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1. L A PENETRATION DANS LE DEVELOPPEMENT PSYCHOSEXUEL

1.5. V AGIN ET VAGINALITE ?

1.5.1. L’hypothèse d’une composante pulsionnelle vaginale

L’hypothèse de la méconnaissance prépubertaire du vagin, à laquelle Freud n’a jamais renoncé, a très tôt dans l’histoire du mouvement psychanalytique cristallisé le débat sur le féminin. Litza Guttieres-Green, dans une conférence prononcée en 2003116, résume les « deux tendances » qui « se sont rapidement dessinées au sein des théories sur la sexualité féminine : d’un côté ceux qui soutiennent la méconnaissance du vagin jusqu’à une époque tardive (aux côtés de Freud, Ruth Mack Brunswick, Jeanne Lampl de Groot, Hélène Deutsch, Marie Bonaparte), de l’autre ceux qui croient en sa connaissance précoce et pour lesquels l’enfant de sexe féminin est fille dès le début (Josine Müller, Karen Horney, Karl Abraham, Mélanie Klein, Ernest Jones) ». Elle rappelle que dans sa Lettre à Freud du 3 décembre 1924, Abraham a « mis en doute l’hypothèse freudienne », s’interrogeant sur l’existence d’une « première éclosion vaginale117 de la libido féminine » dans la « prime enfance » qui subirait un refoulement et « à laquelle succèderait ensuite la prédominance du clitoris ».

Qu’en dire aujourd’hui, près d’un siècle après le début de ce débat ? La fillette a-t-elle une connaissance, d’une façon ou d’une autre, de l’excitabilité de cette cavité vaginale ? Jacques André nuance la portée de cette question, relativement à la connaissance du féminin, en replaçant le débat dans son contexte historique :

Bien que l’élaboration de deux théorisations adverses ait eu lieu très tôt, dès les années 1920, la question de la sexualité féminine demeure posée aujourd’hui en des termes à peu près inchangés. Tout se passe comme si la réponse à l’interrogation : “y’a-t-il une “connaissance” précoce du vagin ? ”, selon qu’elle soit affirmative ou négative, suffisait à elle seule à décider de l’adhésion à l’un ou l’autre des deux ensembles théoriques inconciliables. […] Le tour “insoluble” que prit rapidement la contradiction entre ceux de “Londres” et ceux de “Vienne” (l’image est de Jones), n’est certainement pas étranger à la fermeté de la conviction affichée par les uns et les autres […]. Loin de trancher, la

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Guttieres-Green L. (2003) Le masculin et le féminin chez Freud, Winnicott et les autres. Cycle de conférences d’introduction à la psychanalyse ; www.spp.asso.fr.

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clinique fournit aux adversaires toutes les illustrations nécessaires : aussi bien de l’existence de sensations vaginales précoces que de la méconnaissance absolue du vagin jusqu’à la puberté.118

En effet, ne nous égarons pas : ce qui nous intéresse ici, c’est moins de savoir si la fillette connaît ou non l’existence de son vagin comme zone érogène, que de déterminer si l’enfant, garçon ou fille, a une conception de la qualité pénétrable de la réalité de son corps, et de celui de l’autre. Avec Jacques André119, ce qui nous préoccupe est de savoir « de quelle façon s’élabore la féminité de l’enfant ? – de l’enfant, et pas seulement de la fille ». Cette controverse ne nous intéresse qu’en ceci qu’elle semble s’être accaparée depuis toujours, dans le débat psychanalytique, la question de l’accès à la pénétrabilité du corps propre et du corps d’autrui, même si elle n’y est traitée le plus souvent qu’implicitement, dans l’ombre d’une préoccupation de premier plan : la question du primat du phallus. Il semble en effet que Freud n’ait eu de cesse de défendre l’hypothèse de la méconnaissance prépubertaire du vagin que pour ne pas faire vaciller l’édifice du complexe de castration, ce qui lui a été précocement reproché. On peut s’étonner qu’il n’ait jamais mis cette hypothèse à l’épreuve de ses remarquables capacités d’analyse, et remarquer avec Catherine Chabert120 que « l’élément invoqué [par Freud] pour justifier le tournant de la féminité est lapidaire : “une poussée de passivité” au moment de la puberté ». D’aucuns y voient une manifestation de l’inconscient du père fondateur de la discipline lui-même (Jacques André, on l’a vu, met en cause un refoulement qui coïncide historiquement avec l’analyse d’Anna…).

Après avoir cheminé depuis les premiers moments de la vie jusqu’à la puberté, et observé le développement libidinal sous l’angle de la dialectique de la pénétration, il nous semble possible de fonder l’hypothèse selon laquelle on peut isoler une composante pulsionnelle partielle relative à la pénétration passive, au vécu du corps propre (et de l’espace psychique) comme réceptacle pour l’autre. Cette composante semble trouver à s’étayer de façon transversale sur les expériences orales et anales, pour ouvrir progressivement sur un but sexuel spécifique : accueillir l’autre en soi. Si, comme le soutient Freud, ce but sexuel féminin vise à satisfaire l’envie du pénis (avoir en soi plutôt qu’à soi, disait-on plus haut), nous ajouterons que cela ne constitue que l’aboutissement d’un processus qui trouve son origine dès les premiers temps psychiques (bien avant le complexe de castration), au moment où

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André J., 1995, op. cit., p. 21.

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Ibid., p. 23.

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émerge du magma pulsionnel une première forme identitaire archaïque. Une telle composante pulsionnelle plonge ses racines dans les mouvements psychiques prégénitaux (but : être pénétré par l’objet primaire), et se génitalise au moment de l’Œdipe (but : être pénétré par le père oedipien, par identification hystérique à la mère), avant d’occuper une place de choix dans la sexualité féminine à partir de la puberté (but : être pénétré par l’homme, par déplacement de l’intérêt sexuel hors du triangle oedipien). A l’issue de ce parcours, elle doit trouver sa place ultime comme composante d’une sexualité féminine aboutie, génitalisée, où elle se confond avec l’activité à but passif de la sexualité féminine.

En proposant l’hypothèse d’une prise en compte progressive de la concavité du corps, antérieure à la puberté, nous tentons de rendre compte de la capacité de la cavité vaginale à réaliser d’emblée, au moment de son érotisation, soit à la puberté, la soumission à son compte de l’ensemble des pulsions partielles. Car il nous semble en effet hasardeux d’attribuer une telle capacité organisatrice à une fonction (la contenance vaginale) qui aurait été jusqu’à la puberté totalement niée, à un organe (le vagin) qui n’aurait pu jusqu’alors manifester d’aucune façon sa propre pulsionnalité partielle, puisque, comme s’en étonne Jacques André121, pour Freud « le vagin, zone érogène organisatrice de la sexualité de la femme adulte, serait sans ancrage dans la sexualité infantile ».

Cette vaginalité (selon le néologisme que nous proposons de construire sur le modèle d’oralité et d’analité), et c’est là l’essentiel de la thèse que nous défendons, nous la concevons comme n’étant pas réductible au renversement en son contraire de la pulsion génitale infantile, qui vise la pénétration active par le pénis (ou par son pis-aller féminin, le clitoris) : « pénétrer, casser, percer des trous partout »122. En d’autres termes, nous postulons l’existence d’une passivité primaire, sans présager des liens qu’elle entretient avec la passivité secondaire, issue du double retournement (contre la personne propre et en son contraire) de l’activité. Il nous semble nécessaire de défendre une telle primauté, l’irréductibilité d’une certaine dose de passivité dans la vie sexuelle, pour rendre compte de ce qui nous est apparu comme relevant d’emblée d’une expérience passive, notamment dans la relation du nourrisson au contenu étranger qu’il ingurgite : conjointement à l’activité d’ingurgitation, il est excité (« passivement excité » pourrions-nous dire, mais c’est un pléonasme) par ce corps étranger,

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André J, 1995, op. cit., p. 29.

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sans qu’il ne soit nécessaire de postuler un quelconque retournement en son contraire de l’activité.

La question qui nous préoccupe est donc moins celle de la connaissance précoce du vagin chez la fille, que celle de l’accession, chez le garçon comme chez la fille, à une passivité primaire, associée au caractère concave du corps propre. Nous concevons une telle vaginalité comme prégénitale, c’est-à-dire antérieure (et donc indépendante) des considérations relatives à la différence des sexes : rien ne s’oppose, de notre point de vue, à ce que l’objet fantasmé comme pénétrant soit l’objet primaire lui-même, fût-il mère, et donc femme. Autrement dit, une telle vaginalité n’implique pas l’accès à l’Œdipe, à une figure paternelle porteuse d’un pénis et différenciée de la mère, et ne s’oppose donc pas à « la conviction freudienne toujours plus affirmée au fil des ans : celle d’une première sexualité de l’enfant (fille ou garçon) entièrement tournée vers la mère »123 (contrairement à l’hypothèse d’une « réaction vaginale primitive au pénis (du père) » défendue par Karl Abraham dans sa lettre à Freud datée du 3 décembre 1924 déjà citée, et rapportée aussi par Jacques André).