• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3 Les théories de la technologie

3.1 Du déterministe à la possibilité d'action

3.1.3 La théorie instrumentale de la technologie

La théorie instrumentale de la technologie, ou conception instrumentale de la technologie, serait celle qui est la plus répandue (Feenberg, 2004a), celle qui ferait partie du sens commun où la technologie est comprise comme un simple outil ou une méthode dont l’usage est justifié uniquement en termes de fins et de moyens. Nous débutons par cette théorie, même si ce n’est pas la première dans le tableau, puisqu’elle serait la plus commune.

On peut résumer cette théorie par une citation de James W. Carey (2009), surnommé par certains le champion de la neutralité technologique : «Electronics is neither the arrival of apocalypse nor the dispensation of grace. Technology is technology; it is a means for communication and transportation over space, and nothing more» (Carey & Adam, 2009, p. 107).

La technologie, dans cette citation de Carey, est neutre. Elle est un simple outil qui permet de se déplacer et de communiquer. Aucune valeur ni intention politique ne peut y être attachée. Les outils sont totalement neutres et doivent servir les fins de leurs utilisateurs. Pour Feenberg (2002), cette théorie instrumentale et neutre implique quatre points:

1. La technologie est indifférente à la variété des fins auxquelles elle peut servir. Cette conception est la plus familière et la plus évidente pour la majorité des gens .

2. La technologie est indifférente en ce qui a trait à la politique, qu’elle soit de droite ou de gauche, d’orientation capitaliste ou socialiste. Un marteau est un marteau, et il fonctionnera de la même manière dans tous les contextes sociaux. Contrairement aux institutions légales et religieuses qui ne peuvent qu’être difficilement transférées dans un autre contexte social de par la complexité de leurs liens avec d’autres aspects de la société d’origine, la technologie, de par sa pureté instrumentale, peut être transférée à une autre culture sans problème. Seul le coût de la technologie peut être considéré comme un frein.

3. La neutralité sociopolitique de la technologie est associée à son caractère rationnel et à l’universalité de la vérité qu’elle incarne. Ce qui fonctionne pour une société peut raisonnablement fonctionner pour une autre.

4. L’universalité de la technologie signifie également que les mêmes normes de mesure et d’efficacité peuvent être appliquées dans différents contextes. Ainsi, une même technologie peut augmenter la

productivité des travailleurs dans différentes époques et différentes civilisations (Feenberg, 2002, p. 5‑6)

En somme, la technologie sous la perspective instrumentale est considérée comme un moyen neutre qui incarne la vérité universelle sans référence au contexte d'utilisation, c’est-à-dire sans référence à l’époque, à l’aire géographique, à la culture ou au système politique.

Feenberg (2002) ajoute que selon la théorie instrumentale de la technologie, une intervention morale ou démocratique sur la technologie serait une entrave au progrès. Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’idée de progrès et le développement de la technologie deviennent intimement liés, voir des synonymes, dès le XVIIIe siècle. En ce sens, l'imposition de valeurs ne peut que limiter la sphère technique24.

Pour Feenberg, le modèle économique du trade-offs (coût/bénéfice) s’applique ici à la technologie : This instrumentalist approach places "trade-offs" at the center of the discussion."You cannot optimize two variables," a truism of economics, appears to apply to technology, too, where efficiency is considered as one such variable. There is a price for the achievement of other variables, such as environmental, ethical, or religious goals, and that price must be paid in reduced efficiency. On this account, the technical sphere can be limited by nontechnical values, but not transformed by them. (Feenberg, 2002, p. 6)

La théorie instrumentale de la technologie élimine tout type d'intervention ou d’attribut qui ne vient pas augmenter l'efficacité de l'artefact technologique. Elle est aussi encrée, comme le souligne Feenberg, dans le sens commun qui tire ses racines des penseurs de la période moderne tels que Thomas Hobbes, Jean- Jacques Rousseau, John Locke auxquels nous devons ajouter Jeremy Bentham et John Stuart Mill. L'utilitarisme, qui est développé entre autres par Bentham et Mill, est une doctrine éthique qui base l’action sur les conséquences qu’elle aura pour le bonheur du plus grand nombre. C’est au sein de l’utilitarisme que seront développés les concepts de conséquentialisme, les principes de bien-être, d'agrégation25 et de maximisation,

ainsi que l'impartialité et l'universalisme. Plusieurs de ces concepts s'apparentent à l'instrumentalisme. Ainsi, l'homme contrôle une technique neutre qui lui permet d'arriver à ses fins.

24 Le modèle du coût/bénéfice peut offrir une explication à l’échec de l’interdiction morale de l’arbalète entre chrétiens au

XIIe siècle. À la conception de la technique proposée par le concile de Latran qui présuppose qu’un interdit moral peut

modifier la signification et donc les usages d’un artefact, les princes et les militaires ont compris cet interdit comme une perte d’efficacité.

Bien que la théorie instrumentale permette de considérer la technologie comme étant neutre, elle n'en est pas moins idéologique, comme le souligne Gilbert Hottois, qui considère qu'une telle théorie ne fait que reproduire les schèmes de pouvoir de la société :

La conception instrumentale de la technique, vue comme un ensemble d’outils et de moyens disponibles, est l’erreur et la faute de la plupart des philosophes de la technique. Cette conception et cette volonté (car il s’agit aussi d’une volonté) semblent postuler que l’évolution est achevée, l’universalité atteinte dans la société actuelle ou le projet de société proposé, de sorte que la technique devrait simplement servir l’ordre sociopolitique défini, avec sa morale, son système de normes et de valeurs, et les besoins humains ainsi déterminés. Servir cet ordre, c’est-à-dire assurer sa maintenance et sa production de génération en génération (Hottois, 2004, p. 131)

Nous devons retenir de la théorie instrumentale que la technologie est considérée comme étant neutre. Cette neutralité permet aux utilisateurs d’utiliser la technologie selon leurs fins, sans égard au contexte d’utilisation, qu’il soit différent géographiquement, culturellement, historiquement ou politiquement. L’efficacité de la technologie est toujours la même, sauf si des prescriptions morales s’imposent. Dans ce cas, l’efficacité est atteinte et se traduit par une perte des possibilités d’action ou d’une augmentation des coûts. Ainsi, une préoccupation écologique ou démocratique26 ne peut que restreindre l’efficacité d’une technologie (Feenberg,

2002). Pour Hottois (2004), cependant, la théorie instrumentale de la technologie, malgré la neutralité affichée, n’en demeure pas moins une intention idéologique, celle d’assurer la pérennité du système politique actuel.

a) Considérations de la théorie instrumentale de la technologie pour l’éducation

La conception de la théorie instrumentale de la technologie en éducation serait à l’origine de plusieurs problèmes. Si cette conception trouve un avantage évident dans les domaines s’appuyant sur la science positive, où le contrôle des variables est nécessaire, ce n’est pas nécessairement le cas au contact de « sujets humains » comme dans le cas de l’éducation des citoyens. Comment pouvons-nous apprendre à penser librement, à poser de nouvelles questions à l’aide de la technique si cette même technique sert l’ordre établi? Si la théorie instrumentale semble permettre d’aller droit au but en éducation, en se concentrant uniquement sur les fonctions, elle occulte un pan complet de la signification à donner à l’artefact ainsi que le caractère social des technologies.

26 L’expérience que nous avons eue dans la controverse du port méthanier Rabaska nous porte à croire que les

institutions publiques et corporatives partagent une conception instrumentale de la technologie. Pour les promoteurs, tenir compte des revendications de nature environnementale ou démocratique avait toujours un coût en efficacité. On pourrait penser que les citoyens et les pouvoirs publics et corporatifs ne parlent pas de la même chose quand il est questiopn de