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1. L A PENETRATION DANS LE DEVELOPPEMENT PSYCHOSEXUEL

1.1. P ENETRATION , ORALITE ET CONSTRUCTION MOÏQUE

1.1.3. Le moi et les objets internes

C’est à Sandor Ferenczi que l’on doit la notion d’introjection. Dans Transfert et introjection47, il écrit qu’avec l’apparition de l’amour objectal, « les objets d’amour sont introjectés : ils sont mentalement intégrés au Moi. L’enfant aime ses parents, c’est-à-dire s’identifie à eux ». L’identification et l’investissement objectal sont ici quasiment équivalents, même si Ferenczi nuance cette équivalence en accordant à l’identification une place prédominante dans la relation au parent du même sexe.

Puis dans Le concept d’introjection48, il définit l’introjection comme « l’extension au monde extérieur de l’intérêt, à l’origine auto-érotique, par l’introduction des objets extérieurs dans la sphère du moi. J’ai insisté sur cette “introduction”, pour souligner que je considère tout amour

objectal (ou tout transfert) comme une extension du moi ou introjection, chez l’individu

normal comme chez le névrosé […] En dernière analyse, l’homme ne peut aimer que lui- même, et lui seul ; aimer un autre équivaut à intégrer cet autre dans son propre moi ». L’introjection est une « fusion » des objets « avec notre moi ». Ferenczi oppose l’introjection dans la névrose à la projection dans la paranoïa, comme mécanismes « caractéristiques de ces tableaux morbides ».

A nouveau, force est de constater que chez Ferenczi, la frontière entre l’identification et l’amour objectal est ténue, puisque les objets internes sont fusionnés au moi, seul susceptible d’être aimé. Pourtant, ne s’agit-il pas là seulement d’un cas particulier de l’amour, qui mériterait d’être qualifié de narcissique ?49

La question de la séparation du moi et des objets internes est explicitement figurée par Freud dans un schéma accompagnant le chapitre de Psychologie collective et analyse du Moi50, qui vise à illustrer la substitution de l’objet à l’idéal du moi chez les membres d’une foule primaire. Ce processus substitutif est supposé être commun aux phénomènes sur lesquels nous avons fondé notre modèle de la pénétration psychique : le charisme, l’état amoureux, l’hypnose. Ce schéma figure un objet extérieur, unique, c’est-à-dire commun à tous les

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Ferenczi S. (1909) Transfert et introjection, in Œuvres complètes. Psychanalyse 1 : 1908-1912. Paris : Payot ; 1990, p. 117.

48

Ferenczi S. (1912) Le concept d’introjection, in Œuvres complètes. Psychanalyse 1 : 1908-1912. Paris : Payot ; 1990, pp. 196-198.

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Freud publiera Pour introduire le narcissisme en 1914, soit deux ans seulement après cet article de Ferenczi (Freud S. (1914) Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle. Paris : PUF ; 2004, 81-105).

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membres de la foule, et, propre à chaque individu, un moi, un idéal du moi, et un « objet du moi » issu de l’investissement de l’objet externe.

Dans Le Moi et le Ca51, Freud décrit, sans le nommer, le processus de formation des objets internes : au « stade d’objet, […] quand l’objet devient la source de sensations de plaisir, il s’instaure une tendance motrice qui veut rapprocher ledit objet du moi, l’incorporer dans le moi ; nous parlons aussi, dans ce cas, de l’“attraction” qu’exerce l’objet dispensateur de plaisir, et nous disons que nous “aimons” l’objet ». Ici, l’incorporation est ce qui inaugure la relation d’objet (elle est donc synonyme d’introjection) : l’objet n’est plus mis à l’intérieur du moi pour s’y fondre, il est situé à l’intérieur de l’espace psychique comme objet interne avec lequel se noue une relation affective. C’est pourquoi « les termes amour et haine […] sont réservés à la relation du moi total aux objets ». La relation d’amour prend donc appui sur la tendance initiale du moi à avaler le bon. L’évolution réside dans le fait que l’objet était à l’origine digéré par le moi, qui s’en trouvait transformé, alors qu’il demeure maintenant (au « stade d’objet ») différencié du moi, à titre d’objet interne.

Freud fait à nouveau référence à la constitution des objets internes, en lien étroit avec le processus d’incorporation : « L’amour […] est originellement narcissique, puis il passe aux objets qui ont été incorporés au moi élargi et exprime la tendance motrice du moi vers ces objets en tant que sources de plaisir. ». Dans le même paragraphe, le terme d’incorporation est aussi associé à la destruction de l’objet : le « fait de s’incorporer ou de dévorer » l’objet est « un mode de l’amour qui est compatible avec la suppression de l’existence séparée de l’objet ». On voit donc que le terme d’incorporation est ici indistinctement utilisé par Freud pour désigner le mécanisme qui consiste à mettre l’objet à l’intérieur, qu’il y demeure comme objet interne ou qu’il se fonde dans le moi et y disparaisse.

Les objets internes sont donc les objets « incorporés au moi élargi » qui ne s’y dissolvent pas. Si cette expression figure les objets internes comme localisés à l’intérieur du moi, cela n’implique en aucune façon qu’ils en réalisent la pénétration, à moins de considérer que toute

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relation d’objet est une pénétration, ce qui n’a aucun sens : cela nous montre les limites d’une appréhension spatiale de l’espace psychique52.

Pour nous éclairer, revenons un instant aux phénomènes qui ont servi de base à notre réflexion. Dans le charisme, l’hypnose, l’amour passionnel, la relation qu’entretient le sujet avec son objet a une teinte particulière, qui différencie ces types de relation d’une foule d’autres. Que cette différence soit d’ordre quantitatif (les unes seraient plus intenses que les autres, c’est-à-dire économiquement plus coûteuses en investissement libidinal), on peut en douter. Je me sens habité par celui que j’admire, plus que par mes proches (parents, enfants) que j’aime pourtant bien plus intensément et dont la perte m’affecterait infiniment plus. La distinction n’est donc pas d’ordre économique. Nous avons plutôt fait l’hypothèse d’une différence dans la nature de l’investissement, et c’est dans celle-ci que nous cherchons à expliquer un élément de vécu, relatif à la pénétration. Nous tentons depuis le départ de situer sur un plan topique ce qui différencie ces types de relations des autres : est-ce parce qu’on se laisse leurrer par une figuration trop spatiale de l’espace psychique, de ses instances, et des objets internes ? Toujours est-il que c’est selon un critère topique que Freud, on l’a vu, a distingué métapsychologiquement l’identification et l’état amoureux « selon que l’objet est

mis à la place du moi ou de ce qui constitue l’idéal du moi ».

Dans un article de 1956, Maurice Bouvet s’attache à décrire les mécanismes qui influencent la construction des objets internes relativement à la réalité objective. Il écrit que « le monde est pour chacun ce qu’il en appréhende en fonction de son propre état intérieur et qu’il s’y meut

par rapport à la vision qu’il en a. Cette manière de voir […] permet de serrer l’inter-jeu

continu qui, quelle que soit la forme pathologique de la relation, unit le sujet à ses objets ; […] la projection, par laquelle le sujet transforme un monde banal en un univers personnel avec lequel il se mesure, intervient dans tous les cas, et aussi d’ailleurs, bien que d’une manière beaucoup plus fine et beaucoup plus limitée, chez le normal ». Il définit la « notion de distance » dans la relation comme « l’écart qui existe entre les relations objectales d’un sujet donné à un moment donné, telles qu’elles sont vécues consciemment par lui, et ce

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Dans Le Moi et le Ca (1923c, op. cit., p. 187), Freud dira, à un autre sujet : « Nous ferons remarquer qu’on se trouve ici en présence de l’une des difficultés auxquelles on se heurte lorsqu’on prend trop au sérieux la représentation spatiale, topique des faits psychiques. ».

qu’elles seraient si, la défense abrasée, le phantasme inconscient qui les sous-tend devenait conscient avec ses impulsions instinctuelles et ses projections »53.

Autrement dit, chez tout un chacun, quel que soit son degré de régression, quelle que soit sa structure de personnalité, l’objet interne présente un écart, une « distance » avec l’objet externe, du fait d’un inévitable recours à la projection, motivée par la vie pulsionnelle et les fantasmes qu’elle produit. Cependant, la « distance » qui sépare l’objet interne (objectal) de l’objet externe (objectif) est fonction du degré d’évolution du moi. L’ « objet » de la relation d’objet est constitué en fonction d’enjeux à la fois externes (les stimuli en provenance de la réalité objective) et internes (les contorsions qu’impose le moi aux représentations internes de ces objets pour s’accorder aux exigences pulsionnelles, tout en respectant les contraintes idéales et surmoïques).

Cette double origine situe les objets internes dans une grande proximité avec le moi tel que défini par Freud en 1923, lui-même constitué sur la base d’exigences à la fois instinctuelles et perceptivo-sensorielles : le Moi représente « la partie du Ca ayant subi des modifications déterminées sous l’influence du système des perceptions ». Freud ajoute que le Moi représente « dans le domaine psychique le monde réel extérieur »54 : dans cette définition, les objets internes sont constitutifs du moi, ils en font partie, car qu’est-ce que le « monde réel extérieur » si ce n’est l’ensemble des objets externes ? Rappelons que dès 1915, Freud définit sans les nommer les objets internes comme les objets « incorporés au moi élargi » auxquels s’attache la libido, passant du narcissisme primaire à l’objectalité55.

Mais si l’on s’en tient à l’appréhension la plus immédiate, la plus naïve, la plus évidente, nous constatons la chose suivante : les autres, ce n’est pas moi. Il apparaît donc peu pertinent de situer métapsychologiquement l’objet interne dans le moi. Sur ce point d’ailleurs, les théorisations freudiennes fluctuent : si les propositions de 1915 et 1923 que nous venons d’évoquer situent les objets investis comme des éléments constitutifs du moi, le schéma précédemment cité, daté de 1921, propose de différencier le moi et les « objets du moi », ce qui nous semble plus intuitif.

53

Bouvet M. (1956) La clinique psychanalytique : la relation d’objet, in La relation d’objet. Paris : PUF ; 2006, pp. 135-139.

54

Freud S., 1923c, op. cit., p. 196.

55

Si l’on veut proposer une représentation spatiale plus juste, qui colle mieux à notre compréhension de ces phénomènes, on doit situer les objets internes à l’extérieur du moi. Leur absorption par le moi, au décours de l’identification, se traduit alors par l’équivalent de ce qui se produit physiologiquement au cours de la phagocytose par la cellule, processus qui consiste grossièrement en trois étapes : la fixation de la cellule sur l’élément à absorber, son invagination, et enfin sa digestion (qui implique sa destruction). On pourrait alors situer la pénétration dans un arrêt précoce du processus : le corps étranger est invaginé mais non détruit.

Cette métaphore physiologique nous permet de situer la pénétration comme un stade intermédiaire dans la démarche qui va de l’investissement d’un objet à l’identification à cet objet. Dès lors, on distingue nettement la pénétration, de l’investissement objectal classique, qui n’implique pas l’invagination du moi : l’objet interne demeure à l’extérieur (du moi). Mais la pénétration n’en demeure pas moins une dialectique : elle est une relation entre le corps (au sens large) qui absorbe et celui qui est absorbé.