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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.6 Les théories critiques

Andrew Feenberg, dans son ouvrage (Re)penser la technique: Vers une technologie démocratique, avance qu'il y aurait deux conclusions possible à la question de la technologie: soit la politique est subordonnée à la technique, soit la technique est reconnue comme politique. La première option représente la lecture substantialiste de la modernité. Cette logique substantialiste mène à une perspective technocratique où l'expertise technique remplace l'implication citoyenne. La deuxième option serait de reconnaître la technologie comme politique. C'est principalement l'apport des théories critiques à la question de la technologie. Contrairement aux théoriciens substantialistes qui considèrent la technologie essentiellement comme une forme de domination sans possibilité de contrôle, les théoriciens critiques recherchent plutôt la libération: « libérer les êtres humains des circonstances qui les rendent esclaves » (Horkheimer, 1978, p. 82). Ainsi, s'il y a une différence marquée entre ces deux écoles théoriques que sont le substantialisme et les théories critiques, elle n'est pas sur le fait que les technologies incorporent des valeurs, même des valeurs de domination, mais sur la capacité des sociétés à agir sur ces valeurs. Il s'agit d'un débat entre l'autonomie de la technologie et le contrôle des technologies.

Comme le souligne Feenberg (2004a), les théories critiques empruntent un peu à la théorie instrumentale où la technique est un moyen qui peut servir n'importe quelle fin. Cependant, pour les théories critiques, les fins et les moyens sont nécessairement imbriqués et tournés vers l'émancipation: « It [the critical theory of technology] must explain how modern technology can be redesigned to adapt it to the needs of a freer society » (Feenberg, 1991, p. 13).

Feenberg définit la conception technique de la théorie critique et de ce qu’il nomme aussi plus généralement la “critique anti-utopique de gauche” par ces quatre points:

1. Une rupture avec le déterministe technocratique. Dans les années 1960, les mouvements sociaux ont été à l’origine de demandes populaires incompatibles avec le substantialisme : « […] la gauche revendiquait un contrôle démocratique sur la direction et la définition du progrès et reformulait une nouvelle idéologie socialiste en ces termes. » (Feenberg, 2004a, p. 28). Cette rupture, consommée dans les années 1960, tire ses origines de la critique de la technologie de Lewis Mumford28 qui sera,

avec d’autres, à l’origine d’une école américaine de philosophie de la technique29.

2. Les techniques constituent des formes de pouvoir. Feenberg avance que « […] Marcuse et Foucault sont d’accord pour dire que les techniques ne sont pas simplement des moyens subordonnés à des objectifs qui ne dépendraient pas d’elles, mais qu’elles forment un mode de vie, un environnement » (Feenberg, 2004a, p. 29). Contrairement au substantialisme, la technique ne serait pas autonome, mais elle serait une forme moderne de domination de l’organisation sociale.

3. La technique est ambivalente. Marcuse et Foucault condamnent l’idée selon laquelle il n’y a qu’une seule voie offerte au progrès, et que cette voie repose sur la rationalité technicienne. Il ne s’agit pas ici de démontrer que le choix se situe au niveau des moyens, mais plutôt au niveau de systèmes entiers de relations moyens-fins. Feenberg qualifie cette ouverture d’« ambivalente » : « Ce qui est en jeu dans l’ambivalence de la technique, ce n’est pas simplement l’éventail limité des utilisations possibles d’une conception technique donnée, mais l’éventail complet des effets de systèmes techniques tout entiers. » (Feenberg, 2004a, p. 30).

4. L’intervention démocratique dans les affaires techniques. La rencontre de la politique et de la technique se manifeste dans la revendication d’une intervention démocratique dans les affaires techniques : « Il s’agit là d’un moment décisif qui promet d’élargir la sphère publique démocratique en y incluant les questions considérées autrefois comme “purement” techniques. » (Feenberg, 2004a, p. 31).

Les deux philosophes emblématiques de la critique anti-utopique de gauche sont Marcuse et Foucault. Pour Feenberg, Marcuse considère que la technologie est idéologique quand elle institue un système de domination avec ses propres fins qui s'oppose aux développements du potentiel humain. Cependant, Marcuse,

28 Dès les années 1920 et 1930, Lewis Mumford, historien de la technique, va critiquer la technologie et ses implications,

notamment le développement urbain, tout en affirmant que la machine peut être utilisée dans l'atteinte d'une meilleure vie.

contrairement au substantialisme, reconnaît, même s'il visait le refus absolu de la société unidimensionnelle, comme le mentionne Feenberg, qu'une technologie radicalement transformée puisse respecter les potentialités de l'humain. Pour Foucault, c'est plutôt dans des luttes locales, dépourvues de stratégies globales, qu'il place ses espoirs. L’opposition à une rationalité dominante prend la forme de « savoirs assujettis ». Ainsi, « La vue par en bas révèle des aspects de la réalité qui sont inaccessibles au point de vue hégémonique de la science et de la technique (Foucault, 1980, p. 81‑82)] » (Feenberg, 2004a, p. 31). Que ce soit pour Marcuse ou Foucault, les limites de l'action se trouvent « dans la résistance des objets humains » (Feenberg, 2004a, p. 31).

Ces critiques et ces espoirs de la théorie critique envers la technologie prennent ainsi la forme d’une rupture avec le déterminisme en affirmant que des choix sont possibles, que la technique est une forme de pouvoir tournée vers la domination sociale sans toutefois être autonome comme chez les substantialistes, que la technique est ambivalente en permettant de tenir compte des effets de systèmes, et finalement, que l’intervention démocratique dans la sphère technologique est possible. Il y aurait donc un nouveau terrain de lutte, entre les experts, les promoteurs et les citoyens qui auraient une relation sensible et quotidienne de la technologie.

a) Considérations de la théorie critique de la technologie pour l’éducation

Pour l’éducation, la théorie critique ouvre des perspectives intéressantes du point de vue de la recherche de la libération et de l’égalité des citoyens. C’est ainsi qu’un concept comme le « fossé numérique » est envisageable. Si dans un premier temps la critique de la technologie peut ressembler au substantialisme et à l’essentialisme, dans un deuxième temps, la théorie critique permet d’envisager qu’il est possible d’en contrôler les finalités, comme l’instrumentalisme. La théorie critique, pour imager nos propos, agit comme un tuteur pour un arbre. L’arbre poussant croche, le tuteur vient réparer une situation préexistante pour atteindre l’objectif fixé, soit de faire pousser des arbres « droits ».

b) Résumé des quatre théories de la technologie

Le tableau des différentes théories de la technologie présenté par Feenberg est maintenant complété. Nous avons visité principalement quatre types de théories de la technologie, à savoir :

1. La théorie instrumentale de la technologie, où la technologie est considérée comme étant indifférente à la variété des fins qu’elle peut servir, a-politique, neutre en incarnant l’universalité de la vérité, et transférable dans n’importe quel contexte sans aucune perte d’efficacité (Feenberg, 2002).

2. Le déterminisme technologique, où le progrès technique semble suivre une tangente linéaire rigide, et implique que les institutions s'adaptent aux « impératifs » de la base technologique (Feenberg, 2004b).

3. Le substantialisme et l'essentialisme, où le progrès technique est autonome et unilinéaire et où le système technicien, est défini par l’autonomie, l’unité, l’universalité et la totalisation (Feenberg, 1991, 2004a; Weyembergh, 1991).

4. Les théories critiques, et ce que Feenberg nomme la critique anti-utopique de gauche, où contrairement au déterminisme, des choix sont possibles, où la technique est considérée comme une forme de pouvoir qui est, cependant, ambivalente en permettant de tenir compte des effets de systèmes, et où l’intervention démocratique dans la sphère technologique est possible (Feenberg, 2004a).

La technique Autonome Contrôlée

Neutre Déterminisme

(i. e. marxisme traditionnel)

Instrumentalisme (progressisme libéral)

Contenant

des valeurs Substantialisme

(moyens et fins forment un réseau)

Théories critiques

(choix de systèmes moyens/fins) Tableau 3 : Classement des théories de la technologie 1 (Feenberg, 2004a, p. 32)

Ce tableau permet de constater que la représentation simpliste entre les technophobes et les technophiles peut être complexifiée. Cette conception binaire de la technologie existe et a certainement des impacts sur la quotidienneté du monde vécue, mais ce n’est pas la seule. En ce sens, nous avons mentionné que chaque conception de la technologie a des implications différentes en éducation.

c) Un ajout au tableau

La théorie politique de la technologie de Feenberg tire donc ses origines de ce tableau, mais n’y est pas représentée. Il y a un peu plus de vingt ans, Feenberg aurait pu figurer dans la catégorie des théories critiques :

la base technique de manière à laisser davantage de place aux compétences et à l’initiative humaines (Feenberg, 2004a, p. 8).

Feenberg considérait que la technique était une idéologie, comme Heidegger et Marcuse, mais que, contrairement à Heidegger, la technologie ne se définit pas par son essence, mais par « […] des caractéristiques technologiques contingentes, déterminées par le procès de civilisation […] » (Feenberg, 2004a, p. 8).

Durant les années 1980, Feenberg participe à un des premiers programmes d’éducation en ligne au Western Behavioral Sciences Institute (WBSI) de La Jolla en Californie (Feenberg, 1993), et cela, bien avant la démocratisation d’Internet. Il y constate le rôle de l’action humaine dans la détermination des options technologiques (Feenberg, 2004a). À la même époque entrent en scène le constructivisme social et la théorie de l'acteur-réseau. Ces théories ont le mérite, selon Feenberg, de proposer une méthodologie et des arguments contre la thèse du déterminisme et en faveur d’une démocratisation de la technique (2004a). C’est donc l’apport de la sociologie de la technique qui a fait évoluer Feenberg d’une position postmarxiste à ce qu’il nomme un « constructivisme critique », une position où il tente de développer une approche plus empirique de la technique (Feenberg, 2004a).

Dans les prochaines parties, nous proposons une digression par rapport au tableau des théories de la technologie de Feenberg. Nous proposons d’ajouter une troisième colonne au tableau afin de souligner deux autres conceptions de la technologie. Aux côtés de théories où la technologie est autonome ou contrôlée, il y aurait des théories où la technologie serait « socialement construite ». Comme nous le verrons, les théories de cette colonne sont certainement proches des théories critiques, mais elles ont une particularité que nous désirons souligner. Conséquemment, nous verrons aussi les différences entre les conceptions de la technologie du « constructivisme » et du « constructivisme critique ».

La

technique Autonome Contrôlée Socialement construite

Neutre Déterminisme

(i. e. marxisme traditionnel)

Instrumentalisme (progressisme libéral)

Construction sociale des technologies (SCOT) (Sous-déterminisme)

Contenant

des valeurs Substantialisme

(moyens et fins forment un réseau)

Théories critiques

(choix de systèmes moyens/fins)

Constructivisme critique (démocratisation des systèmes techniciens) Tableau 4 : Classement des théories de la technologie 2