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La narration, un espace de manipulation

4 Narration  et  temps  :  entre  ordre  et  désordre

4.1 Ecarts  conventionnels

4.1.2 La  part  du  diable  :  discontinuité  du  récit

En effet, il relève presque du poncif que d’affirmer que la gestion du temps s’avère parfois chaotique dans les romans. Il ne faut, une fois de plus, pas se fier aux apparences : la narration, si elle est presque exclusivement au passé, n’en est pas pour autant strictement linéaire. En plus des quelques infléchissements à l’utilisation du passé de narration que nous venons d’évoquer et des nombreuses « anachronies »291 qui jalonnent le récit, l’aspect linéaire et révolu de chacune des trois narrations est interrompu par l’insertion de lettres, cartes postales et autres journaux intimes. Le journal et ses fonctions dans les romans et plus particulièrement dans A Prayer for Owen Meany fera l’objet d’une analyse ultérieure. Attardons-nous ici sur les échanges épistolaires, qui concernent en premier lieu The Cider House Rules et A Widow for One Year.

Dès lors qu’Homer quitte l’orphelinat, la communication entre St Cloud’s et Ocean View s’établit à travers des échanges de lettres, surtout entre Homer et le Dr. Larch et plus rarement entre le médecin et Olive Worthington. Dans ce cas précis, la fonction de la lettre est d’informer Homer d’un fait dont le lecteur a déjà connaissance, en l’occurrence le départ de Melony :

My Dear Mrs. Worthington,

Here in St Cloud’s, we depend on our few luxuries and imagine (and pray) they will last forever. If you would be so kind, please tell Homer that his friend Melony has left us— her whereabouts are unknown—and that she took with her our only copy of Jane Eyre. The orphans in the girls’ division were accustomed to hearing this book read aloud—in fact, Homer used to read them. If Homer could discover a replacement copy, the little girls and I would remain in his debt. In other parts of the world, there are bookshops…292

Du point de vue de l’information principale qu’elle contient, cette lettre est une répétition et un condensé puisqu’elle reprend en moins d’une phrase un événement relaté par le narrateur sur deux pages précédemment. Assez étrangement, cette lettre est adressée à Olive alors que l’information qu’elle contient est destinée à Homer. En agissant ainsi, le Dr. Larch espère atteindre un double objectif, comme le précise d’ailleurs le roman : d’une part, faire savoir à Homer que Melony s’est enfuie de St Cloud’s et d’autre part, en appeler à la générosité d’Olive qui ne manquera pas d’être

291 Terme emprunté à Gérard Genette dans Figures III désignant « toutes les formes de discordance temporelle », p. 82.

touchée par cette lettre et d’envoyer par retour de courrier la copie du roman de Charlotte Brontë réclamée par le Dr. Larch. Comme le directeur de l’orphelinat reste malgré tout contrarié par le peu de nouvelles que donne Homer, il décide de ne lui livrer aucun détail ; si Homer veut les connaître, il prendra contact avec St Cloud’s. Du point de vue de son contenu, cette lettre opère à la fois un retour en arrière — le départ de Melony — et une anticipation — la divulgation d’une information à Homer et l’achat du livre. Elle se substitue à un dialogue de vive voix, impossible entre ces personnages trop éloignés géographiquement, et fonctionne comme tel. Elle nous propose donc des verbes au passé, au présent et au futur invoquant le passage du temps malgré l’impression d’immobilisme qui émane de St Cloud’s, où le temps semble s’être arrêté pour ses habitants. Elle constitue donc non seulement un ressort du développement de l’intrigue mais bouleverse, pour un court instant, la linéarité du récit.

Nous l’avons déjà mentionné, la querelle qui oppose Homer à son mentor sur la question de la pratique de l’avortement ne cesse pas avec l’éloignement physique du jeune homme. Et c’est à travers les lettres qu’ils s’envoient, dont le Dr. Larch est souvent l’initiateur, que ce désaccord perdure. Le directeur de l’orphelinat tente de garder une forme d’emprise sur Homer et de le persuader du bien-fondé de sa position mais ce dernier reste campé sur ses certitudes et refuse toujours de se ranger à l’avis de son mentor. A mesure que leur divergence d’opinion se fait plus grande et plus lourde de conséquences pour la pérennité de leur relation, la longueur de leurs échanges diminue pour finalement s’achever en une simple note :

He [Homer] sent a single, short note, addressed to them both [Dr. Larch and Nurse Caroline]. The note was simple and mathematical.

1. I AM NOT A DOCTOR.

2. I BELIEVE THE FETUS HAS A SOUL. 3. I’M SORRY

[…] he [Dr. Larch] wrote this simple, mathematical note to Homer Wells.

1. YOU KNOW EVERYTHING I KNOW, PLUS WHAT YOU’VE TAUGHT YOURSELF. YOU’RE A BETTER DOCTOR THAN I AM—AND YOU KNOW IT. 2. YOU THINK WHAT I DO IS PLAYING GOD, BUT YOU PRESUME YOU KNOW WHAT GOD WANTS. DO YOU THINK THAT’S NOT PLAYING GOD? 3. I AM NOT SORRY—NOT FOR ANYTHING I’VE DONE (ONE ABORTION I DID NOT PERFORM IS THE ONLY ONE I’M SORRY FOR). I’M NOT EVEN SORRY THAT I LOVE YOU.

Then Dr. Larch walked to the railroad station and waited for the train.293

Ces échanges participent indéniablement de la linéarité du récit puisqu’ils prolongent un débat initié au début du roman ; ils assurent en conséquence le lien entre ces personnages au niveau diégétique mais opèrent parallèlement une rupture de cette linéarité puisque étant au présent, ils replacent les faits dans une immédiateté impossible avec le passé révolu. En outre, l’utilisation du présent a ici pour but de faire du débat qui oppose les deux personnages une question d’actualité pour le lecteur. Bien au-delà de l’époque de la diégèse, le débat sur l’avortement continue à diviser les Américains. On le voit bien, ce qui semblait n’être qu’un outil de progression de l’histoire revêt en fait une dimension plus subtile et tend à instaurer une forme d’intemporalité dans un récit au passé, comme l’indiquent les phrases qui précèdent et suivent cet échange. Au final, les échanges épistolaires dans The Cider House Rules contribuent paradoxalement à la progression linéaire du récit et à la remise en question de cette même linéarité.

Dans A Widow for One Year, les cartes postales de Ruth relèvent de ce même processus d’infléchissement de la linéarité du récit. Dans ce roman, tout un chapitre est dédié au journal de Ruth dans lequel sont intercalées des cartes, qui, à chaque fois, correspondent aux entrées du journal. On assiste donc à une forme de narration parallèle incluse dans la narration principale, qui n’est pas sans rappeler les nombreux exemples de fiction dans la fiction que contient le roman et sur lesquels nous porterons une attention particulière dans la troisième partie de ce travail. La rupture de la linéarité est dans ce cas peut-être moins évidente puisque le journal de Ruth est écrit, lui aussi, au présent. C’est donc l’ensemble de ce chapitre explicitement intitulé « Ruth’s Diary, and Selected Postcards » qui constitue une réelle pause dans le récit primaire et contribue à l’instauration d’une narration intercalée que l’on retrouve dans The Cider House Rules et de façon encore plus probante dans A Prayer for Owen Meany. Ce chapitre propose à notre lecture sept cartes postales écrites par Ruth pendant l’une de ses tournées promotionnelles en Europe. Toutes utilisent le présent et se substituent, comme dans The Cider House Rules, à un dialogue oral rendu impossible par la distance. Malgré cette caractéristique commune, les échanges épistolaires n’ont pas toujours les mêmes fonctions. Ainsi, suivant le schéma identifié pour The Cider House Rules, certaines cartes sont relatives à des faits que le récit a déjà développé et dont le lecteur a eu connaissance mais ne les explicitent pas vraiment. S’articulant autour des informations déjà divulgées, ce procédé induit une connivence entre le narrateur et le lecteur. Ainsi,

lorsque Ruth écrit à Hannah : « IFORGIVEYOU,BUTYOUFORGIVEYOURSELF

ALITTLE TOOEASILY; YOUALWAYS HAVE.LOVE, RUTH »294, le lecteur sait

pertinemment qu’il est ici fait référence au dérapage de Hannah et de Ted. La carte postale prend alors une valeur répétitive. Mais le pardon clairement formalisé de Ruth nous projette également dans le futur puisqu’il induit une possible continuité de leur relation à l’issue de ce voyage en Europe. Le présent se trouve donc, de façon tout à fait traditionnelle, entre le passé et le futur. Mais d’un point de vue strictement narratif, il constitue une cassure dans le développement linéaire du récit. Dans le cas de la carte écrite à Ted : « THINKING OF YOU, DADDY. I’M SORRY ABOUT WHAT I SAID. IT WAS MEAN. I LOVE YOU! RUTHIE. »295, s’opère un retour identique sur des faits déjà mentionnés, en l’occurrence la leçon verbale de Ruth à son père quelques jours auparavant. Mais son contenu produit une information capitale, à savoir le repentir de Ruth et ses excuses à Ted, dont toute la dimension dramatique se révèlera quelques pages plus loin, à la fin de ce voyage. Une fois de plus, la carte postale permet d’entrevoir la suite du roman. Elle revêt donc à la fois un caractère répétitif et une dimension anticipatrice. Si la carte adressée à Hannah appelle à la réconciliation des deux amies, celle de Ted est quelque peu trompeuse ; Ruth ne pourra jamais exprimer de vive voix ses regrets à son père puisqu’à son retour, il se sera suicidé. D’ailleurs, cette mort prendra le lecteur d’autant plus par surprise qu’il s’attend, par l’entremise de cette carte postale, à des retrouvailles entre le père et la fille. La carte postale sert par conséquent à rendre compte du changement d’état d’esprit de la protagoniste mais s’avère être également l’outil utilisé par l’auteur pour créer un effet de surprise. De façon assez inattendue, elle trouble la linéarité du récit tout en en assurant la progression.

L’apport indéniable de ces cartes postales dans la progression du récit est encore plus évident à travers les quatre cartes écrites à Allan. Dans la première — « DO YOU NEED A NEW CAR? I’D LIKE TO HAVE A LONG DRIVE WITH YOU. LOVE, RUTH. »296 —, Ruth envisage, certes de façon métaphorique mais tout de même pour la première fois du roman, de commencer une relation sérieuse avec son éditeur. Là, le présent renvoie au changement récent de position de Ruth. Le narrateur n’avait jusqu’alors cessé de souligner son indécision. La carte arrive donc en contradiction

294 John Irving, A Widow for One Year, p. 397. En majuscules dans le texte.

295 Ibid., p. 401.

totale avec le développement du récit principal, ce qui tend à favoriser la conclusion selon laquelle les cartes postales s’inscrivent dans un récit secondaire, alternatif au récit principal. En réalité, la carte postale se substitue ici au récit primaire pour fournir une information capitale à la suite du roman. Etant donné les sentiments d’Allan à l’égard de Ruth que le récit principal a savamment distillés, elle offre un aperçu du futur dans lequel se dessine indubitablement la concrétisation de cet amour par un mariage. Dans le même temps, le titre du roman commence à faire sens, ce qui n’était jusqu’à présent pas vraiment le cas : seul un mariage pourra éventuellement faire de Ruth une veuve. Le spectre de la mort d’Allan s’installe dès lors subrepticement dans l’esprit du lecteur. Les choses se précisent un peu plus avec la carte suivante, qui mentionne clairement le mariage : « […] P.S. BUY ME THIS HOUSE AND I’LL MARRY YOU. I THINK I MIGHT MARRY YOU, ANYWAY! »297 Ainsi, la progression du roman se trouve-t-elle assurée mais comme cette seconde carte est en continuité directe avec la précédente, nous retrouvons à la fois ce retour en arrière et cet appel au futur déjà mentionnés. Enfin, l’avant-dernière carte parachève la progression des sentiments de Ruth à l’égard d’Allan et appelle clairement à l’avenir de leur relation : « NEVER AGAIN WITHOUT YOU. LOVE, RUTH. »298

Il existe par conséquent une progression logique et ordonnée aux cartes postales qui contribue certes à l’avancement de l’histoire mais induit dans le même temps la discontinuité du récit principal. Opérateurs de progression du roman, les cartes postales lui confèrent un nouveau rythme plus saccadé et en tout état de cause plus vraiment linéaire. Ces caractéristiques apparemment contradictoires sont réunies précisément par le statut particulier de ces cartes qui ne sont pas intercalées au reste de la narration mais insérées dans ce chapitre qui agit vraiment comme une pause dans le roman. Probablement du fait de l’éloignement, Ruth est capable de faire le point sur les derniers événements marquants de sa vie et parvient à formuler des « sentiments » restés jusqu’alors plus troubles. La mise au point opérée par ces cartes postales établit en quelque sorte de nouveaux fondements pour la vie de Ruth et pour le développement de l’intrigue ; elles s’avèrent, par conséquent, utiles tant pour la diégèse que pour la narration. Ayant des répercussions sur ces deux niveaux du roman, elles semblent assurer leur lien pour insuffler une nouvelle dynamique et préparer les effets de surprise

297 John Irving, A Widow for One Year, p. 403.

ultérieurs. Elles constituent en outre les prémices de l’instauration d’une double temporalité, qui s’avère éminemment plus développée dans A Prayer for Owen Meany, où temps de l’histoire et temps de la narration sont clairement distincts et typographiquement identifiables :

[…] but Owen’s idea – that God’s reasoning was somehow predetermining Owen’s every move – came from much more than that one unlucky swing and crack of the bat. As you shall see.

Today – January 30, 1987 – it is snowing in Toronto; in the dog’s opinion, Toronto is improved by snow. […]299

Le début de l’extrait est la narration au passé de l’histoire de l’enfance d’Owen Meany et John Wheelwright. Avec le saut de ligne, le lecteur est averti de l’arrivée de « quelque chose » de différent. La mention de la date explicite à la fois la brusque projection dans le futur et le passage à une autre forme de récit, en l’occurrence, le journal de John. « As you shall see », qui installe une brusque cassure par l’utilisation du futur, effectue en fait le lien entre le passé de narration et le présent du journal : le futur du passé n’est autre que le présent. Par ailleurs, cette phrase prépare au bond temporel effectué par le journal et a pour but de maintenir le lecteur en alerte pendant les deux pages de pause que représente cet aparté. La date génère une double temporalité, celle de l’histoire située, à ce stade du roman, dans les années 1950 et celle de la narration concernant le milieu des années 1980. D’ailleurs, A Prayer for Owen Meany est fortement ancré dans un double contexte historique. D’une part, la guerre du Vietnam servira un peu plus tard de toile de fond à la diégèse. D’autre part, l’administration Reagan est utilisée comme représentante des Etats-Unis de la fin des années 1980 par le narrateur adulte. Le temps de la diégèse s’inscrit donc dans la modernité alors que celui de la narration entraîne le lecteur au cœur de la postmodernité. Cette ambivalence accentue la tendance du roman à la bipolarité, qui induit un double niveau de lecture : au premier degré, celle d’une histoire qui aurait pu être réelle ; et au second, une approche distanciée par l’ironie qui invite le lecteur à considérer l’œuvre littéraire comme l’élément d’un jeu prétendant à la réalité.

Sous une apparence de rétrospective conventionnelle, The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year ne sont pas des romans totalement fidèles à l’utilisation du passé et à la linéarité du récit. Il existe en effet plusieurs

indicateurs de discontinuité du récit, qui induisent une perception nouvelle du temps. S’écartant de l’ordre théologal, les romans restent néanmoins fidèles à une tendance de la littérature à l’élaboration d’un espace temps autre, différent, alternatif. En conséquence, un principe narratif émerge : la prise de distance par rapport à une norme qui s’inscrit dans le cadre de la pérénnisation d’une caractéristique de la littérature en général et du roman en particulier. Comme pour l’histoire et les personnages, John Irving combine respect et mise à l’épreuve des normes ou conventions, l’objectif étant de les questionner plus que de les rejeter en masse. Il s’agit donc moins d’une volonté de faire table rase de l’existant que d’en appeler à de nouvelles normes qui incorporeraient les anciennes règles mais seraient peut-être un peu plus libérales, c’est-à-dire moins strictes, plus souples. L’identité littéraire de John Irving se dessine par conséquent autour d’un savant mélange de part de Dieu et de part du diable, plus précisément d’alliance de convention et de déviation à la norme. Mais pour différente que soit la gestion du temps dans les romans, l’auteur n’ambitionne pas moins ordre et cohérence pour ses romans. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les nombreuses « anachronies » des trois récits génèrent une impression d’harmonie, que les conséquences de toutes ces manipulations temporelles ne parviennent finalement pas à diminuer.