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CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.7 La construction sociale de la technologie

La construction sociale de la technologie (Social Construction of Technology ou SCOT), est une branche des Science and Technology Studies (STS). Comme son nom l'indique, ce paradigme conçoit la technologie comme socialement construite. La SCOT inclut la théorie de l’acteur-réseau (Actor-Network Theory ou ANT). Les auteurs marquants de cette théorie sont Wiebe Bijker, Trevor Pinch, Bruno Latour, Michel Callon et l'historien de la technologie Thomas P. Hughes.

Feenberg résume la position de la construction sociale pour les études de la technique par les trois propositions suivantes :

1. la conception technique n’est pas déterminée par un critère général tel que l’efficacité, mais par un processus social qui sélectionne entre les alternatives techniques selon une variété de critères spécifiques à chaque cas;

2. le processus social ne concerne pas la satisfaction de besoins humains « naturels », mais la définition culturelle de ces besoins et donc des problèmes posés à la technique;

3. les définitions en concurrence reflètent des visions sociales conflictuelles de la société moderne incarnées dans des choix techniques différents (Feenberg, 2004a, p. 34).

La première proposition remet en cause le déterminisme, tout comme les théories critiques, mais pour le remplacer par un processus social duquel émerge une certaine conception technique. Les deux autres propositions impliquent, comme le souligne Feenberg, que la culture et l’idéologie sont des forces

Nous définirons principalement les concepts impliqués dans la compréhension de la technologie, à savoir les concepts 1) de symétrie, 2) de flexibilité interprétative, 3) des groupes sociaux pertinents, 4) de délégation des normes, et 5) de la fermeture.

a) Les concepts associés aux SCOT

1) La symétrie. Avec le concept de symétrie, tous les arguments, qu'ils soient culturels, sociaux, politiques, économiques, ou technologiques, sont analysés sur un pied d'égalité, et soumis au même type d'explication sociale. Aucun argument, qu'il soit vrai ou faux, ne doit être l'objet d'un parti-pris de la part du chercheur. C'est pour cette raison que ce concept est dit de symétrie.

Feenberg définit ce concept de la sorte:

Cette approche [la symétrie] repose sur la thèse de la sous-détermination – le principe dit de Duhem-Quine en philosophie des sciences -, qui se réfère à la nécessaire absence de raisons logiquement contraignantes de préférer une théorie scientifique à une autre [(Bloor, 1991)]. Autrement dit, la rationalité ne constitue pas un domaine séparé et autonome de l’activité humaine. » (Feenberg, 2004a, p. 49‑50).

2) La flexibilité interprétative et 3) des groupes sociaux pertinents. Le concept de symétrie appelle celui de flexibilité interprétative. Ici, une technologie peut avoir de multiples interprétations. Pour un ouvrier, une nouvelle machine peut signifier la perte d'un emploi, alors que pour le patron, il s'agit d'un investissement rentable. Ces interprétations, favorables ou non envers une technologie, peuvent être le fait de plusieurs regroupements comme un syndicat ou une chambre de commerce. Dans la SCOT, on désignera ces regroupements sous le vocable de groupes sociaux pertinents. Trevor Pinch et Wiebe Bijker, dans un article intitulé The Social Construction of Facts and Artefacts: Or How the Sociology of Science and the Sociology of Technology Might Benefit Each Other, ont étudié l'objet « bicyclette » à travers le prisme de la flexibilité interprétative. Les auteurs ont montré comment la lutte entre certains groupes, tels que le public, les sportifs et les ingénieurs, a permis de cristalliser la bicyclette comme un transport sécuritaire plutôt que comme un « sport extrême ». Ce serait suite à ce débat social, après la fermeture, que l'objet bicyclette est devenu un artefact socialement construit. Cependant, la fermeture achevée, l'illusion déterministe empêche de voir le processus de négociation sociale, et laisse croire que la bicyclette comme moyen de transport a été découverte puisque nous étions rendus là dans les étapes du progrès.

4) La délégation des normes. Latour (J. Johnson, 1988) fait référence au concept de délégation des normes en termes de « symétrie des humains et des non-humains ». Ainsi, les normes ne seraient pas seulement le résultat de décisions subjectives, mais se réaliseraient aussi sous la forme de cette symétrie d'acteurs

humains et non-humains. Ainsi, des normes peuvent être déléguées à des dispositifs techniques. L'exemple le plus souvent donné pour imager ce propos est celui du groom automatique de Latour où : « […] l’impératif de “fermer la porte” n’est plus inscrit sur le mur, mais dans un ressort; d’éthique il devient mécanique. » (Feenberg, 2004a, p. 91).

5) La fermeture. Feenberg considère que la fermeture, vue d’une perspective socio-constructiviste, est intéressante dans la mesure où elle peut donner une explication au déterminisme technologique :

La fermeture produit une « boîte noire », un artefact qui n’est plus remis en question et que l’on considère comme allant de soi. Avant cette fermeture, il est évident que des intérêts sociaux sont en jeu dans le processus de conception technique. Mais une fois la boîte refermée, ses origines sociales sont rapidement oubliées. Rétrospectivement, l’objet paraît purement technique et sa naissance inévitable. Telle est l’origine de l’illusion déterminisme (Feenberg, 2004a, p. 34).

Par définition, le résultat technologique due à la fermeture semble presque toujours aller de soit, il est cristallisé une fois la boîte noire refermée et c’est ce qui rend possible la représentation de l’instrumentalité de la technologie et du progrès, de l’histoire téléologique qui l’a rendu possible.

En résumé, les cinq concepts liés à la SCOT, que sont la symétrie, la flexibilité interprétative, les groupes sociaux pertinents, la délégation des normes et la fermeture, permettent de concevoir les techniques comme étant socialement construites « […] de la même manière que les institutions » (Feenberg, 2004a, p. 34). Ces concepts permettent aussi de complexifier le social d’une manière plus poussée que dans la théorie instrumentale et les théories critiques. Cependant, bien que la construction sociale des technologies contribue à reconsidérer la place du social dans la technologie, elle n'est pas à l'abri des critiques.

b) Critiques de la SCOT

Ainsi, Feenberg souligne que si les paradigmes déterministes, comme le substantialisme et l'essentialisme, ont surestimé l'impact des artefacts sur la société, négligeant ainsi la fonction (ce que fait) de la technique, la SCOT aurait tellement décomposé la question de la technique, « [...] qu’elle l’[aurait] privée de son importance philosophique» (Feenberg, 2004a, p. 35), et donc privée du sens de (ce que signifie) la technique.

Une autre critique formulée par Feenberg concerne l'orientation des recherches utilisant les théories de la construction sociale. Une bonne part de la recherche serait consacrée aux stratégies qui permettent l'adhésion à l'utilisation de nouvelles technologies. En contrepartie, la résistance sociale et le contexte politique plus général ne seraient que peu étudiés puisqu’une bonne part des études serait limitée à de petits groupes

d'acteurs officiels plus faciles à répertorier. De plus, comme le souligne Feenberg, nombre de concepts macrosociologiques qui façonnent pourtant la technique sont ignorés:

Le rejet fréquent des concepts macrosociologiques tels que la « classe sociale » ou la « culture » pousse la recherche à exclure encore plus la politique et rend presque impossible la prise en considération des facteurs sociaux généraux qui façonnent la technique dans le dos des acteurs particuliers (Feenberg, 2004a, p. 34‑35).

Langdon Winner a écrit une des critiques les plus citées envers la SCOT. Il s'agit de l'article Upon Opening the Black Box and Finding it Empty: Social Constructivism and the Philosophy of Technology. On peut y dégager les quatre points suivants:

1. Pour Winner, une des absences les plus évidentes de la construction sociale des technologies est la non-prise en compte des conséquences sociales des choix techniques. « What the introduction of new artifacts means for people’s sense of self, for the texture of human communities, for qualities of everyday living, and for the broader distribution of power in society these are not matters of explicit concern. » (Winner, 1993, p. 368).

2. Le concept de « groupes sociaux pertinents » est remis en cause par Winner. Il questionne qui décide qu'un groupe est pertinent et qu'un autre ne l'est pas. « What about groups that have no voice but that, nevertheless, will be affected by the results of technological change? How does one account for potentially important choices that never surface as matters for debate and choice? » (Winner, 1993, p. 369). Il semble que les groupes pertinents soient ceux qui ont eu un pouvoir réel sur la définition d'un problème technologique. Le constructivisme social n'échapperait pas à une certaine critique élitiste puisque ceux qui ont les moyens pour entrer dans le jeu des influences en définissent ce qui est important.

3. Winner considère que le constructivisme social s’attarde aux besoins immédiats, aux intérêts et aux solutions des groupes sociaux étudiés qui influencent les choix technologiques, mais ne tient pas compte des aspects culturels, philosophiques ou économiques qui seraient peut être moins évidents, mais qui influenceraient aussi les choix technologiques : « Thus they simply overlook aspects of philosophical discussion about autonomous technology that do not fit their preferred conceptual straw man: technological determinism. » (Winner, 1993, p. 371).

4. Le constructivisme social permet de défaire le déterminisme technologique en montrant les différents débats et conflits, et les consensus qui émergent entre différents acteurs et qui sous-tendent des

choix de grande importance. Cependant, malgré le fait que ces évidences soient démasquées, il n'y a aucun jugement sur la signification de tels processus ni une quelconque position sur la valeur ou le mérite d’une interprétation alternative de la technologie. “[…] its lack of and, indeed, apparent disdain for anything resembling an evaluative stance or any particular moral or political principles that might help people judge the possibilities that technologies present.” (Winner, 1993, p. 371) Pour Winner, il y a une différence importante avec les approches de Marx, Ellul, Heidegger, Mumford ou Illich, par exemple, qui remettaient en question les fondements de la société technicienne. « As compared to any of the major philosophical discussions of technology, there is something very important missing here, namely, a general position on the social and technological patterns under study » (Winner, 1993, p. 375).

On peut ainsi résumer succinctement les critiques qui sont formulées envers la construction sociale des technologies, par l’absence de prise en compte de ce que signifie la technologie, par la recherche qui serait consacrée aux stratégies d'adhésion à la technologie au détriment de la prise en compte d’un contexte politique plus général (Feenberg, 2004a), l’absence de prise en compte des conséquences sociales des choix techniques, de la remise en cause du concept de « groupes sociaux pertinents », l’absence de prise en compte des aspects culturels, philosophiques ou économiques (Winner, 1993).

Malgré ces critiques, le constructivisme social pourrait permettre de résister aux institutions dominantes. Il pourrait aider à contribuer à la reconceptualisation de la politique de la technique : « Le constructivisme pourrait contribuer à l’étude du remplacement des formes traditionnelles du pouvoir, fondées sur les mythes, les rituels et la contrainte, par des techniques de contrôle et de communication. » (Feenberg, 2004a, p. 34). Cependant, pour Feenberg, et pour les raisons que nous venons d’évoquer, la théorie de la construction sociale de la technologie ne remplit pas nécessairement ce mandat.

c) Considérations de la construction sociale de la technologie pour l’éducation

Si les théories étaient toujours fortement cohérentes entre elles, la construction sociale de la technologie serait probablement très présente en technologie éducative (Fountain, 2005; A. Jones & Bissell, 2011), la construction sociale des sciences est plus présente en éducation dans des champs disciplinaires comme la didactique des sciences. Un des mérites de la construction sociale de la technologie est de permettre de comprendre la technologie comme une boîte noire. Ainsi, la technologie ne peut plus être considérée simplement comme étant neutre ou le résultat d’un progrès linéaire, mais plutôt comme une construction sociale.

d) Justifications de l’ajout de la construction sociale de la technologie au tableau des théories de la technologie

Dans cette première partie du chapitre 3, nous avons visité différentes conceptions de la technologie. Conformément au tableau des théories de la technologie, quatre « écoles » de pensée ont été proposées. Ces catégories ne sont certainement pas parfaites. Certains penseurs peuvent être plus difficiles à classer. Marcuse est-il substantialiste ou considère-t-il que la technique peut vraiment être contrôlée? Ellul, figure emblématique du substantialisme et de l’autonomie de la technique, a écrit, vers la fin de sa vie : « J'ai montré sans cesse la technique comme étant autonome, je n'ai jamais dit qu'elle ne pouvait pas être maîtrisée. » (Ellul, 1982, p. 224). Comme on peut le constater, les idées et ceux qui les portent peuvent être difficiles à mettre en boîte, cependant, cette catégorisation a le mérite de permettre le dépassement du débat binaire entre les technophobes et les technophiles.

Comme nous l’avons mentionné au début de cette présente partie, nous avons ajouté une troisième colonne au tableau de Feenberg. Cette colonne, aux côtés des colonnes qui désignent la technique comme étant autonome ou contrôlée, définit des théories de la technologie en tant que « socialement construite ».

La sous-détermination de la technique est un concept significatif pour la théorie de la construction sociale des technologies. La sous-détermination, pour Fourez, signifie, à la suite des philosophes des sciences Duhem et Quine, qu’il est possible d’avoir un nombre infini de théories pour un nombre fini de propositions empiriques (Fourez, 2002, p. 61). Ainsi, la technologie serait sous-déterminée au sens où elle n’est pas déterminée par les propositions empiriques. Comme Feenberg le mentionne :

Le constructivisme affirme, et à juste titre je crois, que le choix entre les différentes alternatives ne dépend en fin de compte pas de l’efficacité technique ou économique, mais de la correspondance entre les objets et les intérêts des divers groupes sociaux qui influencent le processus de conception. Ce qui caractérise un artefact, c’est son rapport à l’environnement social et non pas une certaine propriété intrinsèque (Feenberg, 2004a, p. 50).

Le concept de sous-détermination permet de créer un troisième axe distinct aux côtés de la technique autonome et de la technique consciemment contrôlée. La sous-détermination de la technique n’a rien à voir avec l’autonomie d’une théorie déterministe de la technologie, ni avec une théorie instrumentale de la technologie qui présuppose le contrôle d’outils neutres. La sous-détermination laisse la porte ouverte à un grand nombre d’explications au-delà de l’autonomie et du contrôle.

La construction sociale de la technologie est classée dans la section du tableau où la technologie revêt une certaine neutralité. La neutralité de la construction sociale de la technologie peut s’expliquer par le concept de symétrie. Selon le concept de symétrie, et comme nous l’avons vu précédemment, tous les arguments, qu'ils soient culturels, sociaux, politiques, économiques, ou technologiques, sont analysés sur un pied d'égalité, et soumis au même type d'explication sociale, qu’ils soient vrais ou faux (Feenberg, 2004a). En ce sens, nous pouvons avancer que la théorie de la construction sociale des technologies est « neutre ». Elle n’est pas neutre comme peuvent l’être le déterminisme et l’instrumentalisme. Si elle est « neutre », ce n’est pas par le statut assumé de la technique, mais par « défaut », c’est-à-dire un peu de manière indirecte par les critiques qui lui sont attribuées. Rappelons que pour Winner (1993), il n'y a aucun jugement sur la signification des processus qui permettent d’éliminer le déterminisme technologique ni une quelconque position sur la valeur ou le mérite d’une interprétation alternative de la technologie. En d’autres mots, la construction sociale de la technologie permet de proposer une origine proprement sociale des technologies, mais ne juge pas de la valeur de ces propositions selon un horizon démocratique ou environnemental.

Dans les deux prochaines parties, nous allons combler la dernière case du tableau revisité avec la théorie politique de la technologie de Feenberg, une théorie où la technologie serait socialement construite et contiendrait des valeurs. Dans un premier temps, nous allons définir certains concepts nécessaires à la compréhension de la théorie politique de la technologie de Feenberg qui sera l’objet, dans un deuxième temps, de la dernière partie de ce chapitre.