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1. L A PENETRATION DANS LE DEVELOPPEMENT PSYCHOSEXUEL

1.5. V AGIN ET VAGINALITE ?

1.5.2. Une passivité sexuelle primaire est-elle envisageable ?

Dans La sexualité féminine, Janine Chasseguet-Smirgel retrace (d’une façon remarquablement concise et limpide) la place du féminin dans les travaux de Freud, mais aussi des post- freudiens qu’elle catégorise selon qu’ils sont « apparentés » ou « opposés » aux vues freudiennes sur ce sujet124. Cependant, nous allons voir que même les premiers ont pris avec certaines hypothèses freudiennes des distances sensibles.

Hélène Deutsch, fidèle à Freud, soutient que la fille, au moment du stade phallique, doit « renoncer à la masculinité liée au clitoris » et « passer de la phase phallique à la phase vaginale, c’est-à-dire […] découvrir un nouvel organe génital ». Cela est rendu possible par une « soumission masochique au pénis »125 qui servira de « guide ». Cependant, Deutsch considère que « la libido hétérosexuelle a des racines archaïques orales », puis sadiques- anales, et que dans ces prémisses, « le sein, le pénis ou les fèces ont un rôle actif » alors que « l’anus joue un rôle passif, analogue à celui de la bouche à la phase orale ». « Le passage

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André J., 1995, op. cit., p. 27.

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Chasseguet-Smirgel J. (1964) La sexualité féminine. Paris : Payot ; 1978, pp. 31-70.

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serait ainsi frayé, ajoute Chasseguet-Smirgel au sujet des conceptions de Deutsch, vers l’investissement passif du vagin, troisième ouverture du corps féminin ». C’est seulement « lors du premier rapport sexuel » que le pénis « fixe la libido sur le vagin » (qui n’avait jusque là « aucun rôle érogène »), permettant ainsi à cet organe de prendre « le relais de la bouche dans sa fonction orale-passive de succion ». Dès lors, « l’attitude vraiment passive, féminine du vagin est une répétition sur le mode post-ambivalent de la phase préambivalente orale, dans laquelle sujet et objet fusionnent ». Chasseguet-Smirgel ajoute que pour Deutsch, « le coït vaginal permet de surmonter le trauma de la séparation, du sevrage » puisque « dans le coït la relation mère-enfant est reconstituée », ce qui va dans le sens de notre hypothèse d’un lien entre la passivité associée à l’Hilflösigkeit et celle de la position sexuelle féminine génitale : le désir d’être pénétré par l’autre (sexuellement), donc de l’accueillir en son sein, permet (entre autres choses) de se prémunir contre sa perte. Par conséquent, de ce point de vue, les enjeux des pénétrations active et passive se confondent : le « rapport sexuel » vise la ré-union.

Même si elle considère que « la passage du “phallique” au “vaginal” » est rendu « très ardu » par la « bisexualité féminine » et l’ambivalence, il n’en reste pas moins que Deutsch pose les bases d’une passivité primaire, qui plonge ses racines dans les expériences prégénitales orales puis anales, avant de les transférer au vaginal. Deutsch parvient ainsi à concilier la thèse de la méconnaissance prépubertaire du vagin, si chère à Freud, avec l’idée d’une passivité primaire. On peut seulement regretter qu’elle cantonne celle-ci au développement psychosexuel de la petite fille : le garçon n’a-t-il pas lui aussi à composer avec des orifices dans la réalité de son corps ?

Pour Marie Bonaparte, « le “complexe de virilité” de la femme est primaire », conformément à Freud, puisqu’« il est fondé sur l’existence anatomique d’un organe masculin tronqué, le clitoris ». Cependant, Chasseguet-Smirgel note que « contrairement à Freud », Marie Bonaparte « pense que chez la petite fille naît assez tôt l’ébauche psychique de ce qui deviendra l’érotisme vaginal. En effet, elle pense qu’au stade anal la petite fille investit passivement le cloaque, c’est-à-dire l’anus et le vagin confondus cœnesthésiquement. Le vagin n’entrera véritablement en jeu qu’à la puberté mais l’érotisme cloacal passif en constitue le prototype. La fille, au début de sa vie, est avant tout passive, tout comme le garçon du reste. Elle attend des satisfactions de la part de sa mère, tant clitoridiennes que cloacales. Le clitoris est donc primairement investi passivement. ». C’est seulement dans un second temps, au décours de l’Œdipe dans sa valence négative, que « l’attachement de la

petite fille à la mère devient actif et pénétrant ». Notons que rien n’empêche de déduire de ce développement qu’il en est de même chez le garçon : s’il est lui aussi avant tout passif, il doit d’abord investir passivement son pénis, attendre de sa mère des satisfactions phalliques passives, avant que ne survienne une inversion vers l’activité. Mais revenons-en à la fille : c’est seulement à la puberté que « le vagin est investi érotiquement, et non plus le “trou cloacal” ». L’auteur ajoute que pour Marie Bonaparte, « la fonction vaginale à érotisme “concave” s’établit grâce au “masochisme féminin essentiel” qui permet de surmonter les obstacles opposés par l’érotisme clitoridien “convexe” ». Mais l’érotisme actif et le sadisme « attachés au clitoris » qui devront être abandonnés ne sont pas primaires, seulement secondaires. Le développement psychosexuel de la fille semble donc devoir effectuer une boucle, en cheminant de la passivité-masochisme à un retour à celle-ci, après un bref détour par l’activité-sadisme.

Quant à Ruth Mack Brunswick, notons simplement que malgré une grande communauté de pensée avec Freud, elle considère qu’« au début de la vie l’enfant est passif », et que par conséquent le garçon devra « abandonner la passivité pour devenir actif ».

On voit donc que la soumission à l’hypothèse freudienne de la méconnaissance prépubertaire du vagin n’a pas empêché ces auteurs de postuler, de façon plus ou moins explicite, une passivité initiale, primaire, irréductible au renversement de l’activité.

D’autres auteurs, au contraire, se sont élevés contre la méconnaissance prépubertaire du vagin. C’est le cas de Josine Müller, pour qui « le vagin est le premier organe sexuel investi libidinalement », et de Karen Horney, qui considère que la fillette, craignant « les atteintes dont serait l’objet l’intérieur du corps […] refoule ses pulsions vaginales qu’elle transfère à son organe sexuel externe, le clitoris ». Mélanie Klein, elle aussi, pense que « la crainte fondamentale de la fille concerne l’intérieur de son propre corps ». Par ailleurs, pour elle, « le désir oral du pénis paternel devient le prototype du désir génital, vaginal de ce pénis », et elle évoque les « pulsions féminines réceptives » : chez Klein, nous dit Chasseguet-Smirgel, « la réceptivité orale et vaginale, féminine, est primaire ». Jacques André ajoute que « l’originaire est aussi féminin pour M. Klein qu’il est masculin pour Freud »126.

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Ernest Jones, de son côté, défend l’opinion selon laquelle « les désirs vaginaux sont très précoces » et que « les fantasmes précoces concernant tous les orifices sont très fréquents et prennent une forme réceptive typiquement féminine ». Pour Jones, les « fantasmes inconscients très précoces de la fillette » sont « dirigés vers le père et, au début, vers son phallus ». S’appuyant sur « une idée que Freud lui a personnellement communiquée », selon laquelle « la première théorie sexuelle de la fillette serait orale (fellation) », il postule que « ce désir réceptif féminin » se situe « à une phase précoce du développement de la fillette ». Il considère que « la fillette est dès le début plus féminine que masculine, plus centrée sur

l’intérieur du corps que sur l’extérieur ».

Evoquons à présent deux auteurs contemporains, qui situent la passivité comme primaire.

En 1995, Jacques André publie un ouvrage dont le titre en dit long sur une genèse de la psychosexualité qui se situe à distance significative du phallocentrisme freudien : Aux

origines féminines de la sexualité. La sexualité, dans les deux sexes, plongerait donc ses

racines dans le féminin. C’est, pour le moins, prendre le contre-pied de Freud pour qui, on l’a vu, une sexualité proprement féminine apparaît « spontanément » à la puberté. Cette génération spontanée, cette soudaine « poussée de passivité » qui tient du « réflexe », suggère l’idée d’un auto-engendrement qui paraît faire peu de cas d’éventuelles racines infantiles. Chez Freud, la fille est d’abord sexuellement un petit garçon ; pour André, au contraire, l’être psychosexuel est originairement assigné à une position féminine, qui sera seulement secondairement refoulée. Pour situer l’origine de cette passivité-féminité première, il s’appuie sur la théorie de la séduction généralisée développée par Jean Laplanche (Nouveaux

fondements pour la psychanalyse, 1987). Ainsi Jacques André écrit-il :

Le moment inaugural de la vie psychosexuelle se situe, par rapport à l’infans, dans une double altérité : celle de l’adulte et celle de l’inconscient dans l’adulte. Si dans cette “rencontre”, il s’agit moins de commerce que de séduction, c’est que l’enfant, étant donné sa prématuration, voit ses capacités de compréhension et d’élaboration excédées par ce qui lui est ainsi “injecté”. La vie psychosexuelle ne commence pas par “j’introjecte” – ni même par : “je me nourris et j’en profite pour suçoter” – mais par il implante, il intromet ; sans savoir ce que il fait. Un enfant est saisi par la tourmente du sexuel bien au-delà de ce que sa “réponse” auto-érotique lui permet d’apaiser. Un enfant est pénétré par

effraction.127

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Dans son livre consacré au Féminin mélancolique, Catherine Chabert démontre qu’on ne peut « contester la position passive » que les fantasmes originaires « assignent tous au sujet ». Dans la scène primitive, elle note « la place première de l’enfant en détresse, de son exclusion, de son excitation, au vu et à l’entendu » ; elle souligne « la mise à l’écart, le sentiment d’impuissance, et même la douleur psychique associée à cette scène » qui « soutiennent la position passive » de l’enfant. Son « excitation sexuelle » est éteinte par l’angoisse : par suite, « ce qui subsiste, ce qui constitue un mode d’attraction privilégié, répétitif, c’est l’enfant solitaire et passif à la fois débordé et démuni ». Quant aux fantasmes de séduction, ils « impliquent, eux aussi, la représentation passive du sujet dans la scène » : si, depuis l’abandon de sa Neurotica par Freud, le sujet est l’auteur de ces scénarios (théorie du fantasme), il n’en reste pas moins relégué dans une « position d’innocence passive » par ceux- ci. Dans l’activité fantasmatique, la « maîtrise d’une situation où l’excitation menace de débordement ou de désorganisation » n’est réalisable « qu’à condition que la passivité inhérente à l’état d’excitation (être excité par…) soit admise ». Chabert insiste aussi sur les « représentations passives » engendrées par le fantasme de castration : « qu’il prenne la forme du féminin-châtré ou du masculin-menacé, qu’il se déploie dans la culpabilité ou le masochisme, il trouve immanquablement sa marque dans l’horreur de la position passive ». Et l’auteur de conclure : « Au commencement, donc, une position passive nettement dégagée chez l’enfant »128.

Catherine Chabert semble particulièrement proche des considérations d’André relativement à l’origine du sexuel, par exemple lorsqu’elle écrit :

La sexualité, amenée par l’autre, s’inscrit dans l’altérité et inscrit dans le même mouvement l’existence de l’étranger en soi et l’étrangèreté de l’inconscient. Encore faut- il que l’action séductrice qui engendre l’excitation et le trouble, et soutient la nécessité de s’y confronter et de les traiter, encore faut-il que cette action soit acceptée comme venant

de l’autre, acceptation qui place le sujet en position de ré-action bien sûr, à condition

qu’il admette l’effet de l’autre en lui, c’est-à-dire qu’il admette d’être passivement modifié par cet étranger.129

Chabert défend donc, elle aussi, la thèse d’une sexualité reçue passivement de l’extérieur, de l’autre, du dehors.

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Chabert C., 2003, op. cit., pp. 27-31.

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