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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.1 L'héritage grec: la technique comme impensée

Dans le langage courant, les termes techniques et technologies sont souvent utilisés de manière indifférente, comme des synonymes. Le concept de technique trouve sa forme dans l’Antiquité grecque, alors que le concept de technologie apparaît dans l’usage, comme nous allons le voir plus bas, durant l’époque Moderne. La technique est considérée comme un savoir-faire artisanal, voire artistique. Du tailleur de pierre du néolithique, jusqu'au boulanger artisanal du XXIe siècle, la technique permet à l'humain, à l'homo faber,

d'adopter, à la différence des plantes et des animaux, des modes d'évolution qui ne sont pas biologique, mais fondée sur la technique (Stiegler, 1994). Ces savoirs-faire sont souvent transmis et développés de manière empirique, c’est-à-dire par l’expérience.

a) La préhistoire de la technique

Leroi-Gourhan, ethnologue, archéologue et historien spécialiste de la préhistoire, avance que « la technique est anthropologiquement constitutive ». L’homme est cet animal qui poursuit la vie par d’autres moyens que la vie (Leroi-Gourhan, 1965). L’hominisation devient ainsi indissociablement associée aux artefacts matériels produits par l’homme. Dans Le geste et la parole, Leroi-Gourhan (1965) avance qu’il existe un couplage entre la physiologie humaine et les artefacts techniques, entre le cortex et le silex. Pour l’ethnoanthropologue, ce qui différencie l’homme de l’animal, c’est que l’animal dispose d’un couplage sensorimoteur interne (organique), alors que chez l’homme, ce couplage est extériorisé. C’est pour cette raison que c’est dans des

15 Au départ, le choix de la chronologie nous semblait évident dans l'analyse des différentes théories de la technologie,

des philosophes de la Grèce antique jusqu'à notre monde contemporain. Cependant, assez rapidement, la tâche nous est parue titanesque, en plus de ne pas répondre strictement aux attentes de ce chapitre. Il faut aussi mentionner que la

extériorisations, dans des artefacts, que l’homme tente de combler un vide biologique. L’invention humaine, l’inorganique organisé, extérieure à l’homme, est donc condition humaine.

Pour Stiegler (1994) et Leroi-Gourhan (1965), la technique est un processus d’extériorisation de l’homme. Il s’agit d’une troisième mémoire après la mémoire génétique et la mémoire individuelle de nature nerveuse. La mémoire biologique est transmise par les gènes, il s’agit du « programme » de l’espèce. La mémoire individuelle meurt avec le corps :

La théorie moléculaire du vivant pose qu’il n’y a pas d’hérédité des caractères acquis parce que, l’ordre que l’individu animal meurt, sa mémoire individuelle s’efface au moment où il s’éteint : elle n’est ni transmise, ni accumulée (le « programme génétique » est imperméable à l’expérience16) (Stiegler, 1996, p. 73).

Or, avec cette troisième mémoire qu’est la technique, que Stiegler appelle l’homme, la transmission de l’expérience individuelle devient possible. « La technique supporte un troisième niveau de mémoire. L’outil hérité, c’est aussi l’héritage collectif de l’expérience individuelle de celui qui l’a légué » (Stiegler, 1996, p. 73). La technique, c’est ce dépôt qui désigne la transmission d’une génération à une autre.

En résumé, on constate que pour Stiegler et Leroi-Gourhan, la technique n’est pas à considérer de manière autonome, mais plutôt comme ce qui définit l’humain. Il n’y a pas de séparation entre le biologique et le technique pour l’homme, l’homme est défini par ces trois mémoires que sont les mémoires biologique (génétique), individuelle ou somatique (épigénétique) et technique, que Stiegler (1994) nomme épiphylogénétique. Sans cette dernière mémoire, l’homme n’existe pas. Cette conception unifiée de l’homme et de la technique qui a été forgée au XXe siècle par l’étude de la préhistoire est cependant récente. Si nous

voulons comprendre comment les anciens ont réfléchi à la technique, il faut retourner aux sources de la pensée occidentale.

b) La pensée grecque et la technique

L'origine occidentale de la conception de la technique serait platonicienne. Pour Platon, la technique (tekhnè) fait partie du dehors, du savoir creux et concerne le devenir, alors que la philosophie (épistémè) doit se consacrer au dedans, au savoir plein et à la recherche de l'identité idéale. Si la tekhnè et l'épistémè peuvent se rejoindre dans des formes d'application du savoir, elles sont différentes au sens où la technique passe à l'acte et produit un artefact, alors que l'épistémè cherche à comprendre de manière désintéressée.

La technique, qui est ce qui définit l’homme pour Leroi-Gourhan et Stiegler, était comprise par les anciens comme étant séparée de l’homme. La technique n’est pas anthropologiquement constituée, mais extérieure à ce qu’est l’homme. De plus, non seulement la technique est séparée, mais elle est suspecte.

Platon, exprime très bien cette idée de la séparation entre la pensée et la technique dans Le Phèdre où Socrate s'entretient avec Phèdre, élève de Lysias17, à propos de l'écriture et du mythe de Theuth et Thamous.

Dans cet extrait, le roi égyptien Thamous répond au dieu Theuth qui veut lui offrir l'écriture en cadeau. Theuth présente l'écriture comme un remède à la mémoire, tandis que Thamous la considère comme un poison18 :

Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. (Platon & Meunier, 1922).

Toujours dans l'Antiquité grecque, la technique est aussi au cœur d'un débat entre Platon et les sophistes. Pour les sophistes, plus un homme a de connaissances, plus il est vertueux, alors que pour Platon, la vertu ne peut pas s'enseigner par des moyens techniques, dont l'écriture. Dans Le Protagoras de Platon, Protagoras se sert du mythe de Prométhée, Titan qui vola le feu (la technique) aux dieux pour le remettre aux hommes qui n'ont pas de qualités, avec l'objectif de convaincre Socrate de la possibilité d'enseigner la vertu.

Pour Stiegler, la technique, en étant stigmatisée comme inférieure face à l'épistémè, n'aura pas le statut ni la place permettant d'être pensée. « […] à son origine même jusqu’à maintenant, la philosophie grecque a

17 Dans la tradition, Lysias est un logographe, c'est-à-dire qu'il écrit des discours pour des clients qui les apprendront par

cœur dans le contexte d'interventions publiques.

18 [Theuth]

« Roi, lui dit Theuth, cette science rendra les Égyptiens plus savants et facilitera l’art de se souvenir, car j’ai trouvé un remède pour soulager la science et la mémoire. »

[Thamous]

Elle [l'écriture] ne peut produire dans les âmes, en effet, que l’oubli de ce qu’elles savent en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants.

[...]

Ainsi donc, celui qui croit transmettre un art en le consignant dans un livre, comme celui qui pense, en recueillant cet écrit, acquérir un enseignement clair et solide, est vraiment plein de grande simplicité. Sans contredit, il ignore la prophétie d’Ammon, s’il se figure que des discours écrits puissent être quelque chose de plus qu’un moyen de réveiller le souvenir chez celui qui déjà connaît

refoulé la technique comme objet de pensée. La technique est l’impensé. » (Stiegler, 1994, p. 11). C'est aussi l'acte fondateur d'une ontologie qui analyse la technique qu'en termes de fins et de moyens19. L'action sera

définitivement séparée de la pensée, surtout dans des sociétés aristocratiques comme celles de la Grèce antique, ou de l'Angleterre victorienne, où la pratique de la philosophie et de la politique était très valorisée socialement comparativement aux métiers qui nécessitaient un savoir-faire technique (Feenberg, 2004a, p. 23). C'est en perdant la question de la technique, voire en s'y opposant, que la philosophie grecque se forme (Stiegler, 1994)

En résumé, certains auteurs (Leroi-Gourhan, 1965; Stiegler, 1994, 1996) développent, à partir de l’étude de la préhistoire, une représentation de l’humain où la technique est anthropologiquement constitutive, c’est-à-dire comme ce qui fait que l’homme est un homme. Par contre, les Grecques, à l’origine de la pensée occidentale, ont une tout autre conception. Pour Platon, non seulement la technique est séparée de la pensée, mais comme nous le montre le mythe de Theuth et Thamous, elle est aussi suspecte en portant atteinte à la vertu de l’homme. C’est ce refoulement de la technique qui fait dire à Stiegler (1994) que la technique est impensée dans la pensée grecque. C’est donc cette conception de la technique comme séparée de l’homme qui va perdurer jusqu’à l’époque moderne20.