• Aucun résultat trouvé

2 La  fiction,  une  alternative  au  monde  réel

2.1 Un  environnement  contraignant

2.1.1 Coaction  et  symbolisme

Participant de l’effet de réél, l’immersion des personnages dans un environnement géographique défini s’avère fondamentale dans les trois romans à l’étude. Ainsi, dès les premières pages de chacun des romans, l’auteur fournit des indications sur l’endroit du déroulement de la diégèse. Dans cette logique, The Cider House Rules débute par : « In the hospital of the orphanage—the boys’ division at St Cloud’s, Maine […] »75. La précision de la localisation est ici édifiante. Ce début de phrase renseigne d’abord sur un lieu précis, l’orphelinat, ce qui d’ores et déjà établit un contexte puis par un effet de zoom arrière, sur une zone géographique, à savoir l’Amérique du Nord et plus particulièrement la ville de St Cloud’s dans le Maine aux Etats-Unis.

Les indications spatiales arrivent un peu plus tard dans A Prayer for Owen Meany76 — au second paragraphe — car l’ensemble du premier est dédié à établir l’importance d’Owen Meany pour John Wheelwright, le narrateur. L’endroit du déroulement de la diégèse importe donc moins que l’importance de la relation entre les deux protagonistes, qui n’est alors apparemment pas contingentée par l’espace géographique : l’amitié entre Owen et John aurait pu naître et se développer ailleurs. L’ancrage dans un espace géographique défini est encore moins évident dans A Widow for One Year puisque ce n’est qu’au second chapitre77 que l’auteur fait mention d’un nom de ville. Là encore, la mention d’un lieu précis n’est pas primordiale dès les premières lignes du roman : cette histoire pourrait se dérouler ailleurs, ce qui importe vraiment ce sont les liens qui unissent tous les personnages décrits lors du premier chapitre et l’établissement d’une situation incongrue qui donne le ton du roman. Par contre, l’incipit du roman plonge le lecteur au cœur de la vie de sa protagoniste puisque nous la rencontrons dans sa chambre d’enfant. La maison familiale sera donc au centre de cette histoire et, nous y reviendrons ultérieurement, tout à fait significative du cheminement de Ruth.

La description précise des lieux de déroulement de l’intrigue constitue à de nombreux égards une indication sur leur rôle mais leur importance passe également par le nom que l’auteur leur attribue, qui en dit long sur leur symbolisme. Ainsi, dans The Cider House Rules, l’orphelinat se trouve-t-il à St Cloud’s, un nom tout à fait évocateur du mystère entourant les pratiques du Dr. Larch, son directeur. De plus, le nuage établit une relation sans équivoque avec le ciel, symbole de l’être divin créateur. La connotation religieuse se lit par ailleurs à travers « saint » et tend à souligner une possible dimension morale des choix que les personnages auront à faire. Mais là, l’auteur active le jeu avec le lecteur puisque cette supposition, possible au début du roman, ne peut être maintenue par la suite puisque cette dimension morale est précisément évacuée ostensiblement. La dialectique du ciel et de la terre, du haut et du bas, du céleste et du prosaïque est tout à fait marquée par la différence entre le symbolisme du nom et la réalité des conditions topographiques et météorologiques de l’endroit :

76 « When I die, I shall attempt to be buried in New Hampshire – alongside my mother […] ». p. 13.

The keen whine of those blades was as constant in St Cloud’s as the fog, the mist, the

humidity that overhangs inland Maine in the damp cold of its wet, snowed-in winters

and in the fetid, stifling heat of its drizzly summers—blessed, only occasionally, by violent thunderstorms.78

L’atmosphère excessivement humide en fait un lieu peu accueillant et peu convenable pour des enfants. De plus, situé en haut d’une colline, l’orphelinat est un endroit reclus et quasiment abandonné : « […] St Cloud’s was a ghost town […] »79. La description faite par John Irving souligne la dureté de la vie des orphelins, qui n’ont pas réellement de place dans ce monde. L’espace géographique offre donc une résonance métaphorique aux difficultés de ses habitants mais il leur impose également des contraintes qui déterminent leurs conditions de vie.

Si St Cloud’s symbolise la rudesse de la condition d’orphelin et sous-tend les pratiques transgressives de son directeur, Gravesend — le nom de la ville où Owen et John grandissent — est lui tout à fait révélateur des enjeux de A Prayer for Owen Meany. L’allusion à une tombe établit clairement un lien entre cet endroit et la mort, et étant donné que le roman se déroule en grande partie à Gravesend, il est fort à parier que cet élément jalonnera le récit. Nous avons mentionné précédemment la tension entre réalisme et idéalisme que ce nom évoque80. Il convient à présent de préciser les liens unissant le nom « Gravesend » au sort d’Owen. Le protagoniste périt en tentant de sauver un groupe d’enfants vietnamiens ; il est donc envoyé à la tombe — « grave send ». Mais par cet acte héroïque, il accomplit ce qu’il croit être son destin et s’assure ainsi la vie éternelle, c’est à dire la fin de la mort — « grave’s end ». Cette double relation à la mort et à la religion est tout à fait emblématique de la problématique du protagoniste mais également du narrateur, John Wheelwright, contraint à supporter la disparition de sa mère et de son meilleur ami et pour qui la foi est un réelle difficulté.

Les lieux fonctionnent souvent par paires dans nos trois romans : St Cloud’s et Heart’s Heaven dans The Cider House Rules, les Etats-Unis — plus particulièrement la Nouvelle Angleterre — et l’Europe avec Amsterdam dans A Widow for One Year, les Etats-Unis et le Canada dans A Prayer for Owen Meany. Chacun est doté d’un symbolisme particulier, ce qui induit la mise en jeu de contrastes plus ou moins marqués et l’émergence de la dialectique du chez-soi et de l’ailleurs. Nous l’avons mentionné, St Cloud’s est un endroit en marge, isolé et cette caractéristique est soulignée par le Dr.

78 John Irving, The Cider House Rules, p. 16. Nous soulignons.

79 Ibid., p. 41.

Larch lui-même lorsqu’il oppose St Cloud’s au reste du monde.81 D’ailleurs, la particularité de St Cloud’s, où les règles en vigueur dans le reste de la société ne semblent pas s’appliquer, est soulignée par le narrateur à de nombreuses reprises et ne fait que renforcer la dimension unique et différente du lieu : « What was it about Thanksgiving at the Drapers’ that contrasted so severely with the same event at St Cloud’s? »82 L’importance du contraste est ici marqué par l’utilisation de l’adverbe « severely », lui même renforcé par un autre adverbe, « so ». Cela ne fait aucun doute, St Cloud’s est bien différent et à part du reste du monde. Reculé, en marge, cet endroit marqué d’une atmosphère pesante semble être le terrain propice à la transgression, ce qui sera avéré par la suite du roman. Lorsqu’il quitte l’orphelinat pour se rendre à Heart’s Heaven, Homer est le premier témoin du particularisme de du lieu où il a grandit. La rudesse du climat fait place à une douceur de vivre inhabituelle pour lui, les collines font place à la mer, les conifères monochromes aux vergers de pommiers et de poiriers multicolores. Le nom de son nouveau lieu de « vie » instaure, lui aussi, une relation au ciel et en quelque sorte à la religion, mais sous un angle plus positif puisque « Heaven » renvoie inévitablement à la vie éternelle et donc à l’éloignement du spectre effrayant de la mort. L’atmosphère n’est plus angoissante ; un souffle de vie et d’amour — « Heart » — émane même de cet endroit. Comparé à St Cloud’s, la ville perdue dans les nuages, Heart’s Heaven est un coin de paradis.

Dans A Widow for One Year, Ruth passe son enfance — la première partie du roman — à Long Island chez ses parents. Devenue adulte et écrivain de renom, elle voyage beaucoup en Europe, notamment à Amsterdam. Certains pourraient voir dans le choix de ses lieux, l’opposition traditionnelle entre la vieille Europe et le nouveau Monde, mais ce contraste n’est pas si évident dans le roman. En effet, les deux mondes ont leurs atouts et leurs inconvénients et bon nombre d’éléments les rapprochent ; ils sont tous les deux d’importance égale pour Ruth car les éléments marquants de son existence s’y déroulent indifféremment. Ainsi la vieille Europe permet-elle à Ruth de rencontrer Harry, de marquer un renouveau dans sa vie et de signer l’accession à une certaine forme de sérénité. A l’inverse, le nouveau monde est certes porteur de vie — son fils, Graham — mais il est marqué par l’omniprésence de la mort et des difficultés : Thomas, Timothy, Ted, Allan. Ce brouillage des codes conventionnels instaure une

81 « Here in St Cloud’s […] in other parts of the world » est utilisé de façon systématique par le Dr. Larch dans son journal. La première occurrence apparaît p. 17.

lourdeur supplémentaire aux déterminismes liés à l’espace géographique : quel que soit l’endroit où il se trouve, le personnage est soumis à des forces qui le dépassent et contre lesquelles il n’a qu’un pouvoir très limité. Conditionné par son environnement, il doit se plier aux contraintes qu’il lui inflige.

Malgré tout l’attrait et les promesses que peuvent représenter l’ailleurs, Homer et Ruth retournent aux sources, à l’endroit qui les a vu grandir. Les romans débutent et s’achèvent donc dans les mêmes lieux. L’espace géographique est par conséquent un élément primordial de l’unité de ces deux romans : la boucle est en quelque sorte bouclée. Pour ces deux protagonistes, on pourrait même y voir l’image d’une clôture ontologique. Malgré les nombreuses épreuves et vicissitudes de leurs « existences », ce retour aux sources marque un renouveau, une renaissance et la promesse d’un avenir meilleur. Si l’on adopte la conception de Gaston Bachelard, qui voit dans la maison natale la maison de l’intimité absolue83, Ruth et Homer marquent donc l’aboutissement de leur quête ontologique par le retour à ce lieu originel.

Pour John dans A Prayer for Owen Meany, la maison familiale est en fait la maison du souvenir — la deuxième image de la maison natale selon Bachelard84 — puisque son exil au Canada le garde éloigné de Gravesend. Elle tient d’ailleurs une place importante dans sa mémoire puisqu’il l’introduit tôt dans sa narration : « That’s why I was born in my grandmother’s house – a grand, brick, Federal monster of a house. […] The Gravesend Inn was the only other brick building of comparable size to my grandmother’s house on Front Street. »85 De part la description que John en fait, la maison familiale contribue à faire de la famille Wheelwright un acteur majeur de la scène sociale de Gravesend. La grandeur de la famille se retrouve symboliquement dans la majesté de la demeure, dont les dimensions exceptionnelles font écho au rayonnement de ses habitants. Le mot « monster », qui paraît exagéré dans ce contexte mais sert probablement à qualifier le type de société traditionnel auquel il fait référence, souligne l’importance de cette famille dans le microcosme de Gravesend. En outre, l’adjectif « federal », référence incontestable au système étatique des Etats-Unis, établit un lien particulier entre ce pays et les Wheelwrights, qui en deviennent le symbole. La maison est donc la représentation symbolique de la famille mais reflète plus largement les valeurs de l’ensemble de la communauté à laquelle la famille Wheelwright

83 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos. 1948. Paris: José Corti, 1992, p. 95.

84 Ibid., p. 98.

appartient : tradition voire conservatisme, pérennité, grandeur. La maison symbolise donc la tradition mais porte en elle les germes d’attitudes rebelles face à l’ordre établi. Son apparente indestructibilité fait écho à la rigidité de certaines règles mais l’interdit étant très attrayant, il est plus que probable que ses habitants tentent de la déstabiliser et par là même de remettre en question les règles qui la régissent.

L’espace géographique s’avère donc doté de plusieurs fonctions dans nos trois romans. Opérateur d’effet de réél, il permet à John Irving de souligner métaphoriquement l’ensemble des contraintes exercées sur l’individu. De façon significative, les trois romans débutent en Nouvelle Angleterre. Ce qui pourrait paraître comme un élément autobiographique s’inscrit en fait dans l’établissement de la dimension contestataire des romans puisque cet endroit est lié à la tradition et à la morale et constitue un appel privilégié au puritanisme. En tout état de cause, puisqu’il est presque impossible d’aller contre la topologie ou la météorologie, les personnages semblent donc contraints de se soumettre. Pourtant, certains endroits portent en eux les germes de la contestation ou de la transgression. Dans le monde selon John Irving, rien ne pourrait au final y échapper. En outre, comme leurs revendications identitaires sont contraires à toute soumission inconditionnelle, les personnages tentent d’échapper aux contraintes liées à l’espace géographique en abandonnant le berceau originel à la découverte de nouveaux horizons. Néanmoins, leurs tentatives ne sont que temporaires puisqu’ils retournent souvent sur les lieux de leur enfance.

Si les tentatives de confrontation des personnages à l’espace géographique s’avèrent souvent infructueuses, les maisons, permettant à John Irving d’opérer un glissement de l’espace géographique vers l’espace social, semblent plus propices à l’expression des penchants transgressifs et revendicatifs des personnages et contribuent à la dimension protestaire des romans.