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La narration, un espace de manipulation

4 Narration  et  temps  :  entre  ordre  et  désordre

4.2 Manipulations  temporelles

4.2.1 Une  chronologie  fluctuante

Bien que les récits soient globalement chronologiques, il existe de nombreux exemples de retour en arrière ou d’anticipation, qui menacent quelque peu la linéarité du récit. Dans The Cider House Rules et A Widow for One Year, les analepses et prolepses sont internes à la diégèse, c’est-à-dire que le narrateur procède dans son récit à une rupture de la chronologie de l’histoire en faisant le choix d’organiser les événements à sa guise. Il manifeste ainsi sa présence dans les romans et son autorité sur les faits qu’il relate. A Prayer for Owen Meany contient également de telles ruptures chronologiques mais les « anachronies » les plus probantes sont les prolepses dues à l’oscillation entre diégèse et narration, entre les années 1950-1960 et les années 1980, entre la guerre du Vietnam et l’Administration Reagan.

Les trois romans proposent donc une image quelque peu anamorphosée de la chronologie des événements qui n’en reste pas moins cohérente car elle conserve l’apparence d’une progression ordonnée entre un début et une fin, où bornes temporelles et bornes du roman coïncident. En effet, le début et la fin de l’histoire correspondent à ceux du roman. Mais entre ces deux extrémités, les oscillations entre présent, passé et

futur foisonnent, et ce dès les premières pages des romans. Ainsi, nous retrouvons ce type de phénomène dans The Cider House Rules et A Prayer for Owen Meany où une analepse apparaît juste après l’incipit. Alors que les six premiers paragraphes de The Cider House Rules introduisent l’histoire de l’orphelinat de St Cloud’s et de ses habitants dans les années « 192- »301, le récit débute réellement par l’histoire de cette bourgade du Maine depuis le dix-neuvième siècle : « St. Cloud’s, Maine—the town— had been a logging camp for most of the nineteenth century. »302 Ce retour en arrière permet au narrateur d’expliciter les conditions très particulières de vie dans cette partie des Etats-Unis, où la rigueur météorologique va de pair avec la dureté des activités d’abattage des arbres. Le retour en arrière est peut-être encore plus flagrant dans A Prayer for Owen Meany, roman dans lequel l’incipit s’inscrit dans le présent de la narration, en l’occurrence 1987. L’utilisation subite du prétérit, qui débute dès la fin des paragraphes introductifs, manifeste ce « flashback » et indique clairement au lecteur que débute alors le récit rétrospectif de l’histoire de John et d’Owen :

[…] What faith I have I owe to Owen Meany, a boy I grew up with. It is Owen who made me a believer.

In Sunday school, we developed a form of entertainment based on abusing Owen Meany […]303

A l’inverse de The Cider House Rules, il n’est à ce stade pas possible pour le lecteur de déterminer l’amplitude exacte de ce retour en arrière puisqu’aucun élément de datation ne lui a encore été fourni. Cependant, la mention de « Sunday School »304 indique explicitement que le narrateur se replonge à l’époque de son enfance. Il est ainsi possible de déterminer que cette analepse concerne tout au plus quelques dizaines d’années car seul un adulte peut faire le récit de ses jeunes années. Un second retour en arrière intervient quelques pages plus loin : « As for my ancestor John Wheelwright, he landed in Boston in 1636, only two years after he bought our town. »305 Cette analepse tient lieu de retour aux origines et vise à installer la famille Wheelwright dans l’Histoire des Etats-Unis en en faisant ainsi une figure importante de la communauté de Gravesend et l’inscrivant dans un statut social privilégié.

301 John Irving, The Cider House Rules, p. 13.

302 Ibid., p. 15.

303 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 14.

304 « Sunday School » correspond au catéchisme en France et se déroule le dimanche matin, en général avant l’office de fin de matinée.

Ainsi, ce retour aux siècles antérieurs contribue-t-il à installer chacun des romans dans une réalité historique qui participe de l’instauration de leur dimension mimétique. Mais toutes les analepses ne sont pas d’une amplitude si importante. A l’autre extrémité du spectre des amplitudes, nous retrouvons un retour en arrière très court puisqu’il ne concerne qu’une journée : « Only yesterday he had made a new enemy—a woman in her eighth month who said it was only her fourth. »306 La proximité induite par le mot « yesterday » explicite clairement le fait que le Dr. Larch s’adonne encore et toujours à la pratique de l’avortement à ce moment de l’histoire et que la démarche intellectuelle qui l’a poussé vers ce choix est toujours d’actualité. D’ailleurs, l’utilisation de ce mot dans ce contexte paraît étonnant ; opter pour l’expression « the day before » semblerait ici plus approprié. Ce choix n’est pourtant pas anodin puisqu’il permet de faire comprendre au lecteur qu’il est en présence du discours indirect libre, où le narrateur fait part des pensées du directeur de l’orphelinat de St Cloud’s en feignant de relater des faits. La fonction strictement explicative de l’analepse est ici infléchie puisque ce retour en arrière véhicule une immédiateté quant à la question de l’avortement et nous plonge dans l’esprit du médecin, comme pour mieux expliquer les fondements de sa position sur cette difficile question.

Entre ces deux limites de l’amplitude des analepses, la majorité d’entre elles opèrent un retour en arrière de quelques années. Parfois, une date aide au repérage temporel mais la plupart du temps, une datation précise est impossible, en tout cas avant d’avoir terminé le roman afin de l’appréhender de façon globale et d’être capable d’en restituer la chronologie générale. Cela étant dit, c’est le plus souvent la relation des différents événements entre eux qui importe plus que le nombre de jours, mois ou années qui les séparent. Les figer à un moment précis irait à l’encontre du brouillage temporel qui prédomine dans les trois romans qui nous intéressent.

Dans A Prayer for Owen Meany, John Wheelwright cherche à résoudre le mystère de l’identité de son père. Cette question le hante pendant de nombreuses années et constitue l’un des piliers de l’intrigue : comme John, le lecteur veut savoir qui est cet homme. La résolution de ce mystère intervient au neuvième chapitre lorsque John découvre la balle de baseball dans le tiroir du bureau du Révérend Lewis Merrill, qui lui confesse alors la relation qu’il a eue avec Tabby. C’est alors que le récit opère une analepse visant à expliciter les liens unissant les deux personnages :

Why the Rev. Merrill had so whimsically prayed that my mother would drop dead was such an old, tired story. My mother’s little romance, I was further disappointed to learn, had been more pathetic than romantic; Mother, after all, was simply a very young woman from a very hick town. When she’d started singing at the Orange Grove, she’d wanted the honest approval of the hometown pastor […] Afterward, the reality that he had no intentions of leaving his wife and children – who were already (and always had been) unhappy! – must have shamed him.307

Bien sûr, cette analepse précise de façon évidente la relation entre Tabby et Lewis Merrill mais elle permet également de lever le voile sur les origines du narrateur et revêt à ce titre une fonction supplémentaire à celles qui lui sont traditionnellement attribuées. Notons de plus la présence du modal « must » indiquant ici une spéculation. Le narrateur ne sait pas tout, il doit deviner. Si certains événements ne lui sont pas accessibles, c’est bien que l’auteur en a décidé ainsi. Par ce simple mot, John Irving s’arroge le total contrôle de sa création et réduit dans le même temps l’omnipotence de son narrateur. Alors, la notion de jeu, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, entre en scène.

Un phénomène analogue se retrouve dans A Widow for One Year, au moment où le narrateur fait appel aux souvenirs de Ruth pour relater les conditions dans lesquelles Ted, son père, lui a fait part des détails sur la mort de ses deux grands frères :

The chill gave her a touch of November in the Indian Summer weather; it reminded Ruth of that November night in 1969 when her father had given her what he called ‘the ultimate driving lesson’ and ‘the penultimate driving test.’ […] Ted waited until they were approaching Flushing Meadows; then, without any warning, he began to tell her the story in exactly the same way that he’d told it to Eddie O’Hare, with Ted Cole in the third person – as if Ted were just another character in the story, and a minor character at that. […] ‘Good driving, Ruthie,’ her father told her. ‘If you ever have a tougher drive than this, I trust you to remember what you’ve learned.’308

La fonction explicative de cette analepse est moins évidente que dans le cas précédent puisque, comme le souligne le narrateur, les éléments qu’elle donne ont déjà été fournis au lecteur. Elle a donc un autre objectif : d’abord souligner la perversité du personnage de Ted, qui pour s’assurer que sa fille sera toujours prudente au volant lui inflige des conditions de conduite particulièrement difficiles, mais surtout établir un point de référence pour la leçon de conduite que Ruth donnera elle-même à son père une vingtaine de pages plus loin. Pour que le désir de vengeance de Ruth puisse être totalement compris par le lecteur, il faut que le récit en établisse tous les fondements, ce

307 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 564.

que cette analepse s’attache à faire en partie. Notons en outre que l’amplitude de cette analepse est aisément identifiable du fait de la mention d’une date précise. Ce passage se situe dans la seconde partie du roman, pendant l’automne 1990 ; le retour en arrière est par conséquent de trente et un ans. Cette précision est assez rare puisque la plupart des autres analepses présentes dans les trois romans opère un bond dans le temps dont la durée reste indéterminée, comme en témoigne cet exemple tiré de The Cider House Rules : « In this one respect Heart’s Haven and Heart’s Rock resembled St Cloud’s: there was no saving Senior Worthington from what was wrong with him, as surely as there had been no saving Fuzzy Stone. »309 Le retour en arrière est signifié par la présence du past perfect « had been ». Il a été fait quelques pages auparavant mention du décès de Fuzzy Stone ; la comparaison entre les deux situations ne fait que souligner un peu plus l’imminence de la mort de Senior Worthington. De plus, alors que les deux lieux sont en général mis en oppositon, ils sont ici réunis par le caractère incontournable de la mort. Le rappel de faits antérieurs sert ici à anticiper un futur imminent pour Senior Worthington.

De fait, de nombreux exemples d’analepses se retrouvent dans les trois romans qui nous intéressent ; les retours en arrière ainsi opérés varient d’une journée à quelques trois siècles. Si à chaque fois, elles conservent leur valeur traditionnelle d’explication ou de mise au point, les exemples glanés dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year montrent que les « flashbacks » servent aussi d’autres fonctions dans l’économie générale des romans, comme la résolution d’un mystère ou l’établissement d’un contexte propice à l’appréhension de la valeur d’un événement futur. Sans être ici tout à fait transgressif, John Irving tend néanmoins à marquer de son empreinte les techniques qu’il utilise afin de les enrichir et au final d’assurer la cohérence générale de ses œuvres. Qu’en est-il du mouvement temporel inverse, à savoir les prolepses ?

A l’instar des retours en arrière, les phénomènes d’anticipation véhiculés par les prolepses apparaissent assez fréquemment dans nos trois romans et sont le plus souvent difficiles à dater. C’est le cas par exemple au début de The Cider House Rules : alors que le récit se concentre sur un accouchement délicat auquel le Dr. Larch a dû faire face au début de sa carrière à Boston, il est fait mention du journal qu’il rédige, bien des

années plus tard, alors qu’il est devenu le responsable de l’orphelinat de St Cloud’s : « ‘Here in St Cloud’s,’ Dr. Larch would write, ‘I am constantly grateful for the South End of Boston.’ »310 Le contexte permet d’identifier la prolepse, qui est par ailleurs soulignée par l’utilisation du modal « would ». L’information ainsi donnée ne paraît pas capitale — le docteur travaillera dans un endroit appelé St Cloud’s et tiendra un journal — pourtant elle est importante dans la mesure où elle instaure le journal comme le lieu privilégié d’expression des pensées les plus intimes et des convictions les plus fortes du médecin. Le lecteur est par conséquent prévenu qu’il apprendra beaucoup du personnage à travers ce qui est présenté comme le contenu de son journal.

Un exemple similaire se retrouve dans A Widow for One Year mais là, les informations données s’avèrent plus fondamentales : « That Ruth Cole would grow up to be the rare combination of a well-respected literary novelist and an internationally best-selling author is not as remarkable as the fact that she managed to grow up at all. »311 Cette prolepse nous permet d’apprendre que Ruth deviendra une écrivaine de renom, ce qui, à ce stade du roman, est une information tout à fait nouvelle. Mais elle permet aussi de pointer les difficultés de son enfance, que toute la première partie du roman s’attachera à démontrer et à expliquer. Par ce procédé, l’auteur établit à la fois la réussite professionnelle et les nombreuses difficultés personnelles de son protagoniste. Mais étant donné qu’il reste vague quant à ces difficultés, le suspense n’est pas trahi. Au contraire, le lecteur se retrouve dans l’expectative, ce qui bien entendu attise sa curiosité. Alors qu’en général les prolepses sont parcimonieusement utilisées car elles entraînent souvent un déclin d’intérêt en dévoilant des aspects ultérieurs de l’intrigue, John Irving parvient non seulement à contourner cet écueil mais à renverser la tendance. La prolepse est ici utilisée comme ressort pour déclencher, par la perspective de rebondissements futurs, un renforcement de l’intrigue.

L’imprécision concernant l’amplitude des prolepses est récurrente dans The Cider House Rules et A Widow for One Year. Elle est notamment véhiculée par l’adverbe « later », qui sémantiquement exprime l’indétermination temporelle, mais John Irving y adjoint d’autres éléments qui permettent d’en réduire la portée. Ainsi, lorsque Homer reçoit la lettre de Melony, il en reporte la lecture : « Homer Wells would

310 John Irving, The Cider House Rules, p. 65. Nous soulignons.

read that, much later that same night, when he couldn’t sleep, as usual, and he decided to get up and read his mails. »312 De ce fait, le lecteur prend connaissance du contenu de la lettre avant Homer. Nous possédons donc l’opinion sévère, mais à de nombreux égards justifiée, de Melony envers son copain d’enfance et anticipons les réactions possibles d’Homer. Une fois de plus, John Irving détourne quelque peu l’utilisation de la prolepse afin de générer la curiosité de ses lecteurs qui voudront vérifier la véracité de leurs hypothèses. Par ailleurs, l’expression « much later that same night » revêt presque valeur d’oxymore, dans la mesure où ses deux parties expriment des dynamiques antagonistes : « much later » projette de façon indéterminée dans un futur lointain alors que « that same night » fait référence à un moment précis dans un futur plus proche. Par ailleurs, « much later » sert également à faire appréhender au lecteur l’importance des insomnies d’Homer, dont le sommeil est très perturbé. La valeur sémantique de « much later » se trouve ici infléchie par « that same night » pour au final pointer une caractéristique importante du personnage d’Homer.

A Prayer for Owen Meany opère, nous y avons fait référence, un va-et-vient constant entre temps de l’histoire et temps de la narration grâce aux prolepses. La fin du troisième chapitre nous en propose une utilisation plus complexe où le brouillage temporel s’accentue :

In the entire service, only the psalm struck me as true, and properly shamed me. It was the Thirty-seventh Psalm, and the choir appeared to sing it directly to me:

Leave off from wrath, and let go displeasure: fret not thyself, else shalt thou be moved to do evil.

Yes, it’s true: I should ‘leave off from wrath, and let go displeasure.’ What good is anger? I have been angry before. I have been ‘moved to do evil,’ too – as you shall see.313

Ce passage, nous l’aurons compris avec l’utilisation du présent et de la première personne, correspond à une entrée du journal de John, qu’il écrit en 1987. Il intervient donc à l’époque présumée de l’écriture du roman, c’est-à-dire postérieurement aux faits relatés par le récit. Les deux dernières phrases signalent la fin de la prolepse en opérant un retour à l’histoire puisque John souligne la véracité de ce Psaume sur son expérience passée. Mais l’expression « as you shall see » a un effet annonciateur évident : la suite du récit nous montrera dans quelles circonstances la colère de John s’est développée et

312 John Irving, The Cider House Rules, p. 668.

dans quelle mesure il s’est adonné à des actes peu louables. A ce moment du roman, l’information ainsi donnée n’est que partielle car il nous faut encore en découvrir les détails mais capitale puisqu’elle attise la curiosité du lecteur. La prolepse initiée par « as you shall see » tend, contrairement à son usage traditionnel, à accroître le suspense et générer de fait un regain d’intérêt. Par ailleurs, si l’on pose un regard attentif sur l’aspect chronologique des différents éléments de ce passage, il émerge une complexité manifeste : nous sommes en 1987 et soudainement le narrateur nous replonge dans son enfance, une trentaine d’années plus tôt, et fait mention, dans la même phrase, d’événements qui auront cours ultérieurement — une dizaine d’années plus tard environ — afin de clore l’aparté du journal et nous reconduire vers l’histoire. Le mouvement principal entre temps de la narration et temps de l’histoire se trouve dupliqué à l’échelle de l’histoire ; nous assistons par conséquent à un double effet de balancier entre passé et futur qui contribue, de façon tout à fait évidente, au brouillage temporel par ailleurs identifié dans le roman.

Cette espèce de flou apparaît également dans A Widow for One Year lorsqu’une prolepse sert de prétexte à faire surgir des souvenirs chez Ruth qui la plonge dans le passé : « Later, alone in her suite at the Stanhope, Ruth remembered that Eddie had held her hand while she cried. »314 Cette phrase intervient juste après l’entrevue, après de nombreuses années, entre Ruth et Eddie au cours de laquelle ils ont échangé quelques souvenirs de l’été 1958. L’adverbe « later » appelle un bond dans le futur et opère une ellipse de toute la fin de la soirée. Les détails sont superflus, on imagine très bien que la