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PARTIE I LA PRISE EN COMPTE DE LA NÉCÉSSITÉ DE REFORMER LE PROCESSUS

Chapitre 2 – Une prise en compte limitée

2.2. Les défauts du mécanisme de tarification des émissions de GES

2.2.3. Un manque de prévisibilité du mécanisme

Pour que les agents économiques soient réellement incités à effectuer des choix favorables à la lutte contre les changements climatiques, il ne convient pas seulement d’attribuer un prix aux émissions de GES. Il faut également garantir à ces agents économiques que ces émissions continueront à l’avenir d’avoir un prix. Comme l’explique l’économiste Jean Tirole :

les acteurs économiques (entreprises, ménages, administrations, États) ne choisiront des équipements non émetteurs de GES que s’ils anticipent un prix du carbone suffisamment élevé à l’avenir. De même les entreprises ne feront les efforts nécessaires pour promouvoir de nouvelles générations technologiques non polluantes que si elles y voient un intérêt économique. En bref, il s’agit de réduire l’incertitude sur le prix du carbone de demain348.

En ce qui concerne le marché international du carbone, la façon dont ses règles de fonctionnement ont été rédigées démontre que les États ont effectivement cherché à dissiper

347 Jacques Papy, « L’encadrement de l’échange de droits d’émission dans le marché réglementé du carbone au Québec sera-t-il efficace ? Enjeux, constats et prédictions », op. cit., note 252, à paraître.

348 Jean Tirole, « Politique climatique : une nouvelle architecture internationale », in Jean Tirole, dir., « Politique climatique : une nouvelle architecture internationale », op. cit., note 177, p. 14.

cette incertitude. Les règles du marché s’appliquent à « chaque période d’engagement », ce qui suppose qu’il y en ait plusieurs et, selon l’article 3.9 du Protocole de Kyoto, les parties de l’annexe I sont tenues d’adopter des engagements de réductions pour les périodes suivantes par le biais d’un amendement à l’annexe B. À la lumière des textes, tout semble donc indiquer que le marché international du carbone a été conçu pour durer et qu’il permettrait dans l’esprit de ses créateurs de garantir l’existence d’une tarification du carbone sur le long terme.

C’est d’ailleurs dans cette optique que les sanctions applicables aux parties ne respectant pas leur objectif de réduction ont été pensées. En effet, selon la procédure de non-respect, lorsque les émissions d’une partie dépassent la quantité qui lui a été attribuée, il est prévu que la Chambre de l’exécution du Comité de contrôle du respect des dispositions du Protocole de Kyoto retranche au budget carbone alloué à la partie dans la période d’engagement suivante la quantité de tonnes d’émissions excédentaires, majorée de 30 %349. Autrement dit, le mécanisme de sanction repose sur le principe de l’existence d’une

succession de périodes d’engagement.

Pour autant, les signaux envoyés par ces règles ont-ils été suffisants pour rassurer les agents économiques sur la pérennité du système d’échange de droits d’émission, alors même que son fonctionnement s’inscrit dans une société internationale dépourvue de régulateur et au sein de laquelle l’issue des négociations climatiques demeure toujours entourée d’une grande incertitude ? Sans doute pas.

Lors du lancement du système d’échange de droits d’émission en 2008, les agents économiques ne disposaient encore d’aucune information sur la façon dont les membres du régime du climat décideraient d’organiser leur coopération après l’échéance de la première période d’engagement du Protocole de Kyoto à la fin de l’année 2012. Cette absence de visibilité du cadre réglementaire et l’incertitude relative à l’existence de contraintes

349 Décision 24/CP.7, Procédures et mécanismes relatifs au respect des dispositions du Protocole de Kyoto,

quantitatives d’émission de GES sur le long terme n’ont évidemment pas favorisé l’établissement d’un prix élevé pour les droits d’émission. D’autant plus que les négociations du « post-2012 » n’ont guère démontré une volonté politique unanime et manifeste des États de préserver le marché international du carbone.

Un tel contexte a bien sûr contribué à réduire l’incitation au respect des règles qu’étaient censées fournir les sanctions applicables en cas de dépassement des émissions, puisque rien ne garantissait que d’autres périodes d’engagement seraient définies. Et comme l’ont remarqué les observateurs du marché international du carbone, cette « uncertainty surrounding the future of existing carbon markets … has prevented valuable resources from being channeled to low carbon investments, particularly from the private sector »350.

Manque de prévisibilité ; absence de mécanisme de soutien des prix ; distribution inégalitaire de la contrainte carbone. Le mécanisme de tarification des émissions de GES du Protocole de Kyoto possède plusieurs défauts structurels qui, du point de vue de l’analyse économique, en font un outil de promotion de la transition énergétique dont la portée est limitée. Bien sûr, ces défauts doivent être examinés à la lumière du contexte dans lequel s’est inscrit la mise en place du marché international du carbone.

Rappelons que le système d’échanges de droits d’émission présentait en 1997 un caractère doublement innovant : d’abord parce que l’utilisation de la technique des marchés de droits pour maîtriser les émissions de GES ne connaissait aucun précédent au sein des États ; ensuite parce que le système des permis négociables n’avait jamais été transposé à l’échelle internationale. Et sur ce dernier point, la pratique de Kyoto aura permis de constater que « les caractéristiques propres de la société internationale, non hiérarchisée et composée d’États également souverains rendent cette transposition singulièrement complexe »351. En

somme, l’expertise des États dans la conception des règles de fonctionnement d’un marché

350 Alexandre Kossoy, « Mapping Carbon Prices and Initiatives. Developments and Prospects », op. cit., note 324, p. 10.

351 Sandrine Maljean-Dubois, Matthieu Wemäre, La diplomatie climatique : les enjeux d’un régime

international du carbone n’était guère développée et ceux-ci ne pouvaient se référer à des expériences similaires déjà menées auparavant. C’est donc par la pratique que les États ont découvert la véritable efficacité du système352.

Cela étant, compte tenu des défauts que possède le mécanisme de tarification des émissions de GES du Protocole de Kyoto et de sa portée limitée pour promouvoir la transition énergétique, il convient de s’interroger sur la véritable raison de son inclusion dans le régime du climat. En effet, ce mécanisme semble davantage avoir été pensé comme un instrument de maîtrise des coûts des mesures de réduction de GES que comme un instrument de promotion de la transition énergétique353. Cette thèse se trouve d’ailleurs

confirmée par un examen des travaux préparatoires au Protocole.

Au cours des discussions menées au sein du Groupe spécial du Mandat de Berlin, mis en place en 1995 afin d’établir un protocole à la Convention sur le climat, les États en faveur de la mise en place d’un marché de droits, au premier rang desquels les États-Unis, insistèrent particulièrement sur la souplesse offerte par ce mécanisme et sur son intérêt pour réduire le coût d’abattement des émissions de GES. Les rapports du Groupe spécial indiquent clairement que lors des négociations, plusieurs délégations ont « fait ressortir l’importance d’une certaine souplesse dans la définition et la réalisation des objectifs chiffrés de limitation et de réduction des émissions et que parmi les mécanismes suggérés pour favoriser pareille souplesse figuraient notamment des permis d’émission échangeables uniquement entre les Parties visées à l’annexe I »354.

352 Marjan Peeters, « Emissions Trading as a New Dimension to European Environmental Law: The Political Agreement of the European Council on Greenhouse Gas Allowance Trading », European Environmental Law

Review, vol. 12, n° 3, 2003, p. 83.

353 Joseph E. Aldy, Richard Baron, Laurence Tubiana, « Addressing Cost. The Political Economy of Climate Change », in Jospeh E. Aldy, John Ashton, Richard Baron, et al., « Beyond Kyoto. Advancing the International Effort Against Climate Change », Pew Center on Global Climate Change, 2003, p. 85, en ligne : <http://stephenschneider.stanford.edu/Publications/PDF_Papers/BeyondKyoto.pdf> (consulté le 15 septembre 2014). Selon les auteurs : « cost minimization is integral to the very architecture of the … Kyoto Protocol. Its market-based mechanisms … are designed to promote cost-effective mitigation among developed countries and investment in low-cost mitigation in developing and transition economy countries ».

354 Groupe spécial du Mandat de Berlin, Rapport du groupe spécial du mandat de Berlin sur les travaux de sa

L’importance de pouvoir bénéficier d’une telle flexibilité dans l’atteinte des objectifs de réduction des émissions se comprend aisément. Le coût des réductions de GES varie considérablement entre les États en fonction de leur situation géographique, économique, sociale ou énergétique. En outre, il existe une grande incertitude relative à l’évolution de plusieurs éléments qui exercent une influence directe sur le coût d’abattement des émissions. Les variations du prix des énergies fossiles (de plus en plus difficiles à prévoir avec l’essor du pétrole et du gaz non conventionnel), le développement de la filière des énergies propres, les avancées technologiques, les réactions des consommateurs, les perspectives économiques ou la tendance des émissions sont autant de facteurs qui peuvent déterminer le degré de contrainte que représente la mise en place de mesure de contrôle des rejets de GES au sein d’un État. Comme le note Jean-Charles Hourcade, dans ces conditions, « nul gouvernement … ne peut sérieusement s’engager sur un objectif quantifié sans avoir la garantie que, si l’objectif s’avère mal calibré et provoque un rejet politique de tel ou tel secteur de l’opinion …, il pourra l’ajuster en important des permis supplémentaires »355.

Avec la mise en place des échanges de droits d’émission, les rédacteurs du Protocole de Kyoto ont souhaité « systématiser les vertus prêtées par le marché au libéralisme économique »356 pour créer, par une sorte de troc vertueux, un contexte économique

international favorable à la lutte contre les changements climatiques. « Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, l’individu travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler »357,

écrivait Adam Smith. Cependant, l’expérience de Kyoto a démontré que faire profiter le climat de cette « main invisible » par le biais de ces échanges marchands est un exercice délicat, surtout en l’absence d’un régulateur unique capable de réagir rapidement aux évolutions du marché. Le « design » de l’encadrement juridique des échanges constitue un facteur déterminant dans l’efficacité environnementale du marché. Or, mieux calibrées, les

355 Jean-Charles Hourcade, « Le climat au risque de la négociation internationale », op. cit., note 241, p. 140. 356 Pierre-Marie Dupuy, « Conclusions générales », in Sandrine Maljean-Dubois, dir., Changements

climatiques : les enjeux du contrôle international, op. cit., note 200, p. 362.

357 Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des Nations, Gallimard, Paris, 1976, p. 256.

règles de fonctionnement du marché international du carbone auraient sans doute pu faire du mécanisme de tarification des émissions de GES du Protocole un outil plus performant pour s’attaquer à la source du problème climatique.

Conclusion

Le régime du climat est-il un droit de la transition énergétique ? En raison de la présence d’une réglementation du comportement économique des États et d’un mécanisme de tarification des émissions de GES, il s’en approche. Mais en raison de la portée limitée de ces deux outils pour instaurer un mode de développement moins émetteur de GES au sein des États, la question appelle manifestement une réponse négative.

Nous avons en effet démontré, dans un premier temps, que les règles identifiant des comportements étatiques dans le domaine économique favorables à la transition énergétique ne faisaient peser sur les membres du régime du climat qu’un très faible degré de contrainte, qu’elles soient ou non formellement obligatoires. Dans un second temps, nous avons remarqué que les défauts du mécanisme de tarification des émissions de GES avaient, dans une large mesure, compromis sa capacité à inciter les agents économiques à effectuer des choix plus propices à la protection du climat. Dans ce contexte, tout semble donc indiquer que le régime du climat n’a pas été pensé à son origine comme un véritable droit de la transition énergétique, comme un droit de la transformation des processus de production, à commencer par l’absence de ces expressions dans ses textes fondateurs.

En ce sens, certains auteurs ont estimé que ce système conventionnel s’est développé à partir d’une « erreur fondamentale de perspective » dans la mesure où les changements climatiques auraient été appréhendés par la communauté internationale « comme un banal problème d’environnement »358 pouvant être résolu par les mêmes politiques qui avaient été

auparavant utilisées. Force est d’admettre que la façon dont la représentation politique des États est assurée au cours des négociations climatiques semble en témoigner. Lors des

358 Gwyn Prins, Isabel Galiana, Christopher Green, et al., « Communication de Hartwell. Une nouvelle orientation pour la politique climatique après l’échec de 2009 », London School of Economics, 2010, p. 18, en ligne : <http://eprints.lse.ac.uk/27939/4/HartwellPaper_French_translation.pdf> (consulté le 15 septembre 2014).

COP, les délégations sont très souvent composées de membres rattachés aux institutions chargées de l’environnement ou du développement durable au sein des États qu’elles représentent, alors même que les décisions importantes en matière de lutte contre les changements climatiques sont davantage d’ordre économique, budgétaire, commerciale et industrielle.

Cette « erreur de perspective » dans la compréhension du problème climatique pourrait constituer un facteur expliquant que les États aient choisi de faire de la définition de seuils de rejets pour les GES la problématique centrale au sein du régime du climat. Bien sûr, la définition de ces seuils est un élément déterminant pour maintenir la stabilité du système climatique. Mais cette approche « environnementale » du défi climatique contribue aussi à instaurer un cloisonnement entre, d’une part, la question de l’output, c’est-à-dire des émissions de GES, et, d’autre part, la question de l’input, c’est-à-dire des énergies et des technologies qui sont utilisées au sein des économies359. Or, un tel cloisonnement, qui dans

le cas du régime du climat est demeuré très important, s’avère inadapté pour susciter les transformations profondes des processus de développement économique qu’appelle la protection du climat.

359 Amy Dahan, Stefan C. Aykutt, « De Rio 1992 à Rio 2012. Vingt années de négociations climatiques : Quel bilan ? Quel rôle pour l’Europe ? Quels futurs ? », op. cit., note 150, p. 159.

Conclusion de la Partie I

L’objectif de cette première partie était de déterminer dans quelle mesure et de quelle façon la nécessité de promouvoir un mode de développement économique moins carboné avait été prise en compte par les États lors de la mise en place du système multilatéral de lutte contre les changements climatiques. Cette étape nous a conduit à formuler deux observations.

Tout d’abord, en raison de l’existence d’une réglementation du comportement économique des États et d’un mécanisme de tarification des émissions de GES, nous avons constaté que la nécessité de réformer le processus de développement avait bien été prise en compte par les membres du régime du climat, et ce, dès les origines de la création de ce système conventionnel. L’idée selon laquelle la protection de l’environnement requiert une approche intégrée, c’est-à-dire une approche consistant à intervenir au cœur des activités économiques pour agir aux sources de la pollution, imprègne donc incontestablement les textes fondateurs du régime du climat.

C’est d’ailleurs sans doute à travers cet aspect que la Convention sur le climat et le Protocole de Kyoto portent le mieux la marque de leur époque ; une époque caractérisée par l’affirmation de l’interdépendance des enjeux économiques et environnementaux, l’émergence du concept de développement durable sur la scène internationale et l’adoption de la Déclaration de Rio, dont le Principe 4 appelle justement à ne plus considérer la protection de l’environnement isolément360.

360 Rappelons que selon le Principe 4 de la Déclaration de Rio (op. cit., note 136, p. 3), « pour parvenir à un développement durable, la protection de l’environnement doit faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être considérée isolément ».

Cependant, au cours de cette première partie, nous avons aussi constaté que sur le plan normatif, l’importance accordée à cette nécessité de réformer le processus de développement économique pour résoudre la crise climatique n’avait fait l’objet que d’une prise en compte limitée. En effet, à la lumière de leur analyse, ni la réglementation du comportement économique des États, ni le mécanisme de tarification des émissions de GES ne nous sont apparus comme des outils adéquats pour permettre aux sociétés d’inventer une nouvelle économie moins carbonée. En tout cas pas dans des délais suffisants pour préserver la qualité du système climatique.

On s’en doute, la nature limitée de cette prise en compte n’est probablement pas étrangère aux coûts financiers et aux sacrifices immédiats qu’implique une transition rapide vers des modes de développement moins émetteurs de GES. S’attaquer aux causes initiales des changements climatiques représente évidemment un risque à court terme pour la poursuite de la croissance économique. Or, cette autre facette de la dimension économique du défi climatique a également été prise en compte par les États tout au long de la construction du régime du climat. C’est pourquoi il convient à présent d’examiner, dans la seconde partie de cette étude, la façon dont les normes de ce régime sont parvenues à articuler la poursuite de l’objectif environnemental identifié avec la protection des intérêts économiques nationaux immédiats.