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PARTIE I LA PRISE EN COMPTE DE LA NÉCÉSSITÉ DE REFORMER LE PROCESSUS

Chapitre 2 – Une prise en compte limitée

2.2. Les défauts du mécanisme de tarification des émissions de GES

2.2.1. Une distribution inégale de la contrainte carbone

Dans le cadre du Protocole de Kyoto, seuls les pays de l’annexe I sont tenus de satisfaire une contrainte quantitative en ce qui concerne leurs émissions de GES. On le sait, la division binaire des parties à cet instrument trouve sa source dans la Convention sur le climat qui prend acte des responsabilités différentes qu’ont les pays développés et en développement dans l’origine des changements climatiques et des capacités respectives dont ils disposent pour y faire face329. Cette distribution inégale de la contrainte climatique

a bien sûr introduit une distorsion de concurrence entre les États, qui a été considérée par

328 Jean-Pierre Hauet, « Les droits d’émission : quotas ou assignats ? De l’utilité d’une banque centrale », in Max Falque, Henri Lamotte, dir., Changements climatiques et pollution de l’air, Bruylant, Bruxelles, 2010, p. 236.

329 Selon l’article 3.1 de la Convention sur le climat, il « incombe aux Parties de préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives. Il appartient, en conséquence, aux pays développés Parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes ». Sur cette question voir plus spécifiquement infra chapitre 3, para. 3.1.

plusieurs gouvernements comme une menace importante à la compétitivité de leur économie330.

Rappelons que, pour justifier son refus d’autoriser la ratification du Protocole de Kyoto par les États-Unis, le Sénat avait jugé que cette distribution inégale de la contrainte climatique « … could result in serious harm to the United States economy, including significant job loss, trade disadvantages, increased energy and consumer costs, or any combination thereof »331. Plus récemment, l’argument a été repris par le gouvernement du Canada pour

expliquer sa décision de se retirer du Protocole de Kyoto, conformément à l’article 22 de ce traité332. Sans aller jusque-là, les craintes liées à cette inégalité de traitement se sont aussi

fait sentir dans les États européens. Redoutant qu’il ne soit pas « soutenable pour l’économie européenne de fonctionner avec un prix du carbone plus élevé que celui en vigueur chez ses concurrents »333, certains États tels que la France et l’Italie ont souhaité

que l’Union européenne instaure une mesure d’ajustement aux frontières sur les importations en provenance des États n’étant assujettis à aucune obligation chiffrée de réduction des émissions de GES, afin d’« éviter les distorsions de concurrence à l’encontre des industries qui subissent le coût des politiques mises en œuvre en Europe »334.

Du point de vue de l’analyse économique, cette distribution inégale de la contrainte carbone peut être considérée comme le premier défaut structurel du mécanisme de tarification du Protocole de Kyoto. En effet, ce mode de distribution a réduit la propension du marché international du carbone à stimuler la transition énergétique, au moins à deux égards. D’une

330 Richard Baron, « Compétitivité et politique climatique », Institut du développement durable et des relations internationales, analyse, n° 3, 2006, p. 16, en ligne : <http://www.iddri.org/Publications/Collections/ Analyses/an_0603_baron_competitiviteclimat.pdf> (consulté le 15 septembre 2014).

331 Byrd-Hagel Resolution, S. RES 98, 105th Congress, 1st Session, 25 juillet 1997.

332 Anonyme, « Canada Formally Abandons Kyoto Protocol on Climate Change », The Globe and Mail, 12 décembre 2011, en ligne : <http://www.theglobeandmail.com/news/politics/canada-formally-abandons-kyoto- protocol-on-climate-change/article4180809/> (consulté le 15 septembre 2014). Le Premier Ministre Stephen Harper a déclaré que « a legally binding deal that fails to include the world’s two largest greenhouse gas emitters – China and the United States – would hurt Canada’s competitiveness ».

333 Mehdi Abbas, Francesco Sindico, « L’Europe face aux changements climatiques. Une mesure d’ajustement aux frontières pour préparer l’après-Kyoto ? », Économie du développement durable et de l’énergie, note de travail, n° 5, 2012, pp. 1-2, en ligne : <http://hal.inria.fr/docs/00/69/84/97/PDF/MA-Sin dico_NT5_2 012.pdf> (consulté le 15 septembre 2014).

part, l’incitatif en faveur de la transition énergétique qu’est censé produire le mécanisme de tarification du Protocole de Kyoto possédait une portée limitée puisqu’il ne s’adressait qu’aux agents économiques situés sur le territoire d’un pays de l’annexe I. D’autre part, la tarification non uniforme du carbone a pu inciter les agents économiques à délocaliser leurs activités polluantes dans des espaces où rejeter des GES est demeuré gratuit. Aucune règle du système d’échange de droits d’émission ne vise à prévenir ce risque de « fuites de carbone », qui peut conduire à faire baisser la demande de droits d’émission sur le marché international du carbone et menacer ainsi la production d’un signal prix adéquat.

Par ailleurs, ce problème de la distribution inégale de la contrainte climatique doit également être rapproché d’une autre question qui lui est intimement liée, soit celle du type de système de comptabilisation des émissions de GES utilisé dans le Protocole de Kyoto. Dans le cadre de cet instrument, ce système est dit « production-based », ce qui signifie que les émissions de GES attribuées à chaque État sont celles qui ont été émises à partir de son territoire. Par exemple, « if emissions are generated as a result of producing steel in China, it is China that incurs responsibility for these regardless of where the steel is consumed »335. Or, l’inconvénient de ce mode de comptabilisation est qu’il conduit à faire

« porter le poids des émissions de GES sur le producteur plutôt que sur l’ensemble de la chaîne de transformation jusqu’au consommateur final »336.

Dans ce contexte, les biens qui sont produits à l’extérieur des territoires où existe une contrainte carbone, mais qui sont consommés au sein de ces territoires ne peuvent refléter le coût social de la dégradation du climat. Pour ces biens là, l’incitation par le système des prix ne peut donc fonctionner. Il s’agit évidemment ici d’une autre limite importante à la capacité du mécanisme de tarification des émissions de GES du Protocole de Kyoto d’amener les agents économiques à privilégier des comportements moins polluants. Et cette limite est d’autant plus grande que dans le cadre de l’économie fortement mondialisée que

335 Joanna Scott, Lavanya Rajamani, « EU Climate Change Unilateralism », European Journal of

International Law, vol. 23, n° 2, 2012, p. 475.

336 Roger Lanoue, Normand Mousseau, Maîtriser notre avenir énergétique. Pour le bénéfice économique,

nous connaissons aujourd’hui, de nombreux biens sont produits dans des pays non soumis à des contraintes carbones, mais consommés dans des pays où existent de telles contraintes. Une étude a démontré qu’en 2004, « 23 % of global C02 emissions … were traded internationally, primarily as exports from China and other emerging markets to consumers in developed countries »337.

C’est pourquoi certains auteurs proposent désormais de fonder les marchés du carbone sur un autre système de comptabilisation dit « consumption-based »338 (ou système de « cycle

de vie »). Avec un tel système, « les émissions de GES seraient comptabilisées tout au long de la chaine de production et assumées ultimement par le consommateur »339. Les choix des

consommateurs à l’égard des produits importés en provenance de pays non soumis à des contraintes carbones pourraient alors conduire à réorienter les comportements dans ces pays. En outre, l’intérêt pour les agents économiques de délocaliser leurs activités de production afin d’échapper à des contraintes carbones serait moindre.

Cela étant, sur le plan pratique, faire fonctionner un marché du carbone à partir de ce mode de comptabilisation des émissions apparaît extrêmement complexe, notamment parce qu’il faudrait établir l’empreinte carbone de chaque produit et pouvoir identifier le consommateur final. Mais l’obstacle est peut-être davantage politique, puisque rien n’indique que les pays soumis à des contraintes carbones soient prêts à accepter les conséquences résultant d’une correction à la hausse du prix de l’ensemble des biens qu’ils importent en provenance des pays en développement, par exemple, par le biais d’une mesure d’ajustement aux frontières. Et surtout, rien n’indique que les pays en développement soient prêts à accepter une telle correction, dont la légalité pourrait par ailleurs être contestée au regard des règles du système commercial multilatéral340.

337 Steven J. Davis, Ken Caldeira, « Consumption-Based Accounting of CO2 Emissions », Proceedings of the

National Academy of Sciences, vol. 107, n° 13, 2010, p. 5687.

338 Ibid.

339 Roger Lanoue, Normand Mousseau, Maîtriser notre avenir énergétique. Pour le bénéfice économique,

environnemental et social de tous, op. cit., note 336, p. 103.

340 Rappelons en effet que l’article III.2 de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, (1950) 55 RTNU 194, (ci-après le « GATT ») pose une obligation de non-discrimination qui interdit de frapper les

Quoi qu’il en soit, si la distribution inégale de la contrainte climatique constitue une limite à la portée du mécanisme de tarification du Protocole de Kyoto en tant qu’outil de promotion de la transition énergétique, on peut dire que cette limite s’est trouvée amplifiée en raison du type de système de comptabilisation des émissions qui a été retenu par les États. À cet élément, il convient d’ajouter que la portée du mécanisme a aussi été limitée par l’absence d’un mécanisme de soutien des prix.

2.2.2. Une absence de mécanisme de soutien des prix

Si l’outil fiscal et la technique des marchés de droits sont tous les deux des instruments d’internalisation des externalités, leur nature diffère : alors que l’outil fiscal repose sur une politique de prix, la technique des marchés repose à l’inverse sur une politique de quantité. En effet :

la fiscalité laisse une incertitude sur l’impact en matière d’environnement tandis que les effets sur les coûts du pollueur sont bien connus. Au contraire, avec un marché de droits, on est assuré du résultat sur la qualité de l’environnement puisque la pollution est égale au nombre de droits émis, mais la charge pour les pollueurs est incertaine et dépend du prix qui va s’établir sur le marché341.

produits importés d’une taxe supérieure à celle frappant les produits nationaux similaires. Toute la question est donc de savoir si la quantité d’émission de GES rejetée lors de la fabrication d’un bien pourrait constituer un critère recevable pour conclure à la non similarité des produits. Or, sur ce point, la jurisprudence de l’OMC semble pour l’instant plutôt indiquer qu’une discrimination entre des biens nationaux et importés fondée sur des procédés et méthodes de production qui n’affectent pas les caractéristiques physiques du produit serait incompatible avec l’article III.2 du GATT. Cela dit, il faudrait encore examiner si une telle mesure pourrait être justifiée par les exceptions générales définies à l’article XX, notamment aux alinéas b) et g). En l’absence de décision de l’Organe de règlement des différends, on conviendra, avec Raphaël Kempf, que l’étude de la compatibilité des mesures d’ajustement aux frontières avec le droit de l’OMC fait intervenir « un trop grand nombre d’incertitudes », qui tiennent tant à la « façon dont seront interprétées les dispositions des différends Accords de l’OMC par les juges qu’à la façon dont les États conceveront leurs mesures d’ajustement », pour qu’une conclusion définitive puisse être formulée sur le sujet. Raphaël Kempf, L’OMC face au changement

climatique, op. cit., note 15, p. 131.