• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2 Épistémologie et méthodologie

2.1 Intentionnalité, disciplines et épistémologie

2.1.1 Une recherche de type théorique

Il existe plusieurs types de recherche théorique. Raîche et Noël-Gaudreault (2008), qui s’inspirent de Gohier (1998) et de Martineau, Simard et Gauthier (2001), classent les types de recherche théorique en cinq catégories. Les quatre premières catégories sont en lien avec les parties importantes de la thèse, à savoir :

• introduction / problématique – analyse de pertinence ; • cadre conceptuel – analyse conceptuelle ;

• recension des écrits – synthèse des connaissances ;

• méthodologie – développement méthodologique (Raîche & Noël-Gaudreault, 2008, paragr. 8).

La proposition d’une cinquième catégorie par Raîche et Noël-Gaudreault (2008) permet l’élaboration de modèles ou de théories :

[…] un modèle est une représentation simplifiée d’un processus ou d’un système, tandis qu’une théorie est une construction intellectuelle de caractère hypothétique et synthétique. » (Raîche & Noël-Gaudreault, 2008, p. 487)

Raîche et Noël-Gaudreault (2008) proposent une définition usuelle de ce qu’est un modèle ou une théorie. Pour Gohier (1998), on ne peut exiger d’une recherche théorique qu’elle produise une théorie au sens plein du terme, mais on doit s’attendre à ce qu’elle contienne des énoncés théoriques « de nature à faire avancer les connaissances » (Gohier, 1998, p. 274).

Notre projet, avec les avertissements de Gohier, s’inscrit dans la cinquième catégorie. Nous souhaitons que de la rencontre entre la théorie politique de la technologie de Feenberg (2004a, 2010) et du personnage du hacker émergent des lignes de force. Nous souhaitons que ces lignes de force, que ces points de concordances, nous permettent de proposer une conception différente de la contribution de la technologie, et plus spécifiquement de la technologie éducative, à l’éducation d’un citoyen acteur. C’est en partie ce type d’intentionnalité, au cœur de notre projet, qui le distingue de la recherche dite appliquée. Pour Gohier (1998) :

La recherche théorique renvoie à l’axe de l’intentionnalité de recherche fondamentale caractérisée par l’intention de connaître, de comprendre, d’expliquer les caractéristiques d’un objet d’étude ou d’un phénomène du monde – ici éducationnel –, contrairement à la recherche appliquée qui contextualise les conditions d’applicabilité de théories issues de la recherche fondamentale. (Gohier, 1998, p. 271).

Cette intentionnalité, qui serait distinctive de la thèse théorique, a pris naissance dans le doute, dans cette intention de comprendre la technologie au-delà ce que qui est généralement véhiculé. Comme nous l’avons vu précédemment, de nouvelles questions ont émergé en technologie éducative durant les années 1990 provenant du constructivisme et des théories critiques (Molenda, 1997). Ces théories ont fait leur entrée en technologie éducative par le doute et la remise en cause des fondements acceptés depuis des décennies. C’est de ces théories que proviennent les premières propositions de recherche théorique en technologie éducative.

a) Le doute et l’aspect frondeur de la recherche en pédagogie

Pour Van der Maren, le but premier de la recherche scientifique est « la mise en doute, la critique, la contestation du sens commun, du bon sens, des théories et des manières de penser prônées par la majorité ou par les autorités » (Van der Maren, 1996, p. 5). Dans cette optique, Van der Maren rejoint Daignault sur l’aspect frondeur du sens à donner à la recherche et à la pédagogie: « […] la pédagogie n’a de sens qu’à lutter contre le bon sens et le sens commun. » (Daignault, 1985, p. 19). L’exercice de la liberté consiste à mettre en doute les vérités absolues et, comme l’a écrit Said (1996), à considérer la stabilité et le consensus comme alarmants quand elle menace d’extinction les exclus. Le deuxième but de la recherche, la transgression des savoirs admis, invite à chercher au-delà des « solutions du bon sens autant que les réponses scientifiques et techniques aux problèmes de la vie quotidienne » (Van der Maren, 1996, p. 5).

Pour amorcer l’actualisation de ces buts de la recherche, il faut douter (Van der Maren, 1996). Selon Foucault, le doute permet de se déprendre de soi-même :

Que vaudrait l’acharnement du savoir s’il ne devait assurer que l'acquisition des connaissances, et non pas, d'une certaine façon et autant que faire se peut, l'égarement de celui qui connaît? Il y a des moments dans la vie où la question de savoir si on peut penser autrement qu'on ne pense et percevoir autrement qu'on ne voit est indispensable pour continuer à regarder ou à réfléchir. (Foucault, 1997, p. 15‑16).

En ce sens, notre questionnement a une place en éducation puisque, comme nous le rappelle Van der Maren (1996), le but de la recherche scientifique en éducation est « la contestation des dogmes et la transgression des savoirs. » (1996, p. 5). De plus, toujours selon Van der Maren, l’utilisation des résultats doit servir, selon une finalité positive, à « l’amélioration des conditions d’existence » (1996, p. 5), ce qui est manifeste dans notre désir de trouver un espace pédagogique de la technologie, propre à donner des moyens aux citoyens de se forger, dans l’action, un meilleur présent et un futur aux multiples horizons.

b) « Rupture » méthodologique avec la tradition de la technologie éducative.

Cette thèse est donc, d’une certaine manière, en rupture méthodologique avec la tradition du domaine principal auquel elle se rapporte, mais elle ne révolutionne aucunement la méthodologie empruntée. Comme nous le verrons, la méthodologie théorique ne vise pas à produire le même type de connaissances que la recherche empirique. Il ne s’agit pas ici de décrire, de documenter ou de mesurer un réel, mais de proposer une représentation différente d’un réel.

Longtemps, pourtant, la philosophie a permis aux pédagogues de réfléchir à des représentations différentes du réel. Pour Van der Maren (1996), la question de la philosophie pose cependant un problème bien particulier.

Jusqu’au siècle dernier, cette discipline [la philosophie], mère de quasi toutes les sciences humaines, a été au centre des discours sur l’éducation. La partie générale des traités d’éducation s’inspirait de la philosophie morale, de l’éthique, alors que la partie didactique proprement dite, plus technique et plus artistique, lui échappait un peu pour emprunter à ce qui serait l’ébauche d’une esthétique pédagogique (1996, p. 30).

Van der Maren explique la baisse de vitalité de la philosophie en éducation par le fait que les sciences humaines se sont distancées de la philosophie pour se rapprocher d’une certaine scientificité. Cependant, comme le souligne Van der Maren : « […] parce qu’il ne peut y avoir d’éducation sans qu’il y ait une discussion des finalités, des valeurs, des objectifs institutionnels et des normes de conduites tant permises qu’à atteindre, une certaine philosophie morale continue de marquer les discours sur l’éducation […] » (1996, p. 30).

Pour Gohier, la place restreinte laissée à la réflexion philosophique, mais aussi à la réflexion historienne et à la réflexion sociologique, serait symptomatique d’une position épistémologique de nature positiviste et utilitariste. Gohier rappelle que ce sont des chercheurs « théoriques » comme Dewey (2011) qui sont à l’origine de réformes pédagogiques (Gohier, 1998). En technologie éducative, rappelons que la présence imposante d’une position positiviste a été fortement critiquée dès le début des années 1990 (Driscoll, 1991; Hlynka & Belland, 1991; Molenda, 1997), et que cette critique provenait non seulement de théoriciens constructivistes, mais aussi de chercheurs provenant des théories critiques et de la philosophie.

Koetting et Malisa (2004) proposent, dans le Handbook of research on educational communications and technology que la philosophie est aussi une méthodologie qui permet de faire de la recherche critique en technologie éducative. Ils y présentent 10 raisons:

2. To engage in philosophical inquiry is to theorize, to analyze, to critique, to raise questions about, and/or to pose as problematic that which we are investigating.

3. Theory can be derived from other systems of thought; derived from social, political, and/or economic situations; and constructed from practice.

4. Philosophical inquiry is concerned with (i.e., “inquires into”) the nature of reality, knowledge, and value.

5. Philosophical inquiry can be descriptive, normative, and/or analytic. It can be interpretive and/or critical.

6. Modes of philosophical inquiry have interests: Interpretive inquiry has an interest in understanding; critical inquiry has an interest in emancipation.

7. Critical inquiry is a mode of philosophical inquiry that questions reality, looking for contradictions. Critical inquiry is change/action-oriented.

8. The major task of philosophy is the posing of questions. It is the foundation of research. Without good questions there is no inquiry.

9. Philosophical inquiry is doing philosophy.

10. Philosophical inquiry is philosophical research. (Koetting & Malisa, 2004, p. 1009‑1010).

En ce qui nous concerne, ces raisons font sens. Le questionnement de nature critique a sa place en éducation et en technologie éducative de par la visée normative de ces disciplines. De plus, non seulement la philosophie autorise la recherche interprétative qui cherche à comprendre, mais aussi, la recherche critique qui vise l’émancipation. Cependant, il faut en convenir, la thèse théorique, spéculative ou exploratoire est peu présente aujourd’hui en éducation, et encore moins en technologie éducative. Les modèles, peu nombreux, sont par conséquent très précieux:

Peu de chercheurs en sciences humaines et sociales s'engagent dans des recherches de type théorique. Au Québec, Gohier (1998), Martineau, Simard et Gauthier (2001) ainsi que Simard (1999) se sont intéressés spécifiquement à la recherche théorique et spéculative en éducation. Ils ont constaté, à l'instar d'autres chercheurs en éducation et en sciences humaines, que les fondements épistémologiques, les approches méthodologiques et les critères de rigueur et de validité de ce type de recherche ne sont pas beaucoup développés dans la littérature scientifique. Les fondements et la validité d'énoncés théoriques dans la recherche en éducation, et plus largement en sciences humaines impliquent donc, encore à ce jour, une discussion sur la nature des savoirs produits dans ce type de recherche. (Léger, 2006, p. 105).

C’est en partie parce que la thèse théorique est peu présente en éducation que le chercheur qui emprunte cette voie méthodologique, du moins en éducation au Québec, porte une attention particulière à définir ce type de méthodologie. Il y a aussi deux autres raisons encore plus importantes qui permettent de comprendre ce soin apporté à la définition de la méthodologie théorique. Une de ces raisons s’explique par le fait que ce type de méthodologie se dévoile dans l’argumentation du texte et dans les stratégies employées pour convaincre le lecteur. Ainsi, le chercheur énonce ses stratégies dans ce chapitre afin que le lecteur puisse bien comprendre le procédé argumentaire. L’autre raison a trait aux critères d’évaluation de la thèse elle-même. Le chercheur doit énoncer les critères de rigueur sur lesquels l’évaluation va se baser.

c) Les caractéristiques générales de la thèse théorique

Martineau, Simard et Gauthier (2001) énoncent ce que sont, selon eux, les quatre caractéristiques d’une thèse théorique et spéculative, c’est-à-dire la production d’énoncés théoriques, l’argumentation rigoureuse, la construction d’un réel et l’œuvre intellectuelle. La première caractéristique les amène à proposer que la recherche spéculative vise à produire des énoncés théoriques à partir d’autres énoncés théoriques. Comme le souligne Van der Maren (1995), contrairement à la recherche qui travaille avec des données empiriques, qualitatives ou quantitatives, la recherche théorique et spéculative travaille à partir du texte qui est la source première des énoncés du chercheur. La deuxième caractéristique porte sur l’importance de l’argumentation. Il faut préciser que la méthodologie théorique ne cherche pas à observer un « réel » et à le mesurer, mais plutôt à proposer une construction d’un « réel » à la mettre en scènes, à faire des choix et à les soutenir au moyen d’une argumentation rigoureuse. Pour Martineau, Simard et Gauthier (2001), les conclusions liées à la thèse théorique correspondent à des choix entre des possibles et non à une observation qui serait le résultat de mesures empiriques. Citant Perelman (1977), les auteurs soulignent la distinction entre l’argumentatif, qui est le propre de la thèse théorique, et le démonstratif, qui est le propre de la thèse empirique. La troisième caractéristique réfère à la construction d’un « réel » qui doit être « le plus convaincant possible. » (Plot, 1986, p. 14), voire vraisemblable et acceptable par une communauté intellectuelle. Enfin, pour la dernière caractéristique, les auteurs renvoient à ce que Judith Schlanger (Schlanger, 1983) nomme « l’œuvre intellectuelle » :

Celle-ci [l’œuvre intellectuelle], implique trois dimensions : 1) cognitive, parce qu’elle vise la connaissance; 2) discursive, parce que le désir de connaître s’investit intellectuellement dans un énoncé; 3) inscrite dans une œuvre, parce que l’invention intellectuelle s’objective dans une construction qui peut survivre à son auteur (Martineau et al., 2001, p. 4).

En somme, le choix de la thèse théorique et de la méthodologie qui s’y rattache trouvent leurs origines dans nos intentions. Notre projet doctoral ne vise pas à « […] contextualise[r] les conditions d’applicabilité de

théories issues de la recherche fondamentale. » (Gohier, 1998, p. 271), mais bien à proposer une contribution théorique « de nature à faire avancer les connaissances » (Gohier, 1998, p. 274), en éducation et plus spécifiquement en technologie éducative. Le doute est aussi constitutif de notre intentionnalité. Par nos propositions, nous espérons ébranler quelques conventions du domaine, non pas pour dénigrer ce qui a été fait, mais bien pour créer une brèche, une modeste brèche, dans notre façon de voir généralement certains problèmes qui touchent aux fondements de l’éducation comme la formation du citoyen à l’aide des technologies. Cette intentionnalité à elle seule pourrait justifier de nouveaux apports au domaine, comme ceux issus de la philosophie. Finalement, quatre caractéristiques proposées par Martineau, Simard et Gauthier (2001) permettent de mieux cerner ce qu’est une thèse théorique et spéculative. Ces quatre caractéristiques sont la production d’énoncés théoriques, l’argumentation rigoureuse, la construction d’un réel et l’œuvre intellectuelle.