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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.5 Le substantialisme et l'essentialisme

Les théories substantialiste et essentialiste sont très proches du déterminisme technologique. Issus de l'après- guerre, ces types de théories considèrent que le progrès technique est autonome et unilinéaire. Cependant, pour le déterminisme, cette autonomie a une valeur neutre, c'est-à-dire qu'elle n’est ni bonne ni mauvaise, alors que pour le substantialisme, l'autonomie n'est pas neutre, elle internalise des valeurs, et ces valeurs sont obligatoirement orientées vers des formes de domination. Ainsi, les moyens et les fins ne peuvent être séparés. « La façon dont nous agissons détermine ce que nous sommes. Le développement technologique transforme le sens de ce qui est humain. » (Feenberg, 2004a, p. 25). Pour l’essentialisme, la technologie n'aurait qu'une essence, abstraction totale de tout contexte sociohistorique et elle serait responsable des principaux problèmes de la civilisation (Feenberg, 2004a, p. 26). Dans ce texte, nous allons considérer le substantialisme et l’essentialisme comme étant une seule famille théorique en la nommant simplement « substantialisme ».

Les plus grands représentants du substantialisme sont Martin Heidegger et Jacques Ellul. Pour eux, la technologie est un nouveau type de système culturel qui restructure complètement et totalement le monde comme un objet de contrôle et affecte le sens de ce qui est humain. Dans un tel système, il n'y pas d'alternative, sauf dans la fuite. Seul un retour aux traditions et à la simplicité offre une alternative au progrès (Feenberg, 1991).

Pour Heidegger, la pensée technicienne « consiste à soumettre tout ce qui est au regard comptable d’une subjectivité [qui] serait caractéristique de la pensée calculatrice propre à l’essence de la technique moderne. » (Mesure & Savidan, 2006, p. 532). Ainsi, le désire nihiliste (will to power ou Wille zur Macht) serait la conséquence directe de la pensée technicienne: « là où ne compte plus que la rationalité technique, le divin se retire. » (Mesure & Savidan, 2006, p. 532). La pensée calculatrice opère, dans ce contexte, au désenchantement du monde. Quand Heidegger affirme que « seul un dieu peut nous sauver maintenant », dans une entrevue testament faite en 1966 et parue après sa mort en 1976 dans Der Spiegel, il ne fait pas que se prononcer sur les conséquences d'une technique autonome et déterministe, mais aussi sur la capacité de la démocratie d'y faire face:

A decisive question for me today is how a political system can be assigned to today’s technological age at all, and which political system would that be? I have no answer to this question. I am not convinced that it is democracy (Augstein R. & G. Wolff, (1966) in Wolin & Heidegger, 1993, p. 232).

Pour Ellul, autre figure importante du substantialisme, il y aurait quatre caractéristiques du « système technicien »:

1. L'autonomie : La technique, dans ses rapports à la nature, à la science, à la politique, à l’économie, aux valeurs éthiques ou religieuses, etc., impose ses propres exigences. La technique peut être influencée par ce qui lui est extérieur, mais elle ne subsiste qu’en infléchissant dans son propre sens ce qui lui est étranger, en imposant sa propre loi.

2. L'unité : Les caractères de la technique sont identiques, ce qui signifie qu’on puisse les assembler. Partout, la technique a les mêmes causes, suscite les mêmes effets et impose le même rythme de travail et le même cadre de vie.

3. L'universalité : Tiens au caractère objectif et progressif de la technique et au fait que son acceptation opère un changement psychique. L’universalisme de la technique conduit à l’homogénéisation du mode de pensée.

4. La totalisation : Il s’agit de la tendance du système à se refermer sur lui-même après avoir englobé la majorité des choses (Weyembergh, 1991, p. 160).

Ces caractéristiques du système technicien, que sont l’autonomie, l’unité, l’universalité et la totalisation, laissent à penser qu’Ellul avait une vision pessimiste, mais appuyée, de la technique moderne. Pour lui, il n’y a

pas d’ambiguïté, une société qui embrasse la technique ne détient plus le contrôle sur les finalités qu’elle pourrait consciemment choisir :

Je voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, mais qui est toujours oubliée et qu'il faut rénover sans cesse, c'est que l'organisation industrielle, comme la « post-industrielle », comme la société technicienne ou informatisée, ne sont pas des systèmes destinés à produire ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement. (Ellul, 1988, p. 571).

L'école de Francfort est présente dans cette conception de la technologie substantialiste (Poamé, 1994). Avec certaines nuances, on y trouve les thèses d'Adorno et du « monde totalement administré », de Marcuse et de « l'homme unidimensionnel », d'Horkheimer et de la « raison instrumentale » et d'Habermas avec la « technicisation du monde vécu ». Ces auteurs proposent une vision pessimiste de l’avenir des sociétés industrielles avancées, mais ils proposent aussi des pistes de solutions que nous verrons plus bas.

Une des critiques qui est faite à propos du substantialisme, outre sa conception sombre de la technologie, est que la théorie substantialiste de la technologie se concentre, comme le souligne Feenberg (2004a), sur la question herméneutique de ce que signifie la technologie, en laissant de côté ce que fait la technologie. Ainsi, le substantialisme peut difficilement penser la question de la technologie autrement:

Puisque son hégémonie repose sur l’extension des techniques de contrôle de la main- d’œuvre au-delà des limites traditionnelles, le capitalisme tend à identifier la technique dans son ensemble aux moyens qui assurent ce contrôle. Du même coup, on ignore d’autres aspects de la technique ou on les traite comme s’ils n’étaient pas techniques. C’est cette rationalité technique propre au capitalisme qui se reflète inconsciemment dans l’essentialisme de Heidegger et de Habermas (Feenberg, 2004a, p. 220).

Les théories essentialistes et substantialistes, qui remettent en question la civilisation industrielle, vont être à la base d'une culture populaire qui, après l'euphorie des années d'après-guerre et de l'avènement de la société de consommation, vont se répercuter dans la science-fiction. Selon Feenberg, l'impact des théories substantialistes va se traduire par des œuvres cinématographiques dystopiques telles que Terminator, 1984, Galactica, Gattaca, Matrix, etc. L’apparition de cette réaction que l’on peut qualifier de technophobe est aussi provoquée par la montée de la technocratie notamment par l'extension du complexe militaro-industriel. Cependant, que ce soit dans la fiction, ou de manière théorique, le substantialisme exclu la possibilité, pour la démocratie, de s'étendre à la sphère technique, ce que les théories critiques vont tenter de faire en questionnant l'autonomie de la technologie.

a) Considérations du substantialisme et de l'essentialisme pour l’éducation

Une telle conception de la technologie en éducation a les problèmes inverses de la théorie instrumentale de la technologie. La théorie instrumentale ne se concentre que sur ce que fait la technologie et lui donne une valeur neutre, tandis que le substantialisme et l’essentialisme se concentrent uniquement sur ce que signifie la technologie et lui donnent une valeur négative. Sous cet horizon théorique, il n’est pas vraiment possible de former des citoyens à l’aide de la technologie moderne. La technologie, par son essence, cherchant à contrôler et à dominer les relations humaines.