts de solidarité.

Les relations affinitaires qui peuvent unir certain.es militant.es appartiennent, selon Jordan (2003), à un mode d'organisation de tradition anarchiste. Les groupes militants sont de petite taille, comportent entre 5 et 15 membres, ce qui permet une attention marquée envers chacun.e des membres, ainsi que la création et le maintien de liens forts, dépassant le simple cadre militant (62-63). Selon Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski (2007), les groupes d'affinités regroupent des personnes « possédant des valeurs, des principes et des objectifs communs. Avec le temps, ces gens se connaissent bien et développent des liens d’amitié et d’appartenance au groupe. » (10). Ce type de description concernant l'identification ou le sentiment d'appartenir à un groupe ou un mouvement revient dans la plupart des récits des participant.es.

Dépendamment des participant.es, les relations affinitaires constituent aussi bien un incitatif à entrer dans le mouvement (Amélia, Joshua, Liam, Sybile), qu'un incitatif à s'investir dans un ou plusieurs groupes (Joshua, Liam, Quentin, Dimitri), d'en changer ou bien de s'en retirer (Quentin, Alex, Dimitri). Dans le cas des participant.es, les relations affinitaires

occupent donc une place importante, qu'elle soit positive, négative, ou les deux. Pour Joshua, l'entrée dans le mouvement s'effectue grâce à des personnes dont il est proche et dont il veut comprendre les réalités.

« Je pense vraiment que de la façon dont ça a fonctionné, c'est vraiment au contact d'autres personnes qui vivaient soit une de ces réalités là [travail du sexe, toxicomanie, identité LGBT, etc], soit plusieurs. Puis le fait de faire des réflexions par moi-même, puis par la suite, de faire le choix de ... de m'y impliquer … » (Joshua).

Dimitri raconte qu'un de ses amis lui a confié s'être engagé dans le mouvement queer en grande partie pour développer des relations amoureuses/sexuelles.

« J'ai un ami qui disait ça, à la base quand il s'impliquait dans la Radical queer semaine, c'est parce qu'il était célibataire et qu'il voulait rencontrer des gars avec qui coucher. Mais c'est vrai que ça compte. [...] Tu as besoin de rencontrer des personnes avec qui avoir des relations ... quand t'es militant, t'as besoin de quelqu'un qui est militant et tu peux développer des relations dans ces milieux-là … » (Dimitri).

Les sexualités et les identités de genre sont des enjeux tellement centraux dans les cercles militants queers qu'il est plus facile de développer des relations au sein de cercles composés de personnes sensibles aux mêmes enjeux, au non jugement, et visant un même objectif de libération sexuelle et/ou des genres. Dimitri n'est pas le seul à mentionner l'importance des réseaux sexuels dans la formation et la transformation du milieu militant queer à Montréal. Quentin insiste sur le fait que la sexualité est au cœur de la constitution des réseaux militants queers, puisque de nombreux événements tournent autour de cet enjeu. Par exemple, il a rencontré ses deux conjoints dans des cercles queers. Pour Liam, là encore, la rencontre d'une personne dont il est tombé amoureux est décisive pour son implication d'abord dans la communauté lesbienne et par la suite, dans la communauté queer. Si ces trois participants voient les relations amoureuses/sexuelles comme centrales et parfois décisives dans leur engagement militant, les quatre autres évoquent bien plus les relations amicales comme fondement de l'engagement et des liens d'attachements aux groupes. Eleftheriadis (2015) affirme d'ailleurs à cet égard que socialiser avec des personnes qui ont le même style de vie et les mêmes positions ou idéaux politiques, est une source majeure de motivation pour s'impliquer, d'autant plus si cette implication va occuper une part importante de la vie de la personne militante (9).

Dans les groupes d'affinités, Joshua trouve des valeurs et des idées politiques similaires aux siennes qui mènent les membres à réseauter ensemble, s'entendre sur des « cibles communes », et trouver des façons communes de s'organiser en petits groupes de quelques personnes. Cette proximité mène les participant.es à considérer le groupe comme une « famille choisie », comme le dit Alex, une gang qui permet de dépasser des relations strictement militantes, tout en se protégeant du monde extérieur oppressif :

« J'aime ça être avec des gens avec lesquels je vivrai pas des agressions verbales ou des choses terribles. J'ai pas le goût d'être avec des gens qui ont des comportements sexistes ou racistes là. Il me semble que j'ai assez ... , j'ai pas besoin d'aller loin, j'ai juste besoin d'aller à l'épicerie, me promener dans la rue ou allumer la télé et il y a des choses que je trouve qui ont pas leur place, tsé. J'ai pas besoin de gens qui ont des comportements anti-féministes dans mon entourage. » (Joshua).

Les membres qui composent un groupe militant sont donc un facteur décisionnel important dans l'engagement. Choisir de s'engager dans le mouvement queer revient à choisir un groupe d'ami.es. Sarrasin, Kruzynski, Jeppesen et Breton (2012) décrivent d'une façon simple l'attachement qui se développe entre les membres de groupes affinitaires : « Concrètement, dans les activités de tous les jours, le rassemblement en groupes d’affinités fait en sorte que les militants s’identifient à leur « gang », à leur « famille » ou à leur « communauté intentionnelle ». » (148). Sybile et Dimitri évoquent d'ailleurs la rapidité avec laquelle les gens qui ont des attitudes oppressives sont écartés de leur vie, pour ne conserver presque que leur cercle militant parmi leurs proches et ami.es. Sybile dit que « le militantisme a fait exploser [s]a vie sociale », qu'elle se sent moins seule parce qu'elle est entourée de personnes avec qui elle partage énormément de moments non strictement militants. Dimitri affirme qu'il n'a aucune envie de s'impliquer avec des personnes avec lesquelles des relations de pouvoir s'installent. « Je veux plus me faire chier avec des gens qui sont de la marde. Je fais des choses avec des gens que je trouve nices et que j'aime. J'évite de m'impliquer avec des gens qui me font chier. » (Dimitri).

Les groupes d'affinités en plus de favoriser de forts liens d'attachements permettent aux membres de poursuivre un développement personnel au travers du groupe. Joshua, Sybile et Amélia parlent d'ailleurs de l'importance du groupe dans leur construction personnelle, l'affirmation de leurs idées et la transformation de leurs façons d'agir ou de réfléchir. Pour

Amélia, développer de forts liens avec des militant.es queers lui permet de mieux se découvrir et ce faisant, de développer un lien d'appartenance envers son groupe d'affinités. Ainsi, au travers de la solidarité, Amélia se reconnaît et est également reconnue par les autres membres comme faisant partie d'un même système de relations, pour reprendre les termes de Melucci (1985, 794-795).

« Cette identité-là en fait, je ne la vis pas personnellement, parce que j'ai eu besoin des autres pour comprendre ce que je ressentais, puis pour la vivre. Au départ, ça a été dans l'intimité d'une ou deux personnes, ensuite ça a été dans certains mouvements sociaux, de temps en temps, ensuite dans la communauté où j'ai habité. De toute façon, j'ai bien de la misère à croire à des identités qui ne sont pas sociales en général. Mais si je parle pour moi, j'ai une conscience très forte du fait que j'existais en tant que femme, en tant que trans, en tant que lesbienne, avec les autres. Le mot lesbienne, c'est un mot que je n'ai jamais osé prononcer pour moi avant de me sentir incluse dans la communauté lesbienne. Avant ça, même si la définition du dictionnaire était une femme en amour avec d'autres femmes, j'osais pas employer le mot tant que j'avais pas le sentiment que je le pouvais. » (Amélia).

La solidarité développée dans les groupes d'affinités ne correspond pas seulement à un agrégat d'intérêts individuels qui convergent vers un même but, mais elle consiste à permettre aux acteurs et actrices de se reconnaître au travers des relations entretenues. Par la trouvaille et le maintien d'une « famille choisie » qui permet aux militant.es de développer un sentiment d’appartenance et des liens d'attachement au groupe, une solidarité se renforce, permettant le partage d'une identité collective.