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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.2 Vers une théorie politique de la technologie

3.2.1 Une conception wébérienne de la modernité

Feenberg emprunte, comme la plupart des auteurs issus de l’école de Francfort, la théorie de la modernité de Max Weber. Le capitalisme, force dominante depuis la fin du Moyen-âge, s’implantant définitivement lors de la Révolution industrielle, impose sa rationalité. Plus l’emprise de cette rationalité augmente, plus son contrôle augmente. Les relations humaines personnelles au sein des sociétés traditionnelles sont transformées en relations formelles médiées par un système technique. Le capitalisme formalise les relations afin d’augmenter son contrôle, ce que Weber nomme la « cage de fer ». Cette bureaucratie [technocratie] totale, comme le souligne Giddens (Giddens & Meyer, 1994) laminerait complètement la créativité et l’autonomie individuelle. Ce serait le prix à payer pour l’abondance matérielle.

L’exemple par excellence de la rationalisation économique est celui du phénomène des enclosures en Angleterre. En moins d’un siècle, entre 1760 et 1840 (Overton, 1996), l’agriculture de type communale est passée à une agriculture capitaliste. 3280 lois ont été votées par le parlement anglais, privatisant ainsi trois millions d’hectares de terrains communaux (Sale, 2006). Pour Weber, cette action est rationnelle en finalité (M. Weber & Kalinowski, 2001), c’est-à-dire que les buts et les moyens sont choisis en fonction uniquement de leur seule efficacité, sans référence au contenu moral du choix. Il est indéniable que ces changements ont permis une agriculture beaucoup plus rentable et efficace du point de vue de l’accumulation du capital. Le prix de tels changements a été payé très durement par la société rurale traditionnelle. En fait, la société communale anglaise a pratiquement disparu. Pour Sale, bien que cette société ne doit pas être perçue comme idyllique, le travail n’y était généralement pas asservissant et les paysans avaient beaucoup de temps libre. La société villageoise, faite de solidarités et d’obligations, fonctionnait de façon communautaire. Les relations étaient fortes et tous se connaissaient (2006, p. 61). La perte du tissu communautaire, des coutumes et du travail libéra automatiquement des masses de paysans qui n’avaient d’autres choix, pour survivre, que de devenir ouvriers salariés dans les nouvelles usines. Là où des relations humaines régissaient le travail au champ, l’horloge, la machine et les objectifs de production règlent maintenant le travail. La rationalisation capitaliste a formalisé les relations pour une production plus efficace dans les campagnes anglaises. Cependant, il n’y a pas que les terres communales qui sont disparues. La rationalisation a aussi fait disparaître les croyances en la magie et en l’action de Dieu, et, ce qui est plus préoccupant, une perte du sens

à donner à la vie. C’est ce que Weber nomme le désenchantement du monde (Entzauberung der Welt) (M. Weber & Kalinowski, 2001).

Dans l’exemple des enclosures, on constate que le parlement britannique, s’appuyant sur le pouvoir législatif, le pouvoir juridique et sur le pouvoir militaire (nombre de troupes), a imposé une rationalisation économique qui a changé profondément l’expérience du monde vécu de la population rurale. Avec l’imposition de la rationalité économique à la société, c’est le concept d’efficacité qui s’est infiltré dans les sphères de la vie.

a) L’efficacité et le dispositif

Dans la modernité wébérienne, l’efficacité prime sur toute autre norme et dirige le développement technologique en obligeant l’homme à s’y conformer :

« […] le capitalisme exigeant la spécialisation du travail oblige l’homme moderne à abandonner l’idéal goethéen de l’épanouissement de la totalité de ses capacités (Verzicht auf faustische Allseitigkeit) en faveur d’un affairisme vide de sens qui ressemble à des activités sportives. » (Groupe de recherche sur la Culture de Weimar, 1997, p. 88‑89).

Il s’ensuit une perte se sens. Le sens, souvent issu de la religion, de la morale, de l’éthique ou de préoccupations environnementales, serait un obstacle à l’efficacité. C’est pour cette raison que Feenberg interroge le modèle de l'arbitrage (modèle du coût/bénéfice ou du trade-off) (Feenberg, 2002, 2010; Misa et al., 2003). Ce modèle suppose que si un gouvernement veut voter une loi qui oblige l’industrie automobile à produire des modèles de voiture qui consomment moins de carburant d’ici un certain nombre d’années, ce sera au prix d’une voiture moins performante et d’une industrie moins efficace : plus de ceci, moins de cela. Le modèle de l'arbitrage serait une question d’équilibre, et impliquerait toujours des choix du type l’environnement ou la prospérité. Comme le souligne Feenberg (1991), s’il y a une loi fondamentale de la théorie instrumentale de la technologie, c’est celle qui stipule qu’il est impossible d’optimiser deux variables en même temps. Ainsi, les préoccupations qui donnent du sens (religieuses, éthiques, morales ou environnementales), doivent se payer en efficacité. Ces valeurs ne transformeraient pas la technologie, mais la limiteraient.

Ce qui entre en jeu, dans cette primauté de l’efficacité, c’est le paradigme du dispositif. Par ce paradigme, les produits ou les artefacts sont complètement séparés des contextes et des moyens dans et par lesquels ils nous sont accessibles (Feenberg, 2004a).

Ainsi, la chaleur de la chaudière moderne sort miraculeusement de sources invisibles à la différence du vieux fourneau à bois, situé au centre de la pièce et alimenté par des allées et

venues régulières au tas de bois. […] Le paradigme du dispositif permet d’augmenter l’efficacité, mais au prix de notre distanciation par rapport à la réalité (Feenberg, 2004a).

Il n’est donc pas surprenant que peu de gens connaissent véritablement le nombre de ressources impliquées dans la construction d’une voiture, ou de tout autre artefact industriel. Ainsi, le paradigme du dispositif empêcherait de saisir la « réalité », c’est-à-dire les contextes de production et d’utilisation. En termes kuhniens, les critères d’efficacité sont propres au contexte d’un paradigme donné. Dans le paradigme instrumental, par exemple, les valeurs peuvent être considérées, mais au prix de l’efficacité. Pour Feenberg, dans la mesure où le système technicien est fondé sur l’efficacité, il constitue l’équivalent de la science normale ou positive. Un tel système ne possèderait pas de catégories lui permettant de comprendre les transformations paradigmatiques qui le modifient : « […] puisque les interventions démocratiques sont souvent responsables de tels changements, elles aussi restent opaques aux yeux de la culture technique dominante. » (Feenberg, 2004a, p. 63). En contrepartie, la distance paraît tellement grande entre les contextes de production et d’utilisation, que les remises en questions semblent plutôt rares et rapidement marginalisées. Pour Feenberg, ce qui fait la force de la technocratie, c’est qu’elle ne s’appuie pas sur des valeurs qui pourraient être critiquées, mais plutôt « […] sur le consensus qui émerge spontanément des rôles et des tâches techniques propres aux organisations modernes. » (2004a, p. 78). Le cadre technique, rationnel, serait alors à l’abri des contestations puisqu’une fois en place, il serait difficile d’imaginer un autre fonctionnement possible. Les responsables étant alors « […] obligés de le perpétuer comme condition même de leur efficacité. » (2004a, p. 78). On comprend très bien l’idée de la « cage de fer », les barreaux sont visibles, mais pas les choix. L’efficacité permet la production qui devient la validation matérielle de ce que Feenberg nomme l’horizon culturel, qui est celui des intérêts dominants. La rationalité capitaliste produit les moyens de son hégémonie :

Plus la société aura recours à ces techniques, plus ce soutien sera significatif. L’efficacité légitimant de la technique dépend de l’ignorance de l’horizon politico-culturel sous lequel elle a été conçue. Une théorie critique de la technique peut dévoiler cet horizon, démystifier l’illusion de la nécessité technique et exposer la relativité des choix techniques courants (2004a, p. 59)

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C’est dans le cadre de sa théorie politique de la technologie que Feenberg propose que l’efficacité à elle seule ne peut expliquer le succès d’une technologie. Pour lui, elle dépendrait plutôt « […] de la correspondance entre les objets et les intérêts de divers groupes sociaux qui influencent le processus de conception. » (2004a,

p. 50). La technologie serait sous-déterminée30 par les critères d’efficacité qui répondent à plusieurs intérêts

(Feenberg, 1999). Ainsi, la conformité à une norme fait partie du coût de la production et ne se paye pas nécessairement en efficacité. Dans ce contexte, le modèle du trade-off serait difficilement défendable : « Élever le niveau des normes signifie changer la définition de l’objet – et non pas payer pour une valeur ou un bien alternatif comme l’imagine le modèle du trade-off. » (Feenberg, 2004a, p. 70). Une préoccupation de sécurité, par exemple, ne contraint pas l’efficacité de la production d’un artefact, mais produit un nouvel artefact. Entre 1816 et 1852, 5000 personnes furent tuées ou blessées par des explosions de chaudières aux États-Unis (Feenberg, 1999, p. 95). Avant 1852, malgré les accidents, les gens ont continué à voyager, ce que les armateurs ont compris comme un vote de confiance. Les politiciens réussirent à imposer des changements pour une meilleure sécurité. Feenberg(2010) comprend ce changement dans la construction des chaudières non pas comme une limite à l’efficacité économique des armateurs, mais comme la redéfinition de l’objet « chaudière ».

Dans un paradigme différent, il serait possible que des valeurs particulières soient des éléments d’efficacité. L’efficacité peut donc être un concept polysémique où le sens dépend du contexte paradigmatique. Cependant, la critique des écologistes entourant la construction d’industries lourdes à proximité d’une zone densément peuplée, par exemple, est généralement regardée de manière sceptique par les experts qui seraient guidés « […] par la poursuite de l’efficacité dans le cadre des codes techniques établis. » (Feenberg, 2004a, p. 63). Dans ce contexte, les savoirs situés, ceux des écologistes et des citoyens, sont suspects.

b) La rationalisation capitaliste : le comment sans le pourquoi

L’efficacité, issue de la rationalisation capitaliste, tend à la formalisation des relations afin de prétendre à un plus grand contrôle sur la société. Les savoirs situés et la politique sont, logiquement, dans la cible de cette rationalisation qui transforme, comme nous l’avons vu, le substantiel en formel.

C’est ainsi que la guerre du Viêt Nam a été présentée, voire vendue aux citoyens américains comme un problème purement technique (Feenberg, 1999, p. 4). Ici, l’aspect technique cache l’aspect démocratique, reléguant le « pourquoi » démocratique aux oubliettes pour le « comment » technocratique.

30 À ce titre. Simondon ajoute que : Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le

degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination […] Ce qui réside dans la machine, c’est de la réalité humaine, du geste humain fixé et cristallisé en structures qui fonctionnent. Ces structures ont besoin d’être soutenues au cours de leur fonctionnement, et la plus grande perfection coïncide avec la plus grande ouverture, avec la

Il n’est donc pas surprenant, comme le mentionne Feenberg, que les objections les plus vigoureuses à ce qu’il nomme la démocratisation de la technique soient issues des experts « […] qui craignent l’interférence des profanes dont ils s’étaient libérés avec tant de difficultés. » (2004a, p. 47). C’est également ce type de réflexion qui fait dire à Latour, non sans ironie, dans Nous n'avons jamais été modernes (1991), que grâce à la cybernétique, à la biologie, à la systémique et au capitalisme, on pourrait enfin se passer de la politique. À ce titre, Feenberg montre que selon la théorie des systèmes, un facteur de risque potentiellement dévastateur pour une population peut être réglé administrativement, et donc, de manière beaucoup plus efficace :

Qu’est-ce qui est préférable : contrôler effectivement un facteur de risque ou bien, dans les débats publics, contrôler l’information sur ce risque ? […] monopoliser l’information revient beaucoup moins cher que de trouver de réelles solutions. Ainsi, la technocratie n’est pas cette bienfaitrice du progrès technique qu’elle prétend être; elle est au contraire souvent coupable de faire obstacle aux innovations nécessaires pour résoudre des problèmes qu’elle s’efforce de cacher (2004a, p. 100)

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Du point de vue de la théorie des systèmes, cacher une information sur un problème ou la régler sont des stratégies équivalentes. Il faut donc, selon Feenberg, établir le caractère rationnel de la participation citoyenne dans les débats techniques pour empêcher de telles situations, et le « code technique » pourrait aider à comprendre et à agir afin de sortir de la « cage de fer ».