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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.2 Vers une théorie politique de la technologie

3.2.2 Le code technique

Le code technique est une version constructiviste de ce que Marcuse nommait la « rationalité technique » (Feenberg, 1995; Marcuse, 1991). Cette rationalité désigne : « […] la forme sous laquelle les contraintes sociales les plus fondamentales sont internalisées par une culture technique. » (Feenberg, 2004a, p. 145). Il y aurait une compatibilité, à ce niveau, entre Marcuse et le constructivisme au sens où plusieurs « rationalités » sont possibles et qu’il nous revient de choisir la meilleure. Ces rationalités, qui ne sont pas neutres, incorporent, selon Feenberg, un projet historique, « […] et résout à sa façon la sous-détermination technique des inventions et des systèmes technologiques » (2004a, p. 145). Il n’y aurait donc pas de téléologie déterminée, mais rien n’empêche, comme nous l’avons mentionné, l’illusion déterministe qui peut être internalisée par le code technique.

La question de la conception technique, et donc du code technique, est importante puisqu’elle a des implications normatives qui vont au-delà de l’efficacité. L’exemple du groom automatique de Latour, alias John Jonson dans l’article Mixing humans and nonhumans together: the sociology of a door-close (1988), montre

comment un artefact peut internaliser des normes. Latour part de la situation où des gens entrent dans un endroit sans fermer la porte. Étant difficile de discipliner tous ces gens, un groom est engagé afin d’ouvrir et de fermer la porte. La norme éthique de fermer la porte est maintenant incarnée dans le groom (le portier) qui en fait son travail. Cependant, le groom n’est pas infaillible et son salaire pourrait être mieux utilisé ailleurs. C’est donc dans un « groom » non-humain, un ressort de porte, que sera maintenant internalisé la norme de fermer la porte. La médiation de la norme est maintenant assurée par un acteur non-humain. La norme qui était éthique est maintenant mécanique.

Nos sociétés complexes ne trouveraient plus, dans les traditions, les lois ou les accords verbaux, le ciment de la cohésion sociale. La cohésion dépendrait aussi, comme dans l’exemple du groom de Latour, de prescriptions techniques. Cependant, si cet exemple peut paraître anodin, il n’en est rien des grands systèmes techniques imbriqués dans nos sociétés. Pour les théories critiques, qui rejettent la neutralité de la technique, les valeurs et l’idéologie capitaliste qui sont internalisées dans le code technique servent les intérêts des classes dominantes :

The values and interests of ruling classes and elites are installed in the very design of rational procedures and machines even before these are assigned a goal. The dominant form of technological rationality is neither an ideology (an essentially discursive expression of class self-interest) nor is it a neutral requirement determined by the "nature" of technique. Rather, it stands at the intersection between ideology and technique where the two come together to control human beings and resources in conformity with what I will call "technical codes." Critical theory shows how these codes invisibly sediment values and interests in rules and procedures, devices and artefacts that routinize the pursuit of power and advantage by a dominant hegemony (Feenberg, 1991, p. 14).

Si effectivement des valeurs et des normes peuvent être internalisées dans le code technique, il faut pouvoir les démasquer, puisqu’elles ne sont pas visibles, et trouver à qui profitent les effets. Nissenbaum (2001) parle de valeurs dans le design auxquelles il faut adresser plusieurs questions afin d’agir sur ces dernières : « We must also study the complex interplay between the system or device, those who built it, what they had in mind, its conditions of use, and the natural, cultural, social, and political context in which it is embedded. » (2001, p. 118).

Que ce soit l’action du groom automatique, ou de la nouvelle conception de la chaudière d’un bateau à vapeur du XIXe siècle, ces exemples montrent que le code technique peut s’adapter aux changements culturels d’une

société, qu’il peut être modifié par l’action humaine pour refléter certaines valeurs. Ces exemples montrent aussi que la technique ne serait pas déterminée une fois pour toutes, mais ambivalente.

a) L’ambivalence de la technologie

L’ambivalence de la technologie serait un processus où le développement de la technologie est suspendu entre différentes possibilités. L’ambivalence serait différente de la neutralité, comme le souligne Feenberg, par l’importance qui est attribuée aux valeurs impliquées dans le design, et non seulement aux fonctions des technologies (2002, p. 14‑15). Au-delà de l’éventail des utilisations possibles d’une technologie donnée, il y a l’éventail « des effets de systèmes tout entiers » (Feenberg, 2004a, p. 30). C’est ce qui fait dire à Feenberg que face à l’importance de ces effets, les choix qui les précèdent sont souvent politiques. Cependant, comme la technique est ambivalente, il ne devrait pas y avoir de relation univoque entre la technique et la distribution du pouvoir. Feenberg résume l’ambivalence selon deux principes :

1) la hiérarchie sociale peut généralement se maintenir et se reproduire quand une technologie nouvelle est introduite; ce principe explique la continuité extraordinaire du pouvoir dans les sociétés capitalistes avancées depuis plusieurs générations, rendue possible par des stratégies technocratiques de modernisation en dépit d’énormes changements techniques.

2) en ce qui concerne la rationalisation démocratique : les nouvelles technologies peuvent être utilisées pour saper la hiérarchie sociale existante ou pour l’obliger à reconnaître des besoins ignorés jusque-là; ce principe explique les initiatives techniques qui accompagnent parfois les réformes structurelles pour lesquelles se battent les syndicats, les écologistes et d’autres mouvements sociaux (2004a, p. 46‑47).

Le deuxième principe énoncé, la rationalisation démocratique, ouvre la porte à la rationalisation de la société par des valeurs démocratiques plutôt que centralisatrices aux profits d’un petit nombre qui détiendrait un contrôle accru. La technique ne devrait donc pas être comprise comme un destin qu’il faut obligatoirement accepter, auquel il faut se conformer, mais comme « […] un défi à la créativité politique et sociale. » (Feenberg, 2004a, p. 220). Il y aurait donc, par le code technique et l’ambivalence de la technologie, des alternatives à la conception dominante des technologies qui, sans remise en cause, bénéficie à une minorité.