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1. L A PENETRATION DANS LE DEVELOPPEMENT PSYCHOSEXUEL

1.1. P ENETRATION , ORALITE ET CONSTRUCTION MOÏQUE

1.1.1. La sexualité orale

Dans un ajout daté de 1915 à son chapitre sur La sexualité infantile, Freud décrit la phase orale du développement de la libido :

Une première organisation sexuelle prégénitale est celle que nous appellerons orale, ou, si vous voulez, cannibale. L’activité sexuelle, dans cette phase, n’est pas séparée de l’ingestion des aliments, la différenciation de deux courants n’apparaissant pas encore. Les deux activités ont le même objet et le but sexuel est constitué par l’incorporation de l’objet, prototype de ce que sera plus tard l’identification appelée à jouer un rôle important dans le développement psychique. […] dans la succion, l’activité sexuelle, séparée de l’activité alimentaire, n’a fait que remplacer l’objet étranger par une partie du corps du sujet26

L’« objet » de la pulsion orale est-il à considérer à l’origine comme homogène ou hétérogène au moi ? La question de l’homo/hétérogénéité recouvre celle de la différenciation première, la différence des êtres. Or, comme nous l’enseignent notamment les travaux de Mélanie Klein, une première forme stable de différenciation moi-objet s’acquiert progressivement au cours des premiers mois de la vie, par un jeu subtil d’introjections et de projections du bon et du mauvais :

le premier moi manque beaucoup de cohésion et […] une tendance vers l’intégration alterne avec une tendance à la désintégration, une tendance à tomber en morceaux. Je crois que ces fluctuations sont caractéristiques des premiers mois de la vie27

Cette observation est aussi rapportée par André Green :

le Moi de l’enfant agira individuellement quand la séparation sera accomplie entre le sein et l’enfant. Ce processus graduel s’accompagne de phases périodiques de réunion lors desquelles se réinstaure la phase antérieure, et d’autres phases où, en l’absence de l’objet, l’enfant tente de rétablir, dans la solitude, le paradis perdu de la fusion.28

A ce stade très précoce, l’opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort, entre forces de liaison et de déliaison, se traduit par une alternance de fusions et de dé-fusions : la

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Freud S., 1905b, op. cit., pp. 95-96.

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Klein M. (1946) Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, in Développements de la psychanalyse. Paris : PUF ; 1966, p. 278.

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différenciation initiale entre moi et non-moi est l’œuvre de la pulsion de mort. Mais Green ajoute qu’« une des fonctions fondamentales de la psyché est de tendre vers la séparation pour promouvoir l’individuation : ce but ne sera atteint que si cette fonction disjonctive est assortie d’une fonction conjonctive dont la visée est de rétablir, autant que faire se peut, une communication entre les éléments clivés, dans une coexistence conflictuelle minimale. C’est là le travail de la symbolisation qui nécessite le clivage de deux éléments, puis leur re- combinaison pour créer un troisième élément »29. L’intrication pulsionnelle est donc indispensable à l’individuation : elle permet de créer un champ intermédiaire entre la symbiose et l’autisme.

La pénétration, définie comme occupation de l’espace interne par un corps étranger, n’a de sens que dans un contexte psychique capable de distinguer un dedans et un dehors, un moi et un autrui. Mais dès lors qu’une telle différenciation, ne serait-ce que flottante et transitoire, telle qu’elle doit très probablement d’abord se manifester avant de se stabiliser, peut être pressentie par le sujet en cours d’individuation psychique, soit dans les tous premiers moments de sa vie, rien ne s’oppose à ce qu’une première forme de pénétration ne trouve à se traduire psychiquement. Lorsque le jeune enfant, arrivé à ce stade précoce de construction moïque, ingurgite des aliments, tout laisse à penser qu’il doit par moments être capable de les percevoir comme un morceau du dehors qui, après avoir franchi par l’orifice de la bouche la frontière encore incertaine des limites du corps, garde encore pour un instant ce statut de corps étranger, occupant l’espace interne, et excitant les muqueuses buccale, pharyngienne, œsophagienne, puis gastrique. Il suffit d’ailleurs que l’enfant, repu, s’aventure à continuer de s’alimenter, pour que chaque nouvelle gorgée de lait ne soit plus perçue comme venant combler une demande, mais se trouve déborder les capacités de contenance de l’espace interne. Dès lors, face à ce morceau d’extérieur indigeste (ou, pour se situer sur un plan psychique, non-homogénéisable, non-métabolisable), la nausée vient traduire perceptivement la qualité d’intrus de cet « en-trop ». Le corps du nourrisson peut alors se soulever contre cette occupation interne indésirable dans un spasme à même de l’expulser.

On a posé initialement comme condition préalable pour parler de pénétration, le caractère actif du contenu. On a ajouté que la localisation interne d’un corps relativement à un autre corps suffit, du point de vue du sujet-contenant, à fournir à cet objet-contenu le caractère de

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l’activité. Le corrélat de ces présupposés, c’est que le mécanisme d’incorporation, dont le prototype corporel est l’ingurgitation, comporte intrinsèquement une double composante

active et passive : le sujet qui ingurgite est à la fois actif (il aspire un corps, éventuellement le

mâche, puis l’avale, et enfin le digère) et passif (son espace interne est occupé par un corps étranger qui stimule, excite, certaines muqueuses : le sujet est pénétré par lui). L’incorporation condense donc, à titre de potentialités, ce qui va secondairement s’émanciper comme, d’une part l’identification, d’autre part la pénétration passive.

On peut s’interroger sur le processus psychique qui permet, au cours du nourrissage, et plus tard de l’alimentation, à chaque gorgée, à chaque bouchée, d’opérer la transition entre la différenciation et l’indifférenciation, la transformation du différent en identique, de l’hétérogène à l’homogène, d’assurer le passage du statut de corps étranger à celui de partie du corps propre. Il semble inévitable que cette phase de transition est immédiatement précédée d’une phase de pénétration : avant d’être digéré, l’élément avalé occupe l’espace intérieur pour un temps bref, illégitimement pourrait-on dire, et y excite les parois internes du contenant qui l’accueille, avec un effet tantôt voluptueux, tantôt incommodant. On peut donc supposer que c’est là que doit s’originer la dialectique de la pénétration, soit la première expérience d’une occupation du dedans par un autrui excitant. Cette expérience, d’abord corporelle, serait le prototype sur lequel s’appuierait la composante pulsionnelle que l’on tente d’isoler.

Selon cette hypothèse, les premières expériences de pénétration psychique sont donc contemporaines de la formation du moi, vacillant avec elle, puisqu’intrinsèquement liées à elle (sans une limite différenciatrice, pas d’invagination possible…). Mais si l’on tente de remonter encore l’histoire de la construction du moi, se pose la question essentielle des mécanismes de sa structuration. Or, ne peut-on déjà y repérer l’œuvre d’une pénétration, non plus comme potentialité offerte par la différenciation naissante entre le dedans et le dehors, mais comme processus de sa constitution ?