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2 La  fiction,  une  alternative  au  monde  réel

2.3 Redéfinition  des  figures  parentales

2.3.1 La  paternité  en  question

Dans les sociétés occidentales et en particulier aux Etats-Unis que les romans ambitionnent de représenter de façon réaliste, le père incarne l’autorité et le respect de la loi. Or, dans les trois romans à l’étude, les figures paternelles sont globalement transgressives et leur autorité très souvent défiée. Il apparaît donc que l’image traditionnelle du père soit significativement modifiée dans The Cider House Rules, A Payer for Owen Meany et A Widow for One Year. Opérateur de contestation, ce fait n’en déclenche pas moins l’apparition d’une nouvelle définition de la paternité.

Puisque la notion de transgression ne saurait valoir qu’en référence à une norme, les pères décrits par John Irving ne peuvent être déviants qu’en regard d’un modèle « normal » que les lecteurs pourraient identifier comme tel. Ce référent est incarné par deux personnages : Ray Kendall dans The Cider House Rules et Dan Needham dans A Prayer for Owen Meany. Plus consensuels que les autres pères, ces deux personnages ne

sont liés ni à la transgression ni à la rébellion contre l’ordre établi. Chacun véhicule au contraire des valeurs positives telles que le travail ou le respect d’autrui. Nous l’avons souligné, John Irving fait de Ray Kendall un père particulièrement attentif et dévoué. Il est, en outre, décrit comme un personnage travailleur et talentueux, qui rend de nombreux services à toute la communauté :

He was not just an artist with lobster, he also was an expert at fixing things—at keeping everything anyone else would throw away running. […] And if the Haven Club complained about the constant evidence of tinkering, which they strongly felt tarnished their splendid view, they didn’t complain too much; Raymond Kendall fixed what belonged to them, too.125

Le terme « expert » dénote les compétences du personnage et associé au mot « artiste » contribue à véhiculer une bonne image du personnage qui combine pragmatisme et passion. Quelle que soit la tâche qu’il entreprend, Ray l’accomplit correctement. Jouissant d’une place particulière dans la communauté, il transmet à Candy le goût du travail bien fait et une tendance au raffinement : « She [Candy] appeared to combine her father’s enraptured embrace of the work ethic with the education and the refinements he had allowed her—she took to both labor and sophistication with ease. »126 Plus important encore, il incarne l’une des valeurs fondamentales de la société américaine à savoir le culte du travail. Il représente donc un modèle pour sa fille dont l’éducation semble plus reposer sur l’émulation que sur la contrainte. Bien que symbole d’une valeur américaine traditionnelle, Ray offre une alternative aux méthodes éducatives puritaines et entre ainsi dans le cadre de la contestation des valeurs puritaines et conservatrices.

Dan Needham, dans A Prayer for Owen Meany, agit également en tant que guide pour John Wheelwright, le narrateur homodiégétique. L’épisode du tatou cristallise tous les aspects positifs du personnage :

‘The main thing is, Johnny’ Dan Needham said, ‘you have to show Owen that you love him enough to trust anything with him – to not care if you do or don’t get it back.’ […] I’m sure he’d been up crying all night, like me […] He looked awful. But he said very patiently and very carefully, ‘Johnny, I would be honored if anything I gave you could actually be used for something important – if it were to have any special purpose, I’d be very proud.’127

125 John Irving, The Cider House Rules, p. 179.

126 Ibid., p. 183.

Il aide John à comprendre cette situation et à adopter l’attitude adéquate. Il lui conseille également de faire confiance à son ami, ce qui s’avèrera très utile dans la suite du roman. En outre, dans la seconde moitié de la citation, il se comporte comme un père modèle pour John en faisant passer son bien-être avant le sien. Enfin, les mots qu’il prononce à propos du tatou ont une résonance particulière car ils renvoient son envie de pouvoir servir de modèle à Johnny. S’exprime alors sa vision du rôle du père et ce vers quoi il tend. Pour toutes ces raisons, il symbolise un nouveau type de père pour qui ce rôle ne va plus forcément de pair avec force et autorité.

Ainsi, avec Ray Kendall et Dan Needham, John Irving propose l’image d’un nouveau père, aux antipodes des caractéristiques du père traditionnel. Le modèle qu’ils représentent par rapport aux autres figures paternelles des trois romans s’inscrit donc en marge du patriarche. Ceux qui représentent la norme pour les romans n’en sont pas moins déviants au regard de la réalité extradiégétique que les romans proposent de représenter de façon réaliste. Avec Alfred Eastman dans A Prayer for Owen Meany, John Irving met un peu plus en cause le lien entre autorité et paternité. Incarnation du patrirche, ce personnage est sensé être le garant de l’ordre au sein de sa famille. Mais, il s’avère impuissant à endiguer la violence de ses trois enfants. A travers ces trois figures paternelles, John Irving conteste l’autorité du père, une caractéristique de l’époque actuelle selon Jean-François Lyotard : « Dans le système moderne et, plus encore, postmoderne, l’autorité est matière à argumentation. Elle n’est jamais qu’attribuée, concédée, pour ainsi dire, à un individu ou à un groupe, lequel n’occupe ce lieu d’autorité que pour un temps limité. »128 L’autorité imposée est inopérante ; pour fonctionner, elle doit relever d’un choix. On sent alors émerger les prémices de la définition de la paternité telle que proposée par les romans. Néanmoins, les revendications des enfants Eastman restent transgressives dans le contexte où elles apparaissent. Par contre, elles prennent une dimension autre lorsqu’elles sont envisagées en relation avec la période à laquelle le roman a été écrit. Au final, A Prayer for Owen Meany se fait doublement l’écho de l’élan contestataire qu’a connu la société américaine aux cours des années 1960.

La figure paternelle devient transgressive — et ne peut donc plus servir de modèle — avec le Révérend Merrill, dont la liaison adultère avec Tabby a engendré John. Mais c’est surtout avec Ted Cole, le Dr. Larch et Mr. Rose que John Irving

explore les limites du rôle de modèle de la figure paternelle. Tous les trois sont transgressifs même si les deux premiers sont également attentifs et aimants avec respectivement Ruth et Homer. A Widow for One Year propose une inversion de la norme en matière de rapports entre parents et enfants. Au fur et à mesure de l’avancement du roman, les comportements transgressifs de Ted — infidélité et alcoolisme — deviennent sa norme à tel point qu’il ne semble plus réaliser le caractère déviant de son attitude. Dans ce contexte, l’auteur choisit Ruth, à travers la double leçon qu’elle lui inflige, pour incarner le retour à l’ordre. Mais lorsque l’enfant éduque le parent les conséquences sont brutales puisque Ted se suicide. Un phénomène analogue se retrouve dans The Cider House Rules avec Mr. Rose et sa fille, qui ne tente plus d’éduquer son père mais le punit en le poignardant.

Toujours dans The Cider House Rules, la relation entre le Dr. Larch et Homer est tout aussi délicate mais ne repose pas autant sur la violence. Le Dr. Larch est transgressif dans la mesure où il falsifie des documents officiels concernant Homer et pratique l’avortement. Avec son addiction à l’éther, on retrouve l’idée de normalité transgressive puisque cette pratique est si récurrente chez son mentor qu’elle en devient normale pour Homer. Mais malgré ses travers, le Dr. Larch apparaît comme un véritable père de substitution pour Homer. Il se montre particulièremet aimant et attentif et toutes ses manipulations mensongères entrent en partie dans le cadre du retour à la maison d’Homer. En retour, Homer lui voue une admiration certaine, dont le retour à St Cloud’s à la fin du roman est un signe évident. De la même façon, Dan n’est pas le père biologique de John dans A Widow for One Year mais il remplit ce rôle beaucoup mieux que le Révérend Merrill. Emerge alors une nouvelle conception de la paternité qui ne doit plus être envisagée comme une filiation génétique mais comme le résultat d’un choix motivé de l’adulte et de l’enfant. Dans la mesure où les pères biologiques sont globalement décrits comme faillissant à leurs rôles dans les romans et qu’il paraît difficile pour un individu de se passer de figure paternelle, le père de substitution apparaît comme la solution. Cette conception nouvelle de la paternité se double d’une remise en question des valeurs qui lui sont traditionnellement attachées. Dans le monde selon John Irving, le père n’est ni un géniteur ni une incarnation de l’autorité patriarcale. Poursuivant sa redéfinition de la parentalité, il fait de la mère une figure peu conventionnelle.