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1 Le  personnage  irvingien

1.1 Multiplicité  et  hybridité

1.1.2 Contrepoint  ironique

Du fait de son attachement aux romans du dix-neuvième siècle et de leur intérêt pour l’évolution de l’individu, John Irving attache, nous venons de le souligner, une attention particulière à la caractérisation des personnages. Apportant un grand soin à la représentation de l’individu, il œuvre dans le même temps à une représentation aussi fidèle que possible de la société : les personnages sont des hommes et des femmes issus d’à peu près toutes les classes sociales. Concomitamment à ce penchant réaliste indéniable, l’auteur confère à ses personnages un certain idéalisme relevant des caractéristiques de l’écriture romantique. Il est ainsi impossible dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year de détacher ses deux influences l’une de l’autre puisqu’elles se répondent constamment en un jeu marqué par l’émergence de l’ironie. Le but principal de John Irving est de créer des personnages originaux dont le lecteur se souviendra et pour ce faire il dépasse le cadre de la représentation réaliste ou des caractéristiques idéalistes strictes. Au final, par ce savant mélange, il crée des personnages hybrides qui soulignent les tensions entre tradition et originalité et concourent à l’aspect ironique des romans.

Souvent, dans les romans du dix-neuvième siècle, un personnage apparaissait comme le symbole d’une certaine catégorie de gens ou personnalisait un trait de caractère. Ainsi dans Great Expectations21 de Charles Dickens, Mrs Havisham et Estella sont les archétypes de la noblesse et bien que leurs traits caractéristiques — froideur et cruauté — ne soient pas inhérents à leur statut de riches héritières mais le résultat d’une profonde blessure, le lecteur non averti associe immanquablement l’argent à ces particularités des personnages ; Joe Gargery, le beau-frère du protagoniste, est un homme pauvre et sans éducation mais foncièrement gentil et altruiste, Abel Magwitch est un criminel, représentant ainsi les bas-fonds de la société, qui s’avèrera être le bienfaiteur de Pip. On le voit bien, à travers les personnages, Charles Dickens visait non seulement à décrire la société dans laquelle il évoluait mais également à explorer les différentes facettes du genre humain. Cependant, les personnages étaient cantonnés à ce qu’ils représentaient. Même si certains d’entre eux connaissaient une évolution, c’est le

cas notamment de Pip, le protagoniste de Great Expectations, celle-ci était limitée : malgré tous ses efforts et le reniement, pour un temps, de ses origines, Pip ne deviendra jamais un bourgeois.

Adoptant les grandes lignes de cette particularité de la caractérisation réaliste, John Irving offre à notre lecture des personnages emblématiques, comme nous avons tenté de le démontrer au point précédent. Ainsi, Mrs Wheelwright représente à première vue la tradition aristocratique et Olive Worthington est établie en sa qualité de représentante féminine du « self-made-man ». Mais, ces deux personnages dénotent une vision et une écriture contestataire puisque John Irving en fait, à y regarder de plus près, les championnes d’un message féministe visant à la prise de pouvoir par les femmes. Représentations réalistes, ces personnages n’en témoignent pas moins d’un certain idéalisme dans la mesure où les libertés que John Irving leur fait prendre avec la tradition patriarcale sont l’expression de la primauté de l’individu sur le monde extérieur. Mais cette technique visant à faire d’un personnage le représentant d’une catégorie d’individus est également utilisée à des fins ironiques dans le cas du « Unbearable Intellectual » dans A Widow for One Year, par exemple.

Les protagonistes de nos trois romans se font également l’écho d’une telle tension dont la conséquence majeure est l’ironie. L’illusion de la réalité passe, dans le cas d’Owen Meany, par exemple, par une description physique précise :

It was as if Owen Meany had been born without realistic joints. Owen was so tiny, we loved to pick him up; in truth, we couldn’t resist picking him up. We thought it was a miracle how little he weighed. This was also incongruous because Owen came from a family in the granite business. (…) He was the color of a gravestone; (…) he appeared translucent at times—especially at his temples, where his blue veins showed through his skin.22

Ce passage correspond à notre première rencontre avec le personnage. John Irving travaille ici à lui créer une apparence physique avec les indications sur sa taille, son poids ou sa couleur de peau mais il le présente déjà comme un personnage hors norme — « so tiny », « how little he weighed » —, pointe du doigt ses futures incohérences — « incongruous » — et le relie déjà à sa dimension mystique avec le mot « miracle ». Il ne suffit donc que quelques lignes à John Irving pour esquisser un portrait complet de son personnage, lui donner « corps et vie » en quelques sorte, mais également esquisser les écarts du personnage par rapport au soucis réaliste de vraisemblance. La phrase « It

was as if Owen Meany had been born without realistic joints » est de ce point de vue tout à fait révélatrice puisque « realistic joints » s’applique tout autant au corps d’Owen qu’à son « caractère » ou à sa place dans le roman. John Irving sort donc délibérément du cadre strict des conventions du Réalisme.

Dans les trois romans, John Irving propose une description des personnages depuis leur plus jeune âge. La notion de temps est donc particulièrement importante. En effet, elle permet de véhiculer l’idée selon laquelle le lecteur est le témoin de l’évolution des personnages, ce qui donne l’impression d’un ancrage solide dans la réalité et participe donc de l’effet de réél. Mais à chaque fois, il les plonge dans une situation précise ce qui en fait à la fois des créations uniques et des représentations de personnes réelles avec un passé, une histoire. Ainsi, dans A Widow for One Year, nous rencontrons Ruth à l’âge de quatre ans : « One night when she was four and sleeping in the bottom bunk of her bunk bed, Ruth Cole awoke to the sound of lovemaking—it was coming from her parents’ bedroom. »23 De toute évidence, ce passage évoque la « scène primitive » de Freud et laisse présager de la violence des relations que Ruth entretiendra avec chacun de ses parents. Avec cette scène domestique, le lecteur plonge dans la vie du personnage, qui à seulement quatre ans est présentée comme la victime des conséquences désastreuses de la mort prématurée de ces deux frères aînés. Là encore, la violence est sous-jacente. La suite du roman ne fera que confirmer cet état de fait. Pour mieux souligner la portée de cet événement traumatique, l’auteur mentionne les enjeux qui y sont liés pour son protagoniste très tôt dans le roman. Ainsi peut-on lire dès la deuxième page : « There were photos of her dead brothers throughout the house, on all the walls; although the two boys had died as teenagers, before Ruth was born (before she was even conceived), Ruth felt that she knew these vanished young men far better than she knew her mother or father.»24 Cet extrait nous immerge clairement dans les difficultés que rencontrera Ruth, à savoir exister dans l’ombre de ses deux frères décédés accidentellement et réussir à se faire une place dans sa famille. Il met également en exergue les relations compliquées qu’elle entretiendra avec chacun de ses parents. Là encore, John Irving œuvre, dès le départ, à l’illusion d’une existence pour Ruth tout en faisant allusion à l’une des problématiques du personnage et du roman dans sa globalité.

23 John Irving, A Widow for One Year, p. 17.

A l’inverse d’Owen et Ruth, Homer nous est présenté dès sa naissance. Il ne s’agit pas ici simplement d’une variation d’écriture mais bel et bien d’un acte intentionnel de la part de l’auteur puisque Homer, abandonné par sa mère juste après l’accouchement, n’aura de cesse tout au long du roman de trouver sa vraie place. La question des origines est par conséquent au centre des préoccupations. « The reason Homer Wells kept his name was that he came back to St Cloud’s so many times, after so many failed foster homes, that the orphanage was forced to acknowledge Homer’s intention to make St Cloud’s his home. »25 John Irving ne donne ici aucune indication quant aux caractéristiques physiques de son personnage car elles ne revêtent pas d’importance particulière, en tout cas à ce stade du roman. Il préfère attirer notre attention sur ce qui caractérise mieux Homer, à savoir son statut d’orphelin et sa relation particulière avec le Dr. Larch. Homer « existe » non par son corps mais à travers sa quête : trouver sa vraie place. Son cheminement, comme celui de la plupart des personnages de nos trois romans, est loin d’être aisé. Confrontés à des choix difficiles, ils doivent prendre des décisions importantes qui détermineront leur vie future. C’est également par ce processus que John Irving parvient à maintenir l’illusion de la réalité. Les personnages qu’il crée ont des attributs humains — tant par leur corps, que par leur appartenance à un groupe — mais également des buts et préoccupations auxquels le lecteur peut aisément s’identifier — quête des origines, reconnaissance individuelle et sociale, tendance à refuser l’homogénéisation et, au contraire, à proclamer sa différence, son unicité.

Dans le même temps, et pour ne prendre pour exemple que le protagoniste de A Prayer for Owen Meany, John Irving joue constamment à mêler caractéristiques réalistes et idéalisme pour définir son personnage. Sa description flirte avec les limites d’une représentation réaliste du fait des nombreux excès que l’auteur lui attribue et de sa filiation aux élements surnaturels que sont l’apparition du fantôme ou le caractère prémonitoire de son rêve. Mais, ce dernier élément peut aussi entrer dans le cadre d’une connotation romantique où l’esprit cartésien et raisonnable de l’homme est remis en question. La fin du roman est à ce titre tout à fait révélatrice de ce fonctionnement conjoint des traditions réalistes et idéalistes : envisagée sous l’angle idéaliste, la mort d’Owen fait de lui un martyr alors que si on considère la scène d’un point de vue réaliste, le personnage devient un paragon comique de l’illusion par sa possible

affiliation à l’Immaculée Conception. D’ailleurs, cette même ambivalence se retrouve dans le nom choisi par John Irving pour la ville où Owen et John grandissent : Gravesend. Ce nom génère à la fois une illusion de la réalité et pointe à la tendance allégorique du roman, « Grave’s end » faisant alors référence à la résurrection.

Avec le nom qu’il choisit pour les personnages, John Irving conserve ce même fil conducteur de leur conférer plusieurs sens possibles et d’initier une forme de jeu avec le lecteur. Comme le souligne Vincent Jouve, « l’être du personnage dépend d’abord du nom propre qui, suggérant une individualité, est l’un des instruments les plus efficaces de l’effet de réel. »26 A travers les noms, John Irving crée bien l’illusion de la réalité mais dans le cas d’Homer, il en souligne également le caractère arbitraire :

Because it was the other nurse’s turn, he was named Homer Wells.

The other nurse’s father was in the business of drilling wells, which was hard, harrowing, honest, precise work—to her thinking her father was composed of these qualities, which lent the word ‘wells’ a certain deep, down-to-earth aura. ‘Homer’ had been the name of one of her family’s umpteen cats.27

Dans ce passage, l’auteur ancre son personnage dans la réalité en outre grâce à l’expression « down-to-earth aura », mais souligne également la trivialité voire l’incongruité d’un tel choix par la relation avec le chat, qui détient un potentiel ironique certain. Ainsi, l’effort réaliste est contrebalancé par la mise à distance ironique. De plus, en justifiant de la sorte le nom de son protagoniste, John Irving travaille à la dimension métafictionnelle de son roman puisqu’il nous indique une possible façon de choisir le nom d’un personnage. L’ironie présente dans cet extrait invite à une lecture distanciée, ce que les autres significations possibles du nom choisi pour le protagoniste de The Cider House Rules corroborent. Ainsi, le patronyme d’Homer Wells se réfère incontestablement à ce qui est bon et le conforte en sa position de protagoniste mais il fait également allusion à un puits, ce qui renverrait alors à la profondeur mentionnée dans l’extrait ci-dessus. Par ailleurs, nous ne pouvons manquer l’allusion que son prénom fait au poète grec ; mais alors que Homer est normalement associé à la tragédie, le protagoniste de John Irving se rapporche plus d’un personnage épique, ce qui entre dans le cadre d’un brouillage des codes et d’un phénomène d’hybridation.

Similairement, le prénom Ruth fait appel aux notions de peine, de chagrin, de douleur, termes qui la caractérise plutôt bien si l’on se réfère à son enfance. Son

26 Vincent Jouve, Poétique du roman. Paris: Armand Colin, 2007, p. 89.

patronyme est lui aussi tout à fait révélateur. « Cole » fait immanquablement penser au charbon — « coal » —qui représente une vie éteinte qui ne peut se raviver seule. C’est précisément le cas de cette famille, qui non seulement se meurt petit à petit depuis l’accident tragique ayant causé la mort de Thomas et Timothy, les deux frères aînés de Ruth, mais dont le délitement paraît inexorable. L’unité familiale ne pourra jamais être recouvrée en totalité malgré l’aide très précieuse d’Eddie, qui tentera tout au long du roman de rapprocher Ruth et sa mère, Marion.

Dans A Prayer for Owen Meany, le patronyme du protagoniste entre en complète rupture avec la dimension christique du personnage, mais souligne bien l’un des traits de caractère de celui-ci. Meany peut être entendu comme un diminutif de « mean », revêtir ainsi une dimension affectueuse et participer au processus d’empathie envers le personnage. Mais il peut également avoir une dimension ironique en faisant référence à la petite taille d’Owen28. Par ailleurs, Owen fait montre d’intérêt et d’attention envers la plupart des autres personnages du roman. Sa méchanceté n’est dévoilée qu’à l’égard de ses parents. Comme son charisme n’a d’égal que leur médiocrité, il souligne leur infériorité par la méchanceté et tend ainsi à démontrer qu’il détient le pouvoir au sein de la famille. Enfin, « mean » peut être entendu comme « humble » mais dans ce cas le nom est en contradiction avec les caractéristiques du personnage, que le mot mégalomanie qualifie plus justement.

On le voit bien, la polysémie du nom des personnages est souvent de rigueur dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year. Si nommer un personnage participe de l’illusion de la réalité, il n’en reste pas moins que cela s’inscrit également dans le cadre d’un jeu avec le lecteur où les différents sens et influences se répondent et contribuent à l’élaboration d’une alternative comique. Par ces mécanismes, John Irving pointe les limites d’une représentation strictement réaliste ou d’un idéalisme romantique affirmé. En les combinant, il crée des personnages aux tonalités hybrides à travers lesquels réalisme et idéalisme s’ébranlent mutuellement. Déjà au niveau des personnages, il est possible de détecter des caractéristiques auxquelles nous ferons référence tout au long de ce travail : refus d’inféoder ses

28 Malgré les différences de prononciation qui ne permettent pas d’établir d’homonymie pour les anglophones, l’éthymologie du mot « mean » suggère la petite taille d’Owen ainsi que ses origines modestes.

productions à une tradition littéraire donnée, accent porté sur l’originalité et présence marquée de l’ironie qui, tout à la fois, implique et génère un processus de distanciation.

Le personnage revêt donc une importance capitale dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year. C’est en effet autour de lui que les romans sont construits. Expression de la primauté de l’individu sur laquelle nous reviendrons, cette caractéristique induit un certain nombre de conséquences, notamment au niveau de la caractérisation. La filiation aux romans britanniques du dix-neuvième siècle que John Irving revendique est exprimée en partie à travers le foisonnement de personnages et les attributs réalistes que l’auteur leur prête : nom, vraisemblance, ancrage dans un contexte géographique et socio-économique précis. Mais la représentation que propose l’auteur est également soumise à diverses tensions entre tradition et nouveauté, fidélité et originalité, sérieux et ironie. Probablement le signe d’un penchant de John Irving pour le questionnement de l’ordre établi, ces dissensions n’en reflètent pas moins l’esprit contestataire des époques auxquelles il fait référence et pendant lesquelles il écrit. La contestation passe en partie par la dénonciation verbale de dysfonctionnements ou d’inégalités mais elle se manifeste également dans les actes, et c’est bien dans ce cadre que l’acte transgressif — thématique ou formel — s’insère dans la majorité des cas.