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VIS A VIS DE LA PENETRATION PASSIVE ?

2.3. S EMIOLOGIE DE LA PSYCHOSE HYSTERIQUE

2.3.10. Perspectives neurocognitives

En réaction aux limites de l’approche catégorielle, qui atteint son apogée dans les critères diagnostiques définis par les grandes classifications internationales (DSM et CIM), tend à se développer en psychopathologie une approche dimensionnelle, selon laquelle « les divers

symptômes » rencontrés dans les troubles psychotiques, et notamment la schizophrénie, « peuvent être regroupés en plusieurs dimensions cliniques en grande partie indépendantes les unes des autres et coexistant à des degrés divers d’un malade à l’autre », écrivent Mohamed Saoud et Thierry d’Amato450. Les premières études factorielles de la schizophrénie, réalisées au début des années 1980 grâce aux progrès de l’informatique, ont révélé une structure tridimensionnelle « correspondant au psychoticisme (ou dimension positive strictement définie composée du délire et des hallucinations), à la désorganisation (comportement désorganisé, affects inappropriés, discours désorganisé) et à la dimension négative (émoussement affectif, anhédonie, avolition) ». Puis d’autres études ont mis en évidence une « structure à cinq facteurs » : « manie, positive, désorganisation, dépression et négative ». On voit que la dichotomie entre schizophrénie et troubles de l’humeur, héritée de la psychiatrie classique, s’efface à la faveur de l’approche dimensionnelle. Celle-ci permet « de modéliser très simplement la diversité des tableaux cliniques traditionnellement qualifiés de

schizophrénie, de trouble bipolaire ou de troubles de personnalité du spectre de la schizophrénie » ; elle prend en considération le continuum souvent observé « entre les

psychoses non affectives et affectives », mais aussi entre « normalité et psychose »451. Par ailleurs, l’approche dimensionnelle a permis aux neurosciences de progresser dans la mise en évidence de substratums étiopathogéniques et physiopathologiques propres à chacune de ces dimensions, substratums qui n’ont jamais pu être identifiés pour les grandes catégories, du fait de leur trop grande hétérogénéité interne.

Les symptômes relatifs à la perte de propriété des manifestations internes constituent une sous-dimension de la dimension positive. Quelle que soit leur dénomination (grand automatisme mental, hallucinations intrapsychiques, syndrome d’influence, symptômes de premier rang, etc.), ils « posent évidemment la question de la limite du Soi », et pourraient « résulter d’une altération du sentiment d’agentivité chez ces patients, c’est-à-dire de difficultés à se sentir à l’origine de leurs propres actions ou pensées ». De récents travaux relatifs à l’agentivité, la sensation d’être l’agent de ses actes, ont permis d’en distinguer deux niveaux de complexité :

- « les jugements d’attribution », qui « sont plutôt fondés sur la détermination explicite de la source de la stimulation et impliquent une métareprésentation de Soi. Il s’agirait d’une agentivité de haut niveau cognitif » ;

450

Saoud M, Amato T d’. La schizophrénie de l’adulte. Des causes aux traitements. Paris : Masson ; 2006.

451

- « l’expérience d’agentivité » ou « agentivité préréflexive » qui, au contraire, « fait référence à la détermination automatique, préconsciente, de l’initiateur de l’action » ; elle ne nécessite pas « l’accès à une conscience réflexive »452.

Abdelaziz Ferchiou et al.453 ont récemment publié une revue de la littérature relative au déficit de « mémoire de source » dans la schizophrénie. La mémoire de source (source monitoring) « représente l’ensemble des processus cognitifs impliqués dans la reconnaissance de l’origine de l’information ». Elle permet notamment de « différencier les informations générées intérieurement (pensées, éléments imaginaires) des informations provenant de l’extérieur (évènements perçus) ». Son altération serait responsable des hallucinations acoustico-verbales aussi bien qu’intrapsychiques. Toutefois, les patients schizophrènes souffrant d’hallucinations intrapsychiques présentent, relativement aux autres schizophrènes, un déficit majoré concernant la discrimination des sources internes entre elles (information pensée, prononcée, rêvée, etc.).

Nicolas Franck454 remarque que les notions contemporaines issues de la philosophie, celles de sens de l’agentivité (sense of agency) et de sens de la propriété (sense of ownership), offrent un découpage qui rappelle celui proposé par Henri Ey, entre les phénomènes forcés et les phénomènes étrangers. Dans le premier cas, le sujet a l’impression de n’être pas l’auteur, mais seulement l’effecteur de l’acte (seul le sens de l’agentivité est atteint) ; dans le second, le sujet ne se ressent pas non plus comme l’effecteur (le sens de la propriété est également mis en défaut).

Pour Frédérique de Vignemont et Pierre Fourneret455, la conscience immédiate d’être l’auteur de ses propres mouvements est une « illusion phénoménologique456 ». Ils suggèrent que « le sens de l’agentivité – défini comme la capacité à se référer à soi-même comme l’auteur de ses propres actions – dépend de processus cognitifs et neuronaux spécifiques ». La notion d’agentivité pose la question de l’identité, du self, du Je. Elle implique « une notion primitive

452

Jardri R, Thomas P. Les troubles de la distinction Soi-Autre chez les sujets souffrant de schizophrénie : perspectives neuroscientifiques. Information psychiatrique 2009 ; 85(5) : 415-419.

453

Ferchiou A, Schürhoff F, Bulzacka E, Mahbouli M, Leboyer M, Szöke A. Mémoire de source. Présentation générale et revue des études dans la schizophrénie. Encéphale 2010 ; 36(4) : 326-333.

454

Franck N. Trouble de l’attribution des actions dans la pathologie schneidérienne. Thèse de Doctorat. Université Claude Bernard Lyon I ; 2001.

455

Vignemont F de, Fourneret P. The sense of agency: A philosophical and empirical review of the “Who” system. Consciousness and cognition 2004 ; 13(1) : 1-19.

456

du self comme sujet, qui ne nécessite aucune identification perceptive préalable » (contrairement à la reconnaissance du corps propre dans le miroir, par exemple). Or, il existe « des processus cognitifs spécifiques qui sous-tendent le sens de l’agentivité […] qui peuvent être perturbés dans le délire d’influence » (« delusion of control »). Rappelant que certaines aires corticales sont activées de la même façon selon qu’on observe une action réalisée par un autre, ou qu’on l’exécute soi-même, les auteurs s’interrogent sur ce qui permet au sujet de discriminer s’il est l’observateur ou l’agent de l’action, autrement dit, si cette activation est d’origine externe ou interne. Ils font l’hypothèse qu’il existerait deux mécanismes distincts, pour la reconnaissance de l’action, et pour la détermination de l’agent de l’action. Ce dernier mécanisme, le processus d’attribution, est susceptible de dysfonctionner ponctuellement chez tout un chacun, mais il est gravement perturbé dans la schizophrénie, le délire d’influence, et dans certains troubles neurologiques.

Lorsqu’une commande motrice est émise, une copie du signal est envoyée à un système de surveillance (monitoring system) pour être comparée au feed-back sensoriel : la confrontation de ces deux informations permet de discriminer les mouvements dont on est l’agent, de ceux que l’on subit passivement, imposés par l’environnement. C’est la perturbation de cet « étiquetage interne » (internal labeling) qui serait à l’origine des expériences xénopathiques. Des expériences ont montré que « des patients schizophrènes souffrant de délire d’influence présentent des difficultés à corriger les erreurs produites durant l’exécution d’un mouvement dirigé vers une cible en mouvement en l’absence de feed-back visuel ». Ces résultats suggèrent que ces malades, ne pouvant se référer consciemment à la copie de la commande motrice, ne peuvent compter que sur les informations périphériques (visuelles et proprioceptives en particulier) pour déterminer l’agent de l’action. Privés de la conscience de l’intention, ils attribuent à tort leurs actions, par défaut, à une source externe.

En référence aux travaux du célèbre neuroscientifique Christopher Frith, de Vignemont et Fourneret décrivent le Frith’s model, qui combine deux processus internes : la simulation de l’exécution de l’action (inverse model) et l’anticipation du feed-back sensoriel (forward

model). Le sens de l’agentivité résulte de la comparaison de l’état intentionnel, de l’état

prédit, et de l’état réel. Conformément à ce modèle, le délire d’influence résulterait soit d’un déficit de surveillance de l’action, soit d’un manque de conscience des informations relatives à l’état intentionnel et à l’état prédit.

Les auteurs suggèrent quant à eux que dans la schizophrénie, « les troubles de l’auto- attribution résultent d’un déficit du traitement de l’information contextuelle pertinente, nécessaire pour lever l’ambiguïté sur les situations sociales et communicationnelles problématiques ». Les auteurs font l’hypothèse d’un processus spécifique (distinct des mécanismes de contrôle de l’action et de conscience de l’action), permettant d’articuler les représentations de l’action et la détermination d’un agent : le « “Who” system ». Les expériences xénopathiques, aussi bien que les erreurs d’attribution de l’action pouvant survenir chez des sujets sains dans des conditions ambiguës, révèlent que ce processus n’est pas infaillible.

Cette brève revue de la littérature neuroscientifique n’a pas d’autre ambition que de situer globalement l’état actuel des considérations neurocognitives relatives aux manifestations xénopathiques. On a vu qu’elles participent d’un effort de modélisation de la subjectivité, en tentant de déterminer ce qui permet la conscience de soi. On constate par ailleurs que la tendance actuelle est au retour à un mécanicisme, plus ou moins pur selon les auteurs : les phénomènes hallucinatoires localisés à l’intérieur de l’espace subjectif sont considérés comme résultant d’un déficit cognitif relatif à la capacité de l’individu à déterminer qu’il est l’auteur de ses pensées, de ses émotions et de ses actions. Du même coup, les troubles xénopathiques ne sont pas qualitativement différenciés des erreurs d’attribution observées chez les sujets sains. Dans cette perspective, rien ne rend compte de la spécificité phénoménologique du vécu psychotique. Enfin, on peut se demander pourquoi, à la faveur d’un tel déficit cognitif, les erreurs d’attribution de l’agentivité ne se font pas dans n’importe quel sens : dans l’écrasante majorité des cas (qu’on songe seulement aux nombreuses vignettes cliniques rapportées par les auteurs que nous avons cités), l’erreur se fait en faveur de l’attribution externe, c’est-à-dire que le malade attribue, à tort, ses états internes à un agent externe. Ce vécu d’intrusion, d’invagination, est infiniment plus fréquent que celui d’une diffusion de la pensée ou d’un contrôle des pensées d’autrui par le sujet ; ou, pour reprendre la terminologie que nous avons proposé d’utiliser, les phénomènes d’influence sont bien plus souvent centripètes que

centrifuges. Rien, dans l’hypothèse d’un déficit du sens de l’agentivité, ne rend compte de

cette particularité clinique. Cela nous encourage à considérer que les phénomènes xénopathiques sont porteurs d’une signification. La critique du mécanicisme formulée voici quatre-vingts ans par Henri Ey demeure éclairante : avec lui, nous sommes porté à considérer que la pathologie résulte d’un déficit qui consiste en une levée d’inhibition, qui permet à des

complexes jusqu’alors maintenus latents de se manifester. En l’occurrence, nous pensons que la forme du délire d’influence sert la problématique dont il relève, à savoir une ambivalence vis à vis de la pénétration passive.

Ce reproche peut être adressé à la compréhension neurocognitive des manifestations délirantes dans son ensemble. Le Michael’s Game, conçu par Yasser Khazaal et Jérôme Favrod, est un outil de thérapie cognitive qui se propose de traiter les idées délirantes en entraînant le patient à la formation d’hypothèses457. Leur approche repose sur le modèle

ABC : face à un événement (Activating event), le patient délirant dispose d’une palette

restreinte de croyances (Beliefs), dont les conséquences émotionnelles et comportementales (Consequences) sont inadaptées (émotions négatives, agressivité, fuite, etc.). Le Michael’s

Game consiste en une série de 80 situations vécues par Michael, un personnage fictif, qui

tente de s’expliquer ce qu’il vit par des hypothèses plus ou moins délirantes :

- Michael rentre chez lui, et constate que son robinet est ouvert et que son lavabo déborde. Il fait l’hypothèse qu’un individu malintentionné s’est introduit chez lui en son absence ;

- Allongé sous un arbre, il est réveillé par la chute d’une pomme. Il suppose qu’on la lui a jetée ;

- Michael entend une voix lui parler, et pense que c’est Dieu qui s’adresse à lui. Etc.

Les patients sont invités à proposer, pour chacune de ces situations, des hypothèses alternatives susceptibles d’expliquer la situation vécue par le personnage : peut-être a-t-il oublié de fermer le robinet en partant ; peut-être que la pomme est tombée toute seule de l’arbre, etc. Les hypothèses proposées par les patients, quelles qu’elles soient, doivent être notées et analysées, selon les cas, en termes de conséquences, de mode de vérification, ou encore de degré de probabilité. En entraînant le patient à formuler plusieurs hypothèses, on s’attend à ce que son interprétation des évènements suscite moins d’angoisse et moins de troubles du comportement. L’objectif est que le patient accorde moins de crédit à ses propres hypothèses délirantes.

Cet outil est souvent apprécié des patients : ludique, il donne l’occasion d’évoquer, en groupe, une symptomatologie qui leur est familière. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, les patients, même les plus délirants, ne proposent que des hypothèses banales et rationnelles :

457

Khazaal Y, Favrod J, Azoulay S., Finot SC, Bernabotto M, Raffard S, Libbrecht J, et al. “Michael’s Game”, a card game for the treatment of psychotic symptoms. Patient education and counseling 2011 ; 83(2) : 210-216.