• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.4 Le déterminisme technologique

Le déterminisme technologique a beaucoup en commun avec la théorie instrumentale de la technologie. La différence se trouve au niveau du contrôle de la technologie. Pour l'instrumentalisme, tel que défini antérieurement, la technologie est contrôlée par l'homme, tandis que pour le déterminisme technologique, la technologie est autonome. Dans cette perspective, technologie et progrès deviennent des synonymes. Ainsi, la technologie serait une force déterminante dans la gouverne de la société (Smith & Marx, 1994). La définition a quelque chose de subversif, comme le mentionne Smith (1994), l'idée que le développement technologique déterminant les changements sociaux soit « inévitable » ne laisse aucune place pour penser autrement la technologie.

Feenberg définit le déterminisme technologique selon les deux prémisses, soit celle du progrès unilinéaire et celle de la détermination par la base:

1. Le progrès technique semble suivre une tangente linéaire rigide, allant du moins au plus développé. L'atteinte d'une étape permet de passer à la suivante. Il n'y a pas d'alternative. Une société peut avancer lentement ou rapidement, mais la direction ne peut être remise en question27.

2. Le déterminisme technologique implique que les institutions s'adaptent aux « impératifs » de la base technologique. Cette lecture de la technologie trouve sa source dans une certaine lecture de Marx. Ainsi, adopter une technologie contraint nécessairement à certaines pratiques, comme le chemin de fer nécessite des horaires stricts. La montre personnelle devient un artefact obligatoire. La conséquence impérative du chemin de fer, dans cet exemple, est l'organisation d'un nouveau temps social (Feenberg, 2004b, p. 77‑78).

Dans ces deux prémisses que sont le progrès unilinéaire et la détermination par la base, la technologie est présentée comme étant décontextualisée et autogénérative. Ces deux qualités seraient à la base de la fondation de la vie moderne :

27 On retrouve des représentations de cet aspect de la théorie déterministe de la technologie dans plusieurs jeux vidéo.

Des jeux de stratégie en temps réel (RTS) comme Dune II: The Building of a Dynasty, Civilization, Age of Empires, StarCraft et Command & Conquer, pour ne citer que ceux-là, permettent généralement aux joueurs d’évoluer en améliorant leurs technologies. L’avancement technologique étant déterminé par un « arbre des technologies ». Tout ce qui est possible, dans un jeu, dépend de l’usage des ressources qui permettent d’avancer plus ou moins rapidement dans l’arbre des technologies (Technology trees) (Barron, 2003). Un joueur plus avancée aura plus de possibilités

And since we in the advanced countries stand at the peak of technological development, the rest of the world can only follow our example. Determinism thus implies that our technology and its corresponding institutional structures are universal, indeed planetary, in scope. There may be many forms of tribal society, many feudalisms, even many forms of early capitalism, but there is only one modernity and it is exemplified in our society for good or ill. Developing societies should take note: as Marx once said, calling the attention of his backward German compatriots to British advances: "De te fabula narratur"-- of you the tale is told (Feenberg, 2010, p. 9)

Dans une perspective déterministe de la technologie, le progrès n’est pas un choix. La technologie, emblématique de la modernité, offre une voie toute faite aux sociétés. C’est cette voie qui permet de définir si un pays est avancé, sous-développé, en retard, en rattrapage, etc.

C'est à Thorstein Bunde Veblen, économiste et sociologue américain, que nous devons le concept de déterminisme technologique. Il faut ajouter que Veblen était membre de la Technical Alliance fondée par Howard Scott à la fin des années 1910 (Segal, 2005, p. 121‑125). Cette alliance qui regroupait plusieurs chercheurs et ingénieurs, analysa les différentes sources d'énergie aux États-Unis et en releva les inefficacités. Quelques années plus tard, en 1920, le Mouvement technocratique est formé. La technocratie, déjà proposée par Saint-Simon, est donc toujours un projet vivant. Dans ce type de gouverne, ce sont les techniciens, les experts et les scientifiques qui détiennent le pouvoir.

Verblen a défini le concept de l’autonomie de la technique qui était latent dans la société depuis les débuts de l'industrialisation. La technique autonome, perçue comme un moyen neutre dans l'atteinte d'objectifs n’obéirait, selon Feenberg (2004a), qu'aux lois de la nature, qui sont également celles de la vie. La technologie aurait sa propre logique fonctionnelle qui serait sans référence aucune à la société. La technologie serait totalement apolitique. C'est sous l'influence des théories darwinistes et marxistes que culmine l'idée d'un progrès indéfini et d'une technologie déterministe.

Il est intéressant de constater que Marx partageait l'idée du progrès unilinéaire de la technologie. Il n'était pas intéressé par la machine en soi, mais par le système social qui entoure les usines. Marx voulait affranchir la société du système paysans/serfs. Il voulait utiliser les machines dans l’intérêt des travailleurs, et non dans celui de la bourgeoisie. Les machines seraient neutres, elles n’auraient pas de loyauté de classe, elles seraient uniquement conçues pour produire. Cette conception de la technologie est manifeste dans cette célèbre citation de Marx:

En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le

suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel (Marx & Proudhon, 1847, p. 100).

Dans le déterminisme technologique, il y a aussi la perception, comme le souligne Feenberg, qu'il y a « une sorte d’histoire téléologique qui donne l’impression que la fin de l’histoire était dès le départ inévitable. » (2004a, p. 52). Jacques Rhéaume, professeur en technologie éducative, imageait cette conception de la technologie de la manière suivante : « Vous avez le choix entre être sur le bulldozer ou faire partie de l’asphalte » (Rhéaumes, 2001). Dans cette illustration de la perspective déterministe, il n'y a pas d'alternative, et il n'est pas possible de questionner la construction de la route ni la présence du bulldozer.

a) Considérations de la théorie déterministe de la technologie pour l’éducation

Avec cette conception de la technologie, les pouvoirs publics auraient tendance à considérer toute nouvelle technologie comme étant efficace et dans le sens du progrès. Il serait donc difficile pour un individu de critiquer l’implantation d’une technologie en éducation sans passer pour un rétrograde qui est « contre » le progrès. Sous l’horizon déterministe, c’est l’éducation qui doit s’adapter aux outils du progrès, et non l’inverse.