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3 L’individu  et  les  autres

3.1 Excès  et  inversion  des  normes

3.1.2 La  guerre  des  sexes

Comme le souligne Patricia Mercader, John Irving « aborde de nombreux thèmes portant directement sur la question du genre et des relations entre hommes et femmes, sur le plan social aussi bien que sur le plan privé. »148 Par ailleurs, nous y avons fait allusion à plusieurs reprises, les romans s’inscrivent dans une certaine remise en cause du patriarcat et de ses règles. Les rapports sociaux de sexe149, tels que présentés par The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year participent de la même synergie contestataire dans la mesure où nous assistons très souvent à un renversement des valeurs génériques du couple. En outre, l’originalité de John Irving réside majoritairement dans ses descriptions de personnages sexuellement ambigus qui contribuent fortement à la dimension transgressive de ses romans. Enfin, dans son choix de proposer à notre lecture des cas d’union libre — deux couples phares de notre corpus sont concernés, Homer et Candy ainsi que Owen et Hester — l’auteur s’inscrit en marge des normes sociétales américaines traditionnelles, d’autant plus que la relation de couple est dans la grande majorité des cas problématique. En effet, le plus souvent, la relation de couple est entachée de nombreux problèmes tous en lien avec la figure masculine : la mort prématurée du grand-père Wheelwright, l’alcoolisme de Senior Worthington ou encore l’inconstance de Ted. Dans les deux premiers cas, la femme prend le pouvoir aussi bien sur le plan social que privé. Même chez les couples apparemment les plus traditionnels, John Irving parvient à faire passer un message à consonnance féministe et inscrit par conséquent ses romans dans la droite lignée du mouvement contestataire des années 1960.

148 Patricia Mercader, « Bisexualité et différence des sexes dans l’œuvre de John Irving »,

Cliniques méditérranéennes, 63 (2001), p. 282.

149 Dans son ouvrage Gender Trouble (New York: Routledge, 1990), Judith Butler analyse le caractère performatif du genre et envisage, en conclusion, la parodie ainsi que le travestissement, comme une manière de déstabiliser et de mettre en lumière les présupposés à propos de l'identité de genre. L’effort de John Irving pour débarasser ses romans des stéréotypes traditionnels combiné à son utilisation régulière de la parodie nous amènent à penser que la théorie de Butler est plus pertinente que celle de Thomas Laqueur, qui dans Making Sex:Body and Gender from the Greeks to Freud (Cambridge: Harvard UP, 1990) souligne certes le caractère changeant de la définition du genre mais dont le présupposé théorique du « one sex model », dans le cadre duquel la femme est un « sous-homme », ne nous paraît pas correspondre aux configurations proposées par les trois romans.

Cette question de pouvoir est dans les trois romans fortement corrélée à la violence comme l’attestent les questions de l’avortement ou du viol dans The Cider House Rules ou encore dans A Widow for One Year la tentative de viol de Scott sur Ruth ou le meurtre de Rooie par le « moleman », qui « est conçue comme une manifestation pathologique »150 de la guerre des sexes. Ce personnage de « l’homme taupe » apparaît comme le parangon de la masculinité négative par ailleurs exprimée par les nombreux manquements et déviances de la grande majorité des figures masculines. Par voie de conséquence, cette forme de masculinité virile et liée aux notions de force et d’autorité — l’image de l’homme telle que véhiculée par le patriarcat — est amplement contestée par John Irving, qui en outre renverse ces codes traditionnels et virilise certains de ses personnages féminins. Ainsi, Ruth, Hester et Melony n’ont pas vraiment les attributs physiques de la féminité151. Elles sont toutes les trois décrites comme charpentées, musclées, massives même si Ruth par exemple conserve une poitrine opulente qui la rattache à l’image conventionnelle — mais un peu excessive — de la femme.

En tant qu’auteure reconnue, Ruth est la représentation de la force créatrice qui parvient à surmonter les difficultés : « That Ruth Cole would grow up to be that rare combination of a well-respected literary novelist and an internationally best-selling author is not as remarkable as the fact that she managed to grow up at all. »152 Néanmoins, quelques lignes plus loin, le roman établit que son père est lui aussi écrivain : « Ted Cole, a best-selling author and illustrator of books for children, was a handsome man who was better at writing and drawing for children than he was at fulfilling the daily responsibilities of fatherhood. »153 La proximité des deux informations laisse à penser que la force inspiratrice de Ruth lui provient de son père, établissant ainsi une raison génétique à son statut d’écrivain. Mais John Irving ne se conforme pas strictement à cette vision stéréotypée puisque d’une part, Marion est elle

150 Patricia Mercader, « Bisexualité et différence des sexes dans l’œuvre de John Irving »,

Cliniques méditérranéennes, 63 (2001), p. 283.

151 Alors que Freud établit des différences significatives entre les deux sexes, C.G. Jung exprime, dans Dialectique du Moi et de l’Inconscient (1933), la part de l’autre sexe dans chaque individu par la dialectique animus-anima. Variation de la conception médiévale qui considérait l’être humain comme étant formé par le trio corps-âme-esprit, où anima représentait l’âme et animus l’esprit, la théorie de Jung définit anima en tant que la part féminine de l’homme et animus, la part masculine chez la femme. L’un ne va pas sans l’autre et seule l’alliance des deux dans des proportions harmonieuses assure un équilibre chez l’individu.

152 John Irving, A Widow for One Year, p. 21.

aussi écrivain et peut tout autant avoir transmis cette capacité à sa fille et d’autre part, plus important encore, Ruth nous est présentée dans les seconde et troisième partie du roman comme un exemple de réussite professionnelle en dépit de l’absence de ses parents. En outre, en tant qu’auteure, Ruth est incontestablement meilleure, plus reconnue et bien mieux considérée que son père, assez mauvais romancier, qui finit par se consacrer à l’écriture de livres pour enfants, et que sa mère dont les romans policiers ne sont publiés qu’aux Etats-Unis et au Canada. L’élève a donc ici dépassé les maîtres, élément qui préfigure la fameuse partie de squash et la leçon verbale que donnera Ruth à son père lors de leur dernière entrevue. C’est d’ailleurs à cette occasion que John Irving animera Ruth des aspects negatives de la masculinité : « That was probably the reason that the desire to devastate her father had never been as strong in Ruth as it was when she began to tell him about Scott Saunders.»154 Episodique chez Ruth, la violence devient presque inhérente aux personnages de Melony et Hester, dont la virilisation extrême vise à fortement dénoncer les rapports sociaux de sexe de l’Amérique contemporaine.

Dans The Cider House Rules, Melony est un véritable garçon manqué décrit comme cherchant à réduire à sa plus simple expression sa féminité. Jeune femme effrontée, elle ne semble avoir peur de rien et ne craindre personne. Et lorsqu’un autre personnage essaie de lui opposer résistance, cela déclenche immanquablement une réaction violente. Mary Agnes, une autre orpheline, en est l’une des premières victimes. Le départ d’Homer de St Cloud’s est le prétexte pour John Irving de souligner ce trait chez son personage à qui il attribute, dans un premier temps, beaucoup d’amertume : « Then she tried, again and again, to begin the book through her angry eyes. (…) She read, got lost, began again, got lost again; she grew angrier and angrier. »155 La répétition de l’adjectif tend ici à exprimer la force de ce sentiment chez le personnage et l’utilisation du comparatif en souligne l’aspect progressif. La colère de Melony devient excessive lorsqu’elle se rend compte qu’une barrette à cheveux manque dans ses affaires de toilette. Cet accessoire, qu’elle avait volé, n’est pas ici lié à la féminité puisque John Irving précise que Melony a les cheveux trop courts pour pouvoir la porter. Il ne s’agit donc que d’un prétexte pour exprimer les aspects négatifs de la

154 John Irving, A Widow for One Year, p. 385. Nous soulignons.

masculinité du personnage. En effet, lorsque Melony réalise que Mary Agnes est la « voleuse », son besoin d’autorité se manifeste par la force et la violence :

She went into the girl’s shower room, where Mary Agnes Cork was washing her hair, and she turned the hot water so up that Mary Agnes was nearly scalded. Mary Agnes flung herself out of the shower; she lay red and writhing on the floor, where Melony twisted her arm behind her back and then stepped with all her weight on Mary’s shoulder. Melony didn’t mean to break anything; […]156

La dernière phrase indique que Melony n’a pas intentionnellement cassé l’épaule de Mary Agnes. Pourtant, au lieu de la minimiser, cela n’a pour effet que de stigmatiser la violence et la colère du personnage. Melony s’est adonnée à la violence pour défendre son territoire, une attitude en général plus attribuée aux hommes, garants de l’intégrité du groupe, qu’aux femmes. Masculine à de nombreux égards, Melony ne franchit pourtant pas tout à fait les limites de la caricature puisque John Irving persiste à en faire une jeune femme sensible qui pleure le départ de son ami et qui n’aura de cesse de le retrouver pour lui faire prendre conscience que sa vraie place est à St Cloud’s. La notion d’autorité et de performance semble être importante pour ce personnage, qui manifeste ainsi sa désapprobation du rôle passif généralement attribué aux femmes. Elle devient alors un personnage troublant parce que très éloigné des stéréotypes traditionnels. Mais c’est précisément en cela que le personnage est intéressant puisqu’à travers elle, John Irving repousse les limites de la conception habituelle et œuvre forcément à la dimension contestataire de son roman.

Le processus de virilisation du personnage féminin est identique chez Hester dans A Prayer for Owen Meany. Dès le début du roman, John Irving souligne à la nécessité de cette caractéristique chez son personnage. Cadette de trois enfants et unique fille, Hester doit se comporter comme ses frères si elle ne veut pas être reléguée au second plan dans la fratrie. Elle pratique par conséquent les mêmes jeux que ces deux frères, Noah et Simon. D’ailleurs, lorsque le narrateur les mentionne pour la première fois, il le fait de façon généralisante : « I would never describe my cousins as bullies; they were good-natured, rambunctious roughnecks and daredevils […] I did not wrestle with my grandmother or box with Lydia, not even when she had both her legs.»157 Cette présentation alliant brutalité et témérité n’est pas ce qu’on attendrait pour une petite ou jeune fille. L’auteur lui fait adopter une attitude plus masculine que féminine

156 John Irving, The Cider House Rules, p. 283.

et préférer les batailles de polochons, les bagarres et les courses effrénées à ski à d’autres jeux plus calmes et moins exigeants physiquement. Une fois de plus, John Irving teste le lecteur en lui proposant une image aux antipodes des codes traditionnels et flirte avec les limites de la caricature dans le but d’inscrire son roman dans la lignée du mouvement contestataire américaine. Son originalité se manifeste en outre par l’image inattendue des rapports de couple — rapports privés de sexe — dans lesquels il inscrit Hester et Owen.

Avant même qu’Owen et Hester forment un couple dans A Prayer for Owen Meany, le narrateur, John Wheelwright, entoure leur première rencontre de tabous et restrictions qu’il invente lui-même, un moyen pour l’auteur de souligner sa partialité tout en faisant référence aux caractéristiques peu conventionnelles des deux personnages. Connaissant bien à la fois ses cousins et Owen, John imagine une incompatibilité potentielle et redoute leur rencontre : « I confess I was nervous that Owen would embarass me – I am ashamed of feeling that, to this day. »158 La description qu’il en a faite au début du roman ne place pas Owen dans le cadre de l’image traditionnelle de l’homme. L’aspect anormal de son meilleur ami semble être une source de gène pour John, qui en refusant une rencontre manifeste son embarras à concilier deux modèles si opposés et fait alors preuve d’un certain conservatisme, que l’auteur ne manque pas de souligner en lui donnant tort lorsque les enfants Eastman et Owen se rencontrent finalement. En effet, dans le cas d’Hester et Owen, John Irving a pris le parti de faire se rassembler les contraires. A la violence d’Hester répondent l’ordre et la sérénité d’Owen, qualités qui se retrouvent notamment dans la description de sa chambre : « There appeared to be more order, more divine management in evidence in Owen’s room. »159 Apparemment aux antipodes, Owen et Hester ne semblent pas faits pour s’entendre. Néanmoins, leur première rencontre laisse entrevoir le contraire : « ‘No!’ Hester said. ‘If you’re getting over a cold, you should stay inside; we should play indoors. We don’t have to go skating. We go skating all the time.’ »160 Sous l’influence d’Owen, John Irving décrit Hester comme étant étonnament adoucie et compréhensive. Il travaille ainsi à la complexité du personnage et évite la représentation caricaturale d’un féminisme extrémiste :

158 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 77.

159 Ibid., p. 197.

As she moved towards the closet, she had to brush past Owen Meany, and a curious thing happened to her when she was next to him. Hester stood still and put her hand out to Owen – her big paw, uncharacteristically tentative and gentle, reached out and touched his face, as if there was a force in Owen’s immediate vicinity that compelled the passerby to touch him. Hester touched him and smiled.161

Le portrait d’Hester est ici contrasté du fait de la présence conjointe d’une certaine force, manifestée par la patte de l’animal, et d’un adoucissement marqué par son sourire. En outre, l’aspect inhabituel de son attitude est marqué par les termes « curious » et « uncharacteristically » qui soulignent une rupture, un changement brutal, presque inattendu. Dès le départ l’auteur fait reposer la relation entre Hester et Owen sur l’influence lénifiante de ce dernier. On assiste alors à une inversion des codes traditionnels selon laquelle chacun des personnages est plus proche des caractéristiques du sexe opposé que de celles qu’il représente habituellement. La masulinité, communément associée à l’énergie et au pouvoir est ici incarnée par Hester alors que la féminité, exprimée par la fragilité et la douceur semble plus du ressort d’Owen. Transgressive au regard des images conventionnelles, cette représentation inhabituelle contribue bien évidemment à la dimension contestataire du roman en proposant une nouvelle donne dans les rappports de sexe. Par ailleurs, l’auteur provoque le lecteur en modifiant la définition d’une relation « normale ». Enfin, à travers ce couple, il dépeint des personnages sexuellement ambigus, ambigüité que l’on retrouve dans le mystère entourant la nature « charnelle » de leurs rapports. Au final, John Irving inscrit les deux personnages dans la transgression. Visant à les rapprocher, cette tendance assure la cohésion du couple, qui s’unit pour faire bloc contre l’ordre établi : « And Hester was committed to irreverence; it should have been no surprise to Noah and Simon and me that The Voice had won her heart. »162

Le couple qu’ils forment est également en rupture des règles puritaines et conservatrices dans la mesure où ils ne sont pas mariés. Dans The Cider House Rules, John Irving propose un cas similaire avec Homer et Candy, qui lui permet de revisiter la relation triangulaire de l’adultère. Le couple formé par ces deux personnages est atypique dans la mesure où il repose en grande partie sur le mensonge. En effet, l’auteur les fait se rencontrer lorsque Candy vient à St Cloud’s, en secret, mettre un terme à sa grossesse non désirée. Le roman décrit Homer comme tombant immédiatement sous le charme de cette jolie jeune fille : « It was shattering to Homer to recognize in the

161 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 86.

expression of the beautiful stranger he had fallen in love with something as familiar and pitiable as another unwanted pregnancy. »163 L’attraction est moins immédiatement perceptible chez Candy qui est également amoureuse de Wally. On retrouve alors la relation triangulaire habituelle même si le choix appartient sous la plume de John Irving à la figure féminine :

‘I love you,’ Homer Wells croaked, as if he were saying his last words.

‘Yes, I know—don’t think about it,’ Candy said. ‘Don’t worry about anything. I love you, too.’

‘You do?’ he asked.

‘Yes, yes, and Wally too,’ she said. ‘I love you and I love Wally—don’t worry about it, don’t even think about it.’164

L’auteur fait perdurer l’ambivalence des sentiments chez Candy et pointe alors à la résolution problématique d’une telle situation :

‘Everything,’ repeated Homer Wells. ‘Me loving you—that’s okay. And you loving me, and Wally—that’s okay, too. Right,’ he said.

‘You have to wait and see,’ Candy said. ‘For everything—you have to wait and see.’165 Il entre dans une forme de jeu avec le lecteur lorsqu’il lui fait croire à la disparition de Wally. Ce qui apparaît alors comme la fin de la relation adultère n’est en définitive qu’un leurre et le départ d’une situation originale, inhabituelle et peu conventionnelle. Pouvant se rapprocher d’une forme de sanction dans la mesure où elle fait suite au premier rapport sexuel des deux personnages, la grossesse de Candy s’avère nécessaire à la proposition que l’auteur veut faire dans son roman. Bien sûr, personne à Ocean View ne connaît officiellement — Ray et Olive l’ont cependant compris, tout comme Mr. Rose d’ailleurs — la réelle nature de leur relation, c’est pourquoi il leur est presque nécessaire soit d’avoir recours à l’avortement — ce qui est tout à fait inconcevable pour Homer — soit d’échafauder un mensonge permettant de justifier l’arriver d’un nourrisson dans leurs vies. Même si les deux personnages sont décrits comme étant épris l’un de l’autre — ils se le disent à plusieurs reprises — ils semblent enfermés dans une situation complexe où le mensonge règne. John Irving fait en outre naître chez Homer frustration et colère, qui dénotent la difficulté du triangle amoureux « ‘We’ll wait and see then,’ said Homer Wells. ‘We’ll just wait and see,’ he said, almost with a

163 John Irving, The Cider House Rules, p. 249.

164 Ibid., p. 438. L’auteur souligne.

vengeance. »166 Il lui attribue ici le leitmotiv de Candy dans le but de souligner les tensions entre les deux personnages. Le projet de l’auteur se fait plus explicite lorsque Wally revient miraculeusement de la guerre après avoir été porté disparu pendant quelques dix mois. Par voie de conséquence, la notion d’adultère refait surface et la complexité de cette relation s’accentue. Candy refuse toujours de dire la vérité et par voie de conséquence, entraîne le trio qu’elle forme avec Homer et Wally — alors devenu son mari — vers la constitution d’une cellule familiale inhabituelle, où la paternité est partagée entre les deux personnages masculins. Ainsi l’adultère trouve une