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3 L’individu  et  les  autres

3.2 Une  nouvelle  version  de  la  féminité

3.2.2 L’infidèle  tourmentée  :  Candy  et  Marion

Ces deux femmes sont en effet « coupables » d’une liaison infidèle, les inscrivant de fait dans un processus transgressif avéré. Mais si l’infidélité est réprouvée par les codes traditionnels et moraux, The Cider House Rules et A Widow for One Year proposent une vision plus libérale, moins péremptoire. A l’inverse de ce que nous avons remarqué pour les deux figures féminines précédentes, John Irving n’ancre pas Candy et Marion dans une utilisation subversive des attributs féminins. La dénonciation du modèle conventionnel opère alors par l’entremise de la valeur et des conséquences plus positives qu’il attribue à leurs écarts de conduite.

Nous l’avons souligné, Candy est personnage avec de nombreux atouts : elle est jolie, adorable, amicale, bonne. Pour parfaire cette impression de perfection, l’auteur souligne qu’elle ne tombe toutefois pas dans les travers de ses qualités :

She was lovely, but never falsely sweet; she was a great and natural beauty, but no crowd-pleaser. She had daily reliability written all over her, she was at once friendly and

practical—she was courteous, energetic and substantial in an argument without ever being shrill. […] the girl’s absolute goodness made Olive feel guilty […]197

Mais pour éviter l’image d’une perfection lisse et ennuyeuse, l’auteur laisse augurer de possibles problèmes avec la dernière phrase de la citation. Il génère ainsi la possibilité de tensions que le portrait éminemment positif tendait à évacuer. Comme pour montrer que les apparences sont souvent trompeuses, il lui fait prendre quelques libertés avec les conventions de la société traditionnelle que la diégèse dépeint : Candy a des relations sexuelles en dehors du mariage. Sa grossesse, qui peut être comprise comme une forme de punition, la lie définitivement à la transgression puisqu’elle aura recours aux services du Dr. Larch pour avorter. Manifestation du respect du choix des femmes pour le directeur de St Cloud’s — acception que l’avortement prend invariablement dans le roman — cet acte est également envisagé de façon positive dans la mesure où il permet la rencontre avec Homer, le père de son unique fils. On voit alors poindre une conception nouvelle et à contre–courant que la description du ménage à trois entre Candy, Homer et Wally contribue à renforcer, voire à valider. Parallèlement, John Irving travaille à altérer plus encore l’image de la femme parfaite à travers l’expression de l’ambivalence des sentiments de son personnage et son indécision persistante :

‘Is that what you call waiting and seeing?’ Homer asked Candy the next day.

‘Yes,’ Candy said. ‘For years I’ve expected to be married to Wally. You came along second. I have to wait and see about you. And now comes the war. I have to wait and see about the war, too.’198

La guerre devient alors une véritable aubaine puisque le départ de Wally pour le front birman combiné au fort besoin de Candy de se sentir aimée favorise son rapprochement avec Homer. Leur amitié se transforme en relation amoureuse vite consommée. Le secret dont le personnage tient à entourer cette relation dénote des pressions exercées sur l’individu par l’environnement. En outre, cachée, cette liaison n’en apparaît que plus transgressive. Pour ajouter à la difficulté de la situation — dont l’issue plutôt heureuse n’en apparaîtra que plus étonnante —, John Irving ajoute la crainte d’Olive Worthington, une contrainte supplémentaire pour Candy : « He [Homer] also knew that Candy was afraid of Olive; it was not that Candy was so eager to have a second abortion—Homer knew that Candy would marry him, and have their baby on the same

197 John Irving, The Cider House Rules, p. 183-184.

day, if she thought she could avoid telling Olive the truth. »199 En conséquence, il installe Candy dans le mensonge, qui constitue non pas le « premier acte impur »200

mais la conséquence directe de son non-respect des règles qui ajoute une déviance à une configuration déjà transgressive. Pour ajouter au portrait contrastré de son personnage et souligner la difficulté des rapports aux autres, l’auteur fait perdurer les politiques du secret, du mensonge et du « wait and see » de Candy. Sous l’impulsion d’Homer qui décide de dire toute la vérité à Angel, Candy fléchit fait de même avec Wally. Rassérénant la valeur positive de l’infidélité, John Irving choisit de ne pas attribuer à la révélation de la vérité les effets dévastateurs escomptés. En effet, à partir de ce moment de vérité, l’ambiance est beaucoup plus sereine au sein de cette « famille » atypique :

‘I think I got away with it,’ Homer told Wally and Candy and Angel when they were eating a late supper in the house at Ocean View.

‘It doesn’t surprise me,’ Wally told his friend. […]

‘Don’t worry, Pop,’ Angel told his father. ‘You’re going to do just fine.’

‘You’re going to do just fine, too,’ Homer told his son. ‘I’m not worried about that.’ Downstairs, they heard Candy pushing Wally around in the wheelchair. They were

playing the game that Wally and Angel often played—the game Wally called ‘flying’.

‘Come on, ‘ Wally was saying. ‘Angel can make it go faster.’ Candy was laughing.201

Malgré les révélations de Candy, Wally considère toujours Homer comme son ami et parvient à jouer et à rire avec sa bien-aimée alors qu’une telle légèreté ne s’était jamais produite depuis son retour de Birmanie. Les liens entre Homer et Angel sont inchangés. Cependant, comme en témoigne l’absence d’interaction entre Candy et Homer, c’est à leur relation que la vérité a fait du tort. Leurs chemins se séparent mais ils restent forcément liés par leur fils, Angel.

Dans The Cider House Rules, l’infidélité n’est donc pas aussi négative qu’habituellement. L’auteur invite en outre le lecteur à dépasser le cadre des évidences et de la tradition en proposant le portrait d’une figure féminine confinant à la perfection tout en étant fortement liée à la transgression. Tous ses choix ne soulèvent pas nécessairement l’adhésion mais ils constituent au final une alternative intéressante permettant à l’auteur de soumettre plusieurs idées, toutes en rupture plus ou moins affirmée avec les normes de la société américaine. La valeur positive de l’acte

199 John Irving, The Cider House Rules, p. 504.

200 Association empruntée à Vladimir Jankélévitch. Le pur et l’impur. Paris: Flammarion, 1960, p. 211.

transgressif tout autant que la définition d’une nouvelle norme participent de la dimension contestataire du roman.

L’infidélité est également une constituante majeure du couple formé par Ted et Marion Cole dans A Widow for One Year. Nous l’avons déjà souligné, le mari est un séducteur invétéré, ce qui génère des tensions dans le couple sans pourtant, dans un premier temps, le mettre en danger :

Many a faithful wife has tolerated, even accepted, the painful betrayals of a philandering husband; on Marion’s case, she put up with Ted because she could see for herself how inconsequential his many women were to him. […] Ted was never abusive to her; and especially after the deaths of Thomas and Timothy, he was consistent in his tenderness toward her.202

Au début du roman, les écarts de conduite de Ted sont pointés du doigt mais pas condamnés. On retrouve alors ce refus de l’auteur de verser dans les clichés traditionnels dans le cadre desquels l’infidélité doit être rejettée en bloc. Comme les autres figures féminines mentionnées jusqu’alors, Marion est une jolie femme ; elle est en plus une femme fidèle et une mère dévouée : « Regarding Ruth’s mother: Marion was a beautiful woman.[…] she also was a good mother […] she was a loyal and faithful wife. » 203 Le lecteur est forcément séduit par cette image de la perfection mais John Irving va s’attacher à ternir ce portrait. Dans un premier temps, il fait intervenir un événement tragique — la mort de Thomas et Timothy —qui dénature à jamais le personnage, qui ne pourra pas se relever d’un tel traumatisme : « After all, no one but Ted could have comprehended and respected the eternity of her sorrow. »204 Dès lors, Marion devient un personnage plus sombre et caractérisée par la tourmente : elle ne parvient pas à aimer Ruth et nourrit une haine tenace contre Ted, qui arrive mieux qu’elle à dépasser cet événement traumatique. Marion offre jusqu’à maintenant une image conventionnelle de la femme. Mais John Irving l’installe rapidement dans une image moins lisse.

C’est dans ce contexte de déchirement qu’Eddie entre dans la famille Cole sous l’impulsion quelque peu machiavélique de Ted, qui cherche à pousser son épouse à l’adultère pour obtenir le divorce à son avantage et surtout la garde de Ruth. Ce que Ted avait prédit se produit et Eddie tombe sous le charme de la belle Marion. Dès le début, la relation entre les deux personnages est étonnante. Après un épisode cocasse où

202 John Irving, A Widow for One Year, p. 47.

203 Ibid., p. 22.

Marion surprend Eddie se masturbant devant ses vêtements préférés, elle décide de succomber au jeune Eddie :

Again she gripped the back of his neck and pulled his face against her breasts. ‘But you

still haven’t had sex, have you?’ she asked. ‘I mean not really.

Eddie closed his eyes against her fragrant bosom. ‘No, not really,’ he admitted. He was worried, because he didn’t want to sound as if he were complaining. ‘But I’m very, very happy,’ he added. ‘I feel complete.’

‘I’ll show you complete,’ Marion told him.205

Nous retrouvons ici les seins en tant qu’expression privilégiée de féminité et de la maternité, à laquelle s’ajoute un fort pouvoir d’attraction, un effet presque hypnotique. Le tout souligne la nature transgressive — parce qu’oedipale — de l’amour entre ces eux personnages. Dès cet instant, les deux amants entretiennent une relation soutenue pendant tout le reste de l’été 1958 : « They made love in the carriage-house apartment every morning. »206 Et si Marion était tourmentée avant l’arrivée d’Eddie, sa relation infidèle avec lui semble avoir des effets très positifs. Elle se moque du regard extérieur et ne cherche pas à cacher cette relation qui pourrait choquer du fait de la différence d’âge des deux partenaires — Eddie a seize ans, Marion vingt-trois de plus : « They didn’t care that the Chevy and the Mercedes would be parked in the driveway for anyone to see. They didn’t care that they were seen having dinner together in the same East Hampton restaurant every night. »207 Marion semble métamorphosée, revenue à la vie par cette relation gratifiante : « With Eddie, what had begun on Marion’s part as a kindness toward a shy boy […] had blossomed into a relationship that had been deeply rewarding to her. »208 Mais, ces effets positifs ne sauraient en cacher l’aspect transgressif et être même malsain. En effet, Eddie est mineur, ce qui fait de cette aventure une atteinte aux bonnes mœurs selon les normes traditionnelles. De plus, les motifs pour lesquels elle a remarqué ce jeune homme relèvent d’un élan mortifère : « […] Eddie’s expressions haunted her pleasantly because of their ceaseless associations with Thomas and Timothy. »209 C’est donc pour sa ressemblance à ses deux fils tragiquement décédés que Marion à porté un œil attentif à Eddie, qui l’aide à conjurer leur mort et contribue à les faire symboliquement revivre : « However briefly,

205 John Irving, A Widow for One Year, p. 99. L’auteur souligne.

206 Ibid., p. 101.

207 Ibid., p. 101. L’auteur souligne.

208 Ibid., p. 109.

Eddie O’Hare had brought her dead boys back to life. »210 La peine excessive de Marion peut expliquer son manque de discernement mais son comportement devient douteux lorsque dans l’intimité de la chambre, ses relations sexuelles avec Eddie prennent de ce fait l’apparence d’un désir incestueux à peine voilé. L’élan de vie proposé par Eddie du fait sa jeunesse et sa ressemblance avec Thomas et Timothy est ainsi transformé en une pulsion morbide qui constitue une preuve patente de son désarroi et de l’impasse dans laquelle elle se trouve. La tension dans le personnage de Marion se lit également dans la contradiction entre ses sentiments envers le jeune homme et l’esprit calculateur avec lequel elle envisage d’utiliser Eddie pour se venger de Ted :

‘Ted thinks that you’re his pawn, Eddie,’ Marion told the boy. ‘But you’re my pawn, not Ted’s.’

‘Okay,’ Eddie said, but Eddie O’Hare did not yet realize the extent to which he truly

was a pawn in the culminating discord of a twenty-two-year marital war.211

John Irving fait ici le portrait des aspects les plus méchants et négatifs du comportement humain. Il façonne un peu plus le portrait contrasté de Marion et en fait la détentrice ultime du pouvoir, une autre manifestation de la dimension contestataire du roman.

Eddie apparaît donc comme le catalyseur de la vitalité de Marion mais aussi comme le révélateur de ses penchants morbides comme en témoigne le culte qu’elle voue aux photographies de ses défunts enfants. Fortement troublée, voire désorientée, par la disparition tragique et prématurée de Thomas et Timothy, Marion est installée dans la tourmente d’une vie placée sous le signe de la peine et guidée par un désir de vengeance à peine feint. Dans cette spirale destructrice, son aventure avec Eddie prend incontestablement la forme d’un regain de joie et de vie. L’infidélité n’est plus totalement négative. A l’instar de Candy et Homer, John Irving sépare Marion et Eddie mais les deux personnages restent liés tout au long du roman à l’issue duquel ils se retrouveront.

Infidèles, Candy et Marion sont tourmentées. Pourtant, leurs écarts de conduite n’apparaissent pas aussi négatifs que la norme conventionnelle le laisse entendre. The Cider House Rules et A Widow for One Year s’inscrivent en ce sens à contre-courant et contestent la validité de la conception traditionnelle. En outre, la sexualité en dehors du cadre légal et traditionnel que représente le mariage constitue une forme de pouvoir des femmes sur les hommes, à qui elles imposent leurs volontés et leurs choix. Par le jeu

210 John Irving, A Widow for One Year, p. 102.

d’un renversement des rôles, c’est la figure masculine qui devient en quelque sorte dominée. John Irving, sans verser dans le cliché de la femme machiavélique, décrit Candy et Marion conscientes des sentiments des personnages masculins à leur égard mais ne faisant pas vraiment cas des répercussions de leurs décisions sur leurs amants. A l’instar de Tabby et Hannah, Candy et Marion sont deux très jolies femmes, et comme la première, elles sont dotées d’un caractère doux et gentil, ce qui rend leurs écarts d’autant plus intéressants du point de vue de la caractérisation et significatifs au regard du renversement des codes traditionnels. Par ailleurs, l’omniprésence de Marion dans la production littéraire d’Eddie est une nouvelle expression de l’influence que peut exercer la femme sur l’homme. Quels que soient les traits ou les comportements que John Irving leur prête, les figures féminines sont une forme intéressante des « autres » alliant convention et transgression, qui permettent à l’auteur d’ancrer ses romans dans la droite lignée du mouvement social contestataire des années 1960. Jusqu’à présent, la figure féminine reposait en partie sur les caractéristiques en partie traditionnelles de la féminité. Avec Hester et Melony, John Irving poursuit son travail d’inversion de la norme en séduisant le lecteur avec des personnages féminins peu attractifs.