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CHAPITRE 2 Épistémologie et méthodologie

2.1 Intentionnalité, disciplines et épistémologie

2.1.3 Une posture épistémologique

Pour Gohier (2004), le chercheur qui construit une thèse théorique doit avoir une posture épistémologique clairement définie. Selon elle, la posture épistémologique du chercheur se concrétise dans ses instruments de saisie, d’analyse et dans ses méthodes. La posture épistémologique peut aussi dénoter une intention de recherche de l’auteur, de ses finalités, ou une conception de la science. Le chercheur en éducation ne peut faire abstraction d’un questionnement autour du bien-fondé de sa recherche et des règles éthiques qu’il se

donne « au-delà de celles prescrites par la communauté scientifique. » (Gohier, 2004, p. 13). Le chercheur doit aussi être conscient et explicite sur la nature des savoirs produits dans une recherche de type théorique puisque, comme le souligne Léger, il en va des « […] fondements et [de] la validité d'énoncés théoriques dans la recherche en éducation (Léger, 2006, p. 105).

Pour bien comprendre notre posture épistémologique, qui se transpose dans nos intentions de recherche, dans nos outils méthodologiques et dans notre conception de la science, de la technologie et de la connaissance, nous proposons de définir ce que sont et ce que permet, pour nous, les théories critiques.

a) L’origine des théories critiques

Pour Bronner (2011), l’origine des théories critiques se trouve dans l’Apologie de Socrate où Platon rapporte la condamnation de Socrate. Socrate est condamné à mort pour avoir, selon ses détracteurs, corrompue la jeunesse et douté des dieux. Ce qu’a fait Platon, et que ne lui pardonne pas une bonne part des Athéniens influents, c’est de remettre en question la tradition et l’ordre établi. C’est sur cet héritage que s’est construit, dans la République de Weimar de l’entre-deux-guerres, ce que nous connaissons aujourd’hui comme étant les théories critiques.

C’est au sein de l’Institut de Recherche sociale à Francfort que vont se regrouper, dans un premier temps, et en exile aux États-Unis dans un deuxième temps, les contributeurs de ce qui deviendra l’École de Francfort. Les chercheurs les plus connus de ce groupe sont Max Horkheimer, Walter Benjamin, Erich Fromm, Theodor Adorno, Herbert Marcuse et Jùrgen Habermas. Comme le souligne Bronner (2011), ces auteurs témoignent de l'influence des écrits d’Emmanuel Kant et de l’autonomie morale, et de Georg Wilhelm Friedrich Hegel et de la conscience comme moteur de l’histoire. Kant et Hegel représentent l’esprit des Lumières européennes en remettant en cause les superstitions, les préjudices et l’exercice arbitraire d’un pouvoir autoritaire. Il faut aussi souligner l’influence déterminante des écrits de Karl Marx auxquels nous pouvons ajouter Sigmund Freud, Maximilian Karl Emil Weber et Georg Bernhard Lukács.

L’originalité des théories critiques va s’exprimer dans le contexte d’après-guerre avec la généralisation du capitalisme et de la culture de masse. Pour les chercheurs qui se réclament de l’École de Francfort, et plus largement des théories critiques, la compréhension des phénomènes sociaux doit avoir pour objectif, entre autres, l’émancipation des groupes aliénés. Cette libération ne doit pas venir de l’extérieur des individus, mais bien de leur conscience, d’où l’importance apportée aux valeurs et aux réalités subjectives. Comme le mentionne Sauvé :

Elles proposent une approche critique des réalités sociales, dans le but de favoriser la libération des aliénations et l'émancipation des personnes et des groupes sociaux. Il s'agit de stimuler, chez les gens, la réflexion critique sur les discours et les pratiques sociales, de façon à révéler les contradictions, les ruptures, les paradoxes et à débusquer les jeux de pouvoir et les intérêts cachés qui contraignent les libertés et entretiennent les inégalités. Une telle prise de conscience est de nature à inciter les individus et les groupes sociaux à prendre le contrôle de leurs conditions et de leurs modes de vie, à envisager un futur qui leur convienne et à participer aux décisions qui les concernent. […]

La théorie critique s'intéresse au pourquoi des choses, aux valeurs et aux intérêts sous- jacents, de façon à transformer les réalités qui entravent le développement et la qualité de vie des personnes et des groupes sociaux. […]

Le courant de la théorie critique dénonce en particulier le recours à la rationalité instrumentale qui s'appuie sur une certaine conception de la science, enfermée dans un paradigme positiviste, et privilégie la technologie comme source de solutions aux problèmes humains. Une telle rationalité nie l'importance des réalités subjectives et affectives pour justifier diverses formes d'exploitation sociales et d'utilisation abusive de la nature. (Sauvé, 1997, p. 171)

Pour rendre explicite le courant épistémologique que nous partageons, nous nous appuyons sur une définition qu’en fait Robert Cox. Cox a été professeur de sciences politiques à l’Université York de Toronto et l’Université Columbia de New York en plus d’être directeur général de l'Organisation internationale du travail. Sa définition de la théorie critique13 est intéressante principalement parce qu’elle est issue de la sphère

politique et comporte une forte propension à l’analyse historienne (Cox, 2002). Cox dessine les contours de la théorie critique par opposition à ce qu’il nomme la théorie de la résolution de problème qu’il faut comprendre comme étant une théorie positiviste.

Pour Cox, la théorie de la résolution de problème permet de considérer les relations de pouvoir existantes comme données, perpétuant ainsi l’hégémonie de l’ordre existant. Le contexte est ici immuable et l’objectif est de le rendre plus efficace. L’autre intention, que représente la théorie critique, « […] est plus réflexive quant aux processus de changement des structures historiques, à la transformation ou aux défis qui surviennent au sein d’un réseau de forces qui constituent la structure historique existante – le « sens commun » de la réalité. La théorie critique contemple ainsi la possibilité d’une alternative. » (Demers, 2012). C’est cette « alternative », possible, qui se trouve dans le titre de cette thèse et qui en sera, nous l’espérons, le produit.

13 Certains auteurs, comme Sauvé et Demers cités dans ce texte, parlent de « la théorie critique » plutôt que des

b) Une conception du monde et de la science issue des théories critiques

Nous croyons que la connaissance doit participer à l’émancipation, c’est-à-dire que nous considérons que l’école, en tant qu’institution, doit aider à libérer les potentialités humaines. C’est ce qui se concrétise dans le choix d’un cadre théorique fortement inspiré par la théorie critique. Soulignons-le, les théories incluses sous l’égide de la théorie critique ont pour objectif de déceler les formes de dominations et de contrôles, mais encore, de trouver des moyens d’y résister (Bronner, 2011; Kellner, 2006; Marcuse, 1991) de les contourner ou de les transformer d’une manière novatrice. Gohier (2004) définit ce type d’approche comme étant des

[…] approches [qui] reflètent davantage une vision socio-politique du monde qu’une tradition méthodologique. Elles sont souvent associées à la recherche interprétative et à une conception pluraliste de la connaissance, mais peuvent très bien être sous-tendues par une vision réaliste du monde et un souci de démasquer la face cachée de l’idéologie qui masque la « vraie » réalité, celle de la domination (2004, p. 4)

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c) La théorie critique et la technologie

Comme nous le verrons dans le prochain chapitre sur les théories de la technologie, chaque grande théorie s’appuie sur une conception de la science, sur un statut particulier de la connaissance. En ce sens, le choix du cadre théorique, soit celui de la théorie politique de la technologie de Feenberg, est symptomatique de notre position épistémologique. Interpréter à l’aide de ce cadre théorique, c’est partager une conception critique du statut de la connaissance qui n’est pas compatible avec une conception neutre de la science, de la technologie et de l’éducation. Soulignons principalement que l’éducation ne peut pas être neutre dans la mesure où les finalités choisies (politiques) doivent permettre d’éduquer des citoyens à vivre ensemble, à revendiquer et à agir au nom d’un Nous Tous (Hansotte, 2004). Il est donc à souhaiter que la technologie en éducation soit plus inclusive et perméable (Bakardjieva, 2005) aux valeurs démocratiques transposées dans les finalités de l’éducation.

Notre conception de la théorie critique et de leurs fondements épistémologiques est aussi un argument en faveur de la méthodologie théorique de cette thèse. Notre projet n’a pas pour objet d’identifier et de définir les paramètres du succès, ou non, de l’implantation d’une technologie dans un contexte qui serait, en référence aux propos de Cox (Demers, 2012), donné d’avance et neutre. Dans un tel cas, il aurait probablement été préférable d’opter pour une thèse empirique. Cependant, notre projet est tout autre. Ce que nous voulons proposer par la formulation d’un espace pédagogique alternatif de la technologie, c’est justement de remettre en cause la « réalité » de la technologie, de permettre d’en déceler les relations de pouvoir, et de par cette

action, qui consiste à problématiser la technologie, d’ouvrir un espace différent où la technologie participe à l’éducation des citoyens-acteurs.