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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.2 L'héritage moderne: la technologie, le progrès et le pouvoir

Il faut attendre les Lumières, au XVIIIe siècle avec l'Encyclopédie, pour que la technique investisse la nouvelle

sphère savante. Dirigé par Diderot et d'Alembert, le projet des encyclopédistes va réunir près de 160 auteurs. Que ce soit la construction de ponts ou des techniques de teinture, le savoir-faire, l'artisanat et la technique sont maintenant objets nobles d'étude. L’étude de la technique devient la « technologie ».

19 Nous verrons que cette compréhension de la technique en termes de fins et de moyens teinte certaines théories de la

technologie, dont la théorie instrumentale de la technologie.

20 Un grand pan de l’histoire occidentale est ici passé sous silence. Pourtant, le Moyen Âge a eu sa « révolution

industrielle » (Blais, 1997) bien avant l’Angleterre, avec la domestication de l’énergie hydraulique et éolienne, par l’exploitation des mines, par l’invention, ou l’emprunt, de nouvelles armes et de nouvelles machines de guerre. À ce titre, il est intéressant de mentionner des cas d’ « interdit morale » face à la redoutable efficacité de certaines armes. L’arbalète, empruntée aux Arabes, sera interdite entre chrétiens par le deuxième concile de Latran en 1139 (Fournier, 1916). L’Église tentera, sans grand succès, d’imposer un code moral à l’usage de l’arbalète en menaçant d’excommunier les fautifs. On reconnait, dans cet exemple, une tentative de modification de la signification de l’arbalète afin de mettre fin à un des côtés pervers de sa grande efficacité, soit le massacre des chrétiens entre eux. Cet exemple démontre aussi que la compréhension de la technologie n’est jamais monolithique ni totalement chronologique. Cette action, prise au XIIe

a) La technique et la technologie

Même si le concept de technologie, qui dans son sens premier désigne l'étude de la technique, va être initié durant l’époque des Lumières, c'est relativement récemment que le terme sera utilisé. Pour plusieurs auteurs (Misa, Brey, & Feenberg, 2003; Noble, 1977; Nye, 1994; Smith & Marx, 1994), c'est Jacob Bigelow, professeur de Harvard, qui a popularisé le concept dans son ouvrage Elements of technology paru en 1829. Pour Bigelow, le logos (les sciences), doivent approfondir l'utilité de la tekhnè (de la technique ou des arts dans le langage de l'époque).

To embody, as far as possible, the various topics which belong to such an undertaking, I have adopted the general name of Technology, a word sufficiently expressive, which is found in some of the older dictionaries, and is beginning to be revived in the literature of practical men at the present day. Under this title it is attempted to include such an account as the limits of the volume permit, of the principles, processes, and nomenclatures of the more conspicuous arts, particularly those which involve applications of science, and which may be considered useful, by promoting the benefit of society, together with the emolument of those who pursue them (Bigelow, 1831, p. IV‑V).

À l'instar de Bachimont (2004), la technologie est ce « [...] qui correspond au faire technique dans la mesure où il met en œuvre un savoir scientifique. La technologie, c’est la technique [...], élaborée à partir du logos scientifique » (2004, p. 2). La technologie, dans ces termes, serait la capacité de production de la science.

b) La technique et le progrès

C'est à l’époque des Lumières que les disciplines techniques vont se former, et avec elles, une certaine idée du progrès. Comme le souligne Feenberg (2004a), la technique est surtout définie selon des contraintes technologiques et d'efficacité. Face à ces aspects, la critique, la remise en cause ou les questions sont considérées comme rétrogrades et l'action est réhabilitée, comme le mentionne ici Diderot dans l'article Art:

On a plus loué les hommes occupés à faire croire que nous étions heureux que les hommes occupés à faire que nous le fussions en effet. Quelle bizarrerie de nos jugements! Nous exigeons qu'on s'occupe utilement, et nous méprisons les hommes utiles. Les artisans se sont crus méprisables parce qu'on les a méprisés [...]. (Diderot & Alembert, 1969 article « Art »; cité dans Zafio, 1996, p. 197).

Au XVIIIe siècle, l’idée selon laquelle la technique et le progrès sont intimement liés va émerger. Deux

penseurs français seront les précurseurs de ce lien qui va prendre la forme d’un déterminisme technologique (Williams, 1994). Le premier est Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne qui a écrit, en 1750, Le Discours sur les progrès successifs de l’esprit humain (Turgot & Dupont de Nemours, 1808). Le deuxième est

Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet qui a écrit, en 1793, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (Condorcet, Schandeler, Crépel, Brian, & Condorcet (Groupe), 2004). Pour Turgot et Condorcet, la technologie et le progrès sont intimement liés: « Technological innovation is the decisive factor that has moved history onto an entirely new patwhay of unending progress » (Williams, 1994, p. 225).

c) La technique et le pouvoir

C'est aussi au XIXe siècle que Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon, va poser les premières bases

de la technocratie21. L'idéologie développée par Saint-Simon proposait la séparation de la technique et du

pouvoir politique comme un fondement de la société moderne. Pas d'intervention politique dans l'industrie qui, en réalité, détiendrait le vrai pouvoir, le pouvoir effectif. En allant au bout de la logique de cette idéologie, l'industrie22 remplacerait complètement le pouvoir politique, ce qui est manifeste dans la formule de Saint-

Simon: « l’administration des choses, non le gouvernement des hommes » (Musso, 2005, p. 9). C'est grâce à la technique que les hommes, sous une forte cohésion, seraient dirigés efficacement (Lagueux, 2001, p. 93). On ne peut bien sûr résumer la pensée utopiste et hautement variée de Saint-Simon en un paragraphe, mais il faut savoir que la proposition de l'instauration d'une technocratie pour diriger la société de manière plus efficace fait son entrée dans l'histoire des idées. La technique, par son efficacité, serait plus appropriée que la pensée, notamment politique, pour la bonne marche de la société23.

d) La technique et son héritage moderne

Comme nous l’avons mentionné, l’héritage grec, et plus spécifiquement Platon, plaçait l'épistémè au-dessus de la tekhnè, rendant ainsi, selon Stiegler (1994), la technique comme impensée. Non seulement la technique était inférieure, mais elle était suspecte, voire dangereuse. L’héritage moderne garde cette séparation. Ce qui change, par contre, avec les Turgot, Condorcet et Saint-Simon, c’est que la technique devient plus importante que la politique pour diriger la destinée des sociétés. Bien que les conceptions antique et moderne de la technique semblent aux antipodes, elles sont basées, tous les deux sur une tension. Cette tension se manifeste entre ceux qui promeuvent la réflexion philosophique et l’importance de la politique, et ceux qui

21 Étymologiquement, le terme « technocratie » est composé de tekhnè, qui signifie savoir-faire, technique ou art, et de

kratos qui signifie pouvoir. La technocratie est donc une forme de politique technicienne où le pouvoir effectif appartient à des experts techniciens (Dusek, 2006)

22 L’industrie représente pour Saint-Simon l’organisation la plus efficace parce qu’elle est basée sur la technique,

l’efficacité et le progrès.

23 Soulignons la proposition de Saint-Simon qui consiste en un rabattement du technique sur le politique pour des raisons

proposent une organisation sociale efficace qui est nécessairement basée sur la technique promue par le sens du progrès. En d’autres termes, cette tension prend la forme, encore aujourd’hui, d’une lutte parfois caricaturale entre les technophobes et les technophiles. Les premiers rejetant la technologie, les deuxièmes l'encensant. Il s'agit d'une division des visions de la technologie qui est largement utilisée, mais aussi très critiquée (Bourg & Ferenczi, 2001; Kellner, 2006). En fait, cette dichotomie est un enfermement qui empêche de penser autrement la question de la technique. Sur ce point, les deux positions se rejoignent : « Les technophobes et les technophiles ont un point en commun : ils présupposent que l’outil technique détermine tout et notamment détermine le comportement humain. » (Coffin, 2011, p. 263)

e) Pour complexifier la référence aux binaires

Sortir des binaires liés à la conception de la technologie n'est pas une idée nouvelle. Gilbert Simondon dans sa thèse de doctorat publié en 1958, fustigeait cette conception de la simple opposition:

L’opposition dressée entre la culture et la technique, entre l’homme et la machine, est fausse et sans fondement; elle ne recouvre qu’ignorance ou ressentiment. Elle masque derrière un facile humanisme une réalité riche en efforts humains et en forces naturelles, et qui constitue le monde des objets techniques, médiateurs entre la nature et l’homme. […] De même, la machine est l’étrangère; c’est l’étrangère en laquelle est enfermé de l’humain, méconnu, matérialisé, asservi, mais restant pourtant de l’humain. La plus forte cause d’aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n’est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non- reconnaissance de sa nature et de son essence […] (Simondon, 1989, p. 9‑10).

Plus près de nous, Feenberg s'est penché sur cette tension afin de nuancer les conceptions de la technique et de la technologie. Nous verrons, dans la prochaine partie, quatre théories de la technologie, à savoir le déterminisme, l’instrumentalisme, le substantialisme et les théories critiques. Ces théories, par leurs apports et leurs critiques, vont aider à comprendre notre cadre théorique, soit la théorie politique de la technologie d’Andrew Feenberg.

La technique Autonome Contrôlée

Neutre Déterminisme

(i. e. marxisme traditionnel)

Instrumentalisme (progressisme libéral)

Contenant

des valeurs Substantialisme (moyens et fins forment un réseau) Théories critiques (choix de systèmes moyens/fins) Tableau 2 : Classement des théories de la technologie 1 (Feenberg, 2004a, p. 32)