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CHAPITRE 1 Problématique

1.2 La technologie éducative et les finalités démocratiques de l’éducation

1.2.3 Le « code » de la technologie

Les deux aspects de la technologie, que seraient la fonction et la signification, peuvent sembler paradoxaux, la fonction étant l’affaire des ingénieurs, et la signification, celle des sciences humaines dont sont issues les théories critiques. Les théoriciens dits critiques sont souvent perçus, en conséquence de leur posture, comme étant « technophobes », (Feenberg, 1995) et cela, dès les premières critiques de Heidegger et de l’école de Francfort. Pourtant, Feenberg (1991) démontre dans Critical Theory of Technology, comment les théories critiques peuvent, en plus d’apporter un questionnement riche concernant les fondements de la technologie, aider à élaborer un « nouveau code de la technologie » qui serait dialectiquement, contextuellement, esthétiquement, humainement, socialement et écologiquement responsable (Allen-Brown & Nichols, 2004, p. 5). Ainsi, et comme le propose Feenberg (2004a, 2010), une théorie politique de la technologie permettrait de comprendre et de décortiquer, voire de dévoiler, les liens entre la fonction et la signification de la technologie. Toujours dans une perspective issue des théories critiques, la théorie de Feenberg permettrait d’intervenir sur la technologie, autorisant ainsi, aux citoyens, l’action sur un des aspects qui influencent fortement la vie sans toutefois être, actuellement, un enjeu vivement démocratique.

La théorie de Feenberg sera expliquée de manière approfondie ultérieurement, mais ce qu’il faut comprendre pour l’instant, c’est qu’elle permettrait d’entrer dans ce qui composerait le « code » de la technologie. Le code de la technologie, c’est dans son expression la plus simple, ce qui permet de comprendre la technologie au- delà du simple produit destiné à être utilisé. Prenons par exemple la musique. Il est possible d’acheter des pièces musicales et d’en profiter. Cependant, il y a un autre niveau. La musique est écrite à l’aide d’un code, celui des notes et des gammes. Celui qui connaît ce code, peut ainsi lire la musique sans aucun instrument. Celui qui connaît le solfège peut aussi écrire et jouer de la musique, ce qui serait un autre niveau. La connaissance du code, dans le cas de la musique, c’est la différence entre l’écoute et l’expression artistique et la communication d’un message. Des codes de ce type, il y en a une multitude. Le langage et l’alphabet sont sans doute les codes les plus utilisés. On comprend que celui qui sait lire a plus de « pouvoir » que celui qui ne sait pas, ayant accès à la connaissance; que celui qui sait écrire à plus de pouvoir que celui qui ne le sait pas, pouvant ainsi s’exprimer et diffuser une opinion ou une thèse; que celui qui connaît plusieurs langues, donc plusieurs codes, étend ses horizons. Il serait donc possible, par la connaissance d’un code, de passer du statut d’utilisateur à celui d’acteur ou de créateur. Il s’agit là d’un point fort intéressant. Considérer la technologie comme ayant un code signifierait que par la connaissance de celui-ci, il serait possible d’ouvrir un espace d’intervention démocratique en allant au-delà de l’emphase sur la fonction ou la signification. C’est ce que Feenberg avance dans sa théorie politique de la technologie.

Comprendre ce qu’est la théorie critique de Feenberg et ce qu’elle apporte à la connaissance du code de la technologie est une chose, mais comment former des citoyens selon cette perspective? Quel type de pouvoir le code de la technologie peut-il donner aux citoyens? Comment faire en sorte que le citoyen soit un acteur éthique de la société technologique? Et en quoi cela serait-il pédagogique et en concordance avec les finalités éducatives?

Nous proposons de trouver des éléments de réponses à ces questions chez le hacker. Le hacker est un type d’acteur dont la spécificité est justement de comprendre le code des logiciels et des systèmes, de le modifier afin de l’améliorer et d’apprendre, mais aussi, de le dévoiler et de le partager, ce qui d’un premier coup d’œil, semblent des valeurs que partagerait le hacker avec un citoyen défini par l’action éthique.

Plusieurs exemples ont permis de tourner notre regard sur le personnage du hacker, citons celui qui est rapporté par Jesiek (2003) dans Democratizing software: Open source, the hacker ethic, and beyond. Dans cet article, Jesiek relate l’épisode de l’introduction du système d’exploitation Windows 98 en Islande. À l’époque, la firme Microsoft avait annoncé que Windows 98 ne serait pas offert en islandais. La raison officielle, et évidente dans un contexte corporatif, est que l’Islande est un trop petit marché. Les autorités culturelles de l’Islande ont alors demandé la permission de traduire eux-mêmes le système d’exploitation, mais comme le code est fermé, et que Microsoft ne tenait pas à l’ouvrir pour la traduction, la réponse a été négative. C’est alors que des hackers ont proposé une alternative en traduisant l’environnement libre KDE qui fonctionne sur le système d’exploitation GNU/Linux. La réaction de Microsoft a donc été, pour les versions subséquentes de Windows, de toujours offrir l’islandais. Cette offre, sans pressions et sans alternatives, ne serait probablement pas arrivée. Comme le souligne Jesiek :

In this case, the open source model of software development facilitated a rapid reaction to specific social values and goals, namely the preservation of native culture via the Icelandic language, while the closed commercial developer lagged behind (Jesiek, 2003, sect. Social values in the technical code).

Les hackers, en traduisant l’environnement de bureau KDE, ont manié le code pour qu’il puisse offrir des fonctions semblables à ce que les langues populaires offrent. Ils ont aussi agi au niveau de la signification, en permettant la préservation de l’islandais, ce qui a une valeur culturelle et patrimoniale. Par la connaissance du code, les hackers ont renversé le rapport de force économique, ils ont permis de contourner les raisons qui étaient invoquées pour justifier l’exclusion d’une langue d’un système technique qui influence des aspects importants de la vie en société.

Bref, si la théorie politique de la technologie de Feenberg autorise une compréhension de la technologie axée sur un « code » composée de fonctions et de significations et qui pourrait permettre, en théorie, à des citoyens de devenir acteurs autonomes (empowerment) en modifiant ces éléments, une étude du hacker pourrait nous aider à comprendre les mécanismes de cette action. Une mise en parallèle du cadre théorique de Feenberg et du hacker pourrait ainsi nous permettre de concevoir en quoi la technologie pourrait être « différemment » pédagogique.