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2 La  fiction,  une  alternative  au  monde  réel

2.3 Redéfinition  des  figures  parentales

2.3.2 La  mère  :  une  figure  peu  conventionnelle

A l’instar de ce que nous venons d’établir pour le père, l’image de la mère est contrastée dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year. Cette représentation particulière de la mère tend vers sa désacralisation, qui trouve son expression la plus aboutie dans A Widow for One Year. En effet, par l’intermédiaire de ses dessins, Ted véhicule une image assez peu reluisante de la figure maternelle. A mesure que le roman avance, ses dessins sont de plus en plus obsènes voire pornographiques. L’impression de décadence se dégageant de la tournure lubrique des dessins de Ted contribue à ternir l’image de la mère parfaite. Dans un premier temps des représentations artistiques de nu, ils se transforment rapidement en mises en scènes à caractère délibérément sexuel et peut-être même pervers. La mère s’avère de toute évidence éloignée du modèle traditionnel. Bien que Martha Eastman en soit la représentation la plus marquante, le traitement du personnage est une preuve de désaveu du modèle puisqu’elle n’apparaît qu’épisodiquement dans A Prayer for Owen Meany. Reflet du rôle mineur qu’accordent à la femme les sociétés patriarcales, l’absence de Martha Eastman de la scène du roman n’en témoigne pas moins de la contestation qui préside à sa caractérisation. En outre, lorsque la figure maternelle n’est pas absente — ce qui génère la présence de mères de substitution — elle est toujours hors norme.

C’est dans The Cider House Rules que l’absence de la mère et la plus significative. Elle concerne en effet tous les orphelins de St Cloud’s mais également Rose Rose. Dans le cas d’Homer, cela ne semble pas être un problème. En effet, lorsque Melony cherche à attiser sa curiosité en lui indiquant qu’il existe une possibilité légale pour lui de connaître l’identité de sa mère, il reste placide :

‘Your favorite doctor knows who your mother is. He’s got to have her name on file. You’re written down, on paper. It’s a law.’

‘A law,’ Homer Wells said flatly. 129

Il semble donc résigné à vivre sans sa présence. Homer compose avec la situation mais en agissant ainsi, il se coupe également de toute filiation. Néanmoins, plusieurs femmes font office de mère de substitution : d’abord les infirmières de l’orphelinat puis Olive Worthington à Heart’s Heaven. Les liens entre Homer et ces femmes sont ceux d’un enfant avec sa mère. Comme dans le cas de la paternité, la maternité n’est donc pas

définie en terme de biologie mais bel et bien par les choix des parties prenantes. A St Cloud’s, ce sont le Dr. Larch, Nurse Edna and Nurse Angela qui assument les prérogatives parentales pour les petits orphelins : ils les nomment, les entourent d’autant d’affection que possible et leur donnent une éducation. Les deux infirmières sont particulièrement attachées à Homer et décident qu’il « appartient » à l’orphelinat, et par extension qu’il leur « appartient » également. Dans ce contexte, le départ d’Homer pour Ocean View représente une déchirure, notamment pour Nurse Edna, qui adopte alors le comportement d’une mère attristée de voir son fils partir :

‘See you in two days!’ Nurse Edna said to Homer, too loudly! ‘Two days,’ repeated Homer, too quietly.

She picked his cheek; he patted her arm. Nurse Edna then turned and trotted to the hospital entrance; […] When she was inside the hospital, Nurse Edna went directly to the dispensary and threw herself on the bed.130

L’utilisation des adverbes « too loudly » indique que Nurse Edna ne croit pas réellement au retour d’Homer dans deux jours ; elle semble considérer que cet au revoir pourrait être un adieu. D’ailleurs, son besoin de s’isoler dénote bien sa peine. Son geste n’a rien d’anodin puisque le lit sur lequel elle se jette avait accueilli, depuis la veille, le corps du chef de gare ; il est donc lié à la mort et au sentiment de perte qui en découle. Or, c’est nettement ce sentiment qui domine chez Nurse Edna à ce moment précis.

Lorsqu’il arrive à Ocean View, Homer est chaleureusement accueilli par la mère de Wally, Olive Worthington, qui lui offre non seulement son amitié mais également son affection : « He put his hand on Olive’s shoulder. […] after they remained like that for a while, she turned her face enough to rest her cheek on top of his hand.»131 Homer l’aide à gérer le verger et Olive s’avère séduite par la gentillesse et la bonté de celui-ci. De plus, lorsque Wally part pour le front birman, elle reporte tout son amour et toute son attention sur Homer qu’elle considère alors comme son propre fils, à tel point que dans la scène du lit de mort où Olive prend Homer pour son fils Wally, elle lui rappelle qu’un orphelin ayant manqué d’amour et d’attention, il en est particulièrement avide : « He’ll take everything. He’s coming from having nothing—when he sees what he can have, he’ll take everything he sees »132 Olive fait ici de toute évidence référence au fait que Homer ait eu un enfant avec Candy, la fiancée de Wally. Elle enjoint donc son fils à comprendre et pardonner en mettant en avant les besoins affectifs particuliers d’un

130 John Irving, The Cider House Rules, p. 271.

131 Ibid., p. 510.

orphelin. L'attention et le penchant protecteur d’Olive sont la preuve de son élan maternel envers celui qui remplaça son fils, Wally, dans de nombreux domaines. Homer le lui retourne bien puisqu’il lui tient compagnie, l’accompagne même, lui fait la lecture, lui tient les mains et la laisse le prendre pour son fils, qui n’est en réalité pas encore rentré de la guerre. Les liens crées sont ici bien plus forts que les liens sanguins. Par voie de conséquence, le roman propose une conception innovante de la maternité.

Lorsque les mères sont présentes, elles sont inscrites par l’auteur dans la notion de hors norme. C’est le cas dans A Prayer for Owen Meany d’abord pour Mrs Meany, qui apparaît résolument déconnectée133 :

Then I realized that Mrs Meany was sitting on the bed; she was staring quite intently at my mother’s figure and she did not interrupt her gaze when I entered the room. […] ‘I’m sorry about your poor mother.’ It was the first time she had ever spoken to me. I peeked back into the room. Mrs Meany hadn’t moved; she sat with her head slightly bowed to the dressmaker’s dummy, as if she were awaiting some instructions.134

Le personnage est tellement évanescent que John s’aperçoit à peine de sa présence. Elle est de toute évidence en dehors de la « réalité » comme l’attestent sa solitude et son regard fixe et intense. En outre, l’atmosphère d’immobilisme — « staring », « did not interrupt », « hadn’t moved », « awaiting » — de la scène ne fait que renforcer l’impression d’absence du personnage. La dernière phrase sous-entend qu’elle ne bouge que lorsqu’elle en a reçu l’ordre et renvoie à son incroyable superstition de croire Owen le fruit d’une seconde Immaculée Conception. Elle fixe le mannequin dans l’attente d’une réponse qui ne viendra de toute évidence jamais. Dans cette posture, elle semble espérer un signe de Dieu, le mannequin étant alors associé au messager, peut-être même à l’Ange Gabriel, ce qui ne fait que renforcer l’impression d’étrangeté entourant le personnage.

Tabby Wheelwright entre elle aussi dans le cadre d’une certaine marginalité. Elle est décrite comme une femme charmante, calme, de bonne composition, gentille. En tant que mère, elle frise la perfection : « […] as her son, I know, she was almost a perfect mother – her sole imperfection being that she died before she could tell me who my father was. »135 Pourtant ce personnage apparemment consensuel manifeste une opposition, certes douce, mais ferme aux règles tacites de la communauté conservatrice de Gravesend en assumant pleinement son rôle de mère célibataire. Ce choix peu

133 Infra, p. 18.

134 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 199-200.

conventionnel n’est pas condamné par le roman ; il entre alors dans le cadre de sa dimension contestataire visant à remettre en question les règles sociales et à proposer une définition nouvelle de la maternité comme choix motivé.

Le même contat peut être établi pour Marion Cole dans A Widow for One Year. Traumatisée par la mort de ses deux fils, Marion perd pied et n’a plus la force de faire face au conflit avec son mari, Ted, ni à assumer pleinement son rôle de mère auprès de Ruth. Elle décide donc de partir en laissant sa fille :

She [Marion] made Eddie come with her when she checked to see if Ruth was asleep, whispering that, despite every appearance to the contrary, she had once been a good mother. ‘But I won’t be a bad mother to Ruth,’ she added, still in a whisper. ‘I would rather be no mother to her than a bad one.’ At the time, Eddie didn’t understand that Marion already knew she was going to leave her daughter with Ted.136

Le choix motivé de Marion de ne plus être mère — elle disparaît de la « vie » de Ruth pendant trente-sept ans — n’est pas, à l’instar de ce que nous venons de souligner pour Tabby, condamné par le roman et relève de la contestation de la maternité en tant que résultat de considérations génétiques. L’absence de condamnation du choix de Marion se lit à travers sa réapparition à la fin du roman :

‘Hello, honey,’ Marion said to Ruth. ‘Mommy…’ Ruth managed to say.

Graham ran to Ruth. The four-year-old was still the age for clinging to her hips, which he did, and Ruth instinctively bent to pick him up. But her whole body stopped; she simply didn’t have the strength to lift him. Ruth rested one hand on Graham’s small shoulder; with the back of the other hand, she made a halfhearted attempt to wipe away her tears. Then she stopped trying – she let the tears come.137

L’émotion de Ruth est perceptible à travers ses larmes qui sont un écho à la difficulté qu’a représentée pour elle l’absence de sa mère. Mais, elle ne rejette pas Marion, indication qu’elle ne condamne pas son choix. La présence de Graham est intéressante car elle est le signe de la continuité et entérine définitivement le choix de Marion.

L’environnement géographique et social dans lequel John Irving fait évoluer ses personnages lui offre de nouvelles perspectives contestataires. Opérateur d’effet de réél, l’espace géographique est utilisé comme métaphore des contraintes pesant sur les personnages. Pour réaliste et conventionnelle que soit leur représentation, certains lieux n’en marquent pas moins l’omniprésence de la transgression et de la contestation dans

136 John Irving, A Widow for One Year, p. 92. L’auteur souligne.

les romans. En ce qui concerne la sphère sociale, John Irving opte pour une alliance de conservatisme et de remise en cause de la tradition par les efforts de décloisonnment de certains personnages. Echo à la réalité de la société américaine contemporaine en proie aux tensions entre organisation par classe et vertus de la réussite par le mérite, l’image proposée par les romans reflète une fois encore la primauté de l’éthique personnelle qui donne lieu à l’apparition de la notion de transgression positive. Dans les cas traditionnels de transgression négative, la société s’avère souvent inapte à faire acte de sanction dans les romans, prérogative alors assumée par l’auteur. On voit alors se dessiner les contours de l’ordre nouveau que propose l’auteur dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year et qui se manifeste dans l’image de la famille et des parents. Invariablement mise en danger, la cellule familiale jouit globalement d’une image négative qui va dans le sens de l’aspect contestataire des romans. Seule, la famille dite « recomposée » semble bénéficier d’un traitement de faveur puiqu’elle apparaît comme une alternative sérieuse au modèle traditionnel. Et étant donné qu’elles sont recomposées par l’arrivée d’un père de substitution, cela donne lieu à une nouvelle définition de la paternité plus en tant que conséquence d’un lien de sang, mais comme le résultat d’un choix motivé des parties prenantes. En outre, ce nouveau père est aux antipodes du modèle traditionnel puisqu’il n’est pas un patriarche et que ses principes éducatifs ne reposent pas sur le pouvoir et l’autorité, qui s’avèrent d’ailleurs amplement contestées par les trois romans. Les romans offrent également plusieurs cas de mères de substitution ou de décisions maternelles peu conventionnelles non condamnées par les romans qui contribuent à définir la parentalité en termes de choix. Au final, on retrouve dans l’écriture de l’environnement la notion de tension et l’effort d’innovation que nous évoquions pour la caractérisation des personnages et qui préside, comme nous allons tenter de le démontrer à présent, aux relations entre personnages.