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3 L’individu  et  les  autres

3.2 Une  nouvelle  version  de  la  féminité

3.2.3 La  femme  masculinisée  :  Hester  et  Melony

Nous l’avons déjà mentionné, Hester dans A Prayer for Owen Meany et Melony dans The Cider House Rules ne sont pas caractérisées par leur féminité. Que ce soit à travers leur description physique ou bien par l’entremise des comportements qu’il leur prête, John Irving propose avec ces deux personnages une nouvelle image de la femme, image à de nombreux égards en rupture des conventions. Le conflit presque systématique dans lequel il les installe vis-à-vis des personnages masculins et son issue favorable la plupart du temps pour elle fait le jeu d’une redéfinition des rapports sociaux de sexe dans les deux romans. Excessive, presque caricaturale, leur masculinité n’est pourtant pas contraire à l’élaboration par l’auteur d’une forme de conformisme qui se lit surtout à travers les « sentiments » qu’elles nourrissent respectivement pour Owen et Homer. La contradiction présente dans ces deux figures féminines en fait des personnages riches et décisifs. Leur rôle est par conséquent fondamental car à travers elles, l’auteur explore pleinement les tensions entre l’individu et les autres et parfait la notion de tiraillement, de contradiction présidant à l’élaboration de ses personnages.

Mais elles sont surtout un moyen supplémentaire pour l’auteur de soumettre une nouvelle donne allant à l’encontre des codes traditionnels.

Nous l’avons établi, Owen exerce une influence lénifiante sur Hester dans A Prayer for Owen Meany. Mais, John Irving dépasse cette représentation conventionnelle du pouvoir de l’homme sur la femme lorsqu’Hester a en retour une forme d’emprise Owen. La relation entre ses deux personnages apparaît en fin de compte bien plus équilibrée que le duo formé par Owen et John. Le potentiel violent d’Hester est développé à de nombreuses reprises dans le roman et notamment à l’occasion du bal de fin d’année à Gravesend Academy : « her body belonged to the jungle »212 écrit le narrateur, son cousin, qui par cette analogie à la jungle souligne la bestialité du personnage tout autant qu’il la relie au concept de Nature, par opposition à celui de Culture — les institutions crées par les hommes — contre laquelle elle n’a de cesse de s’insurger. Le caractère sauvageon du personnage est ainsi mis en avant. Mais toujours dans le but de rester juste en deçà de la caricature, l’auteur, à travers John Wheelwright, souligne également son potentiel séducteur : « It was the first time I’d ever seen Hester in a dress; she looked very pretty. »213 D’apparence plutôt robuste et masculine, Hester peut être attirante. La notion de séduction du lecteur, qui n’avait jusqu’à présent pas lieu d’être, prend ici forme. Pour parvenir à ses fins et ne pas imposer à ses lecteurs une redéfinition totale des codes de représentation de la féminité, il fait mention d’un vêtement féminin. Ainsi, le lecteur se retrouve dans les mêmes dispositions que celles décrites pour le narrateur : il est séduit. Ceci étant établi, John Irving utilise alors des moyens moins conventionnels pour faire opérer ce phénomène de séduction. C’est en effet à travers son combat incessant contre les injustices faites aux femmes qu’Hester interpelle le lecteur et contribue notablement à la dimension contestataire de A Prayer for Owen Meany. Il ne s’agit plus nécessairement de séduction — ce qu’elle représente et le message véhiculé à travers elle peuvent heurter certains lecteurs — mais une chose est sûre, le lecteur se souvient de ce personnage. En outre, combinant des attributs traditionnellement peu conciliables, Hester représente à merveille les tensions du personnage irvingien à la fois contradictoire et cohérent. Il existe chez elle un antagonisme franc entre l’être et le paraître, qui n’est pas sans rappeler les difficultés de la création identitaire ainsi que la notion de conflit voire de combat inhérente au

212 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 308.

personnage. L’une des manifestations les plus probantes de ces dissensions réside dans sa consommation excessive d’alcool :

Hester’s breathing, when she’d been drinking, was something between a snore and a moan.

‘Why does she drink so much?’ I asked Owen. ‘HESTER’S AHEAD OF HER TIME,’ he said.214

Le contexte social et familial dans lequel l’auteur fait évoluer Hester condamne l’abus d’alcool, surtout pour une jeune femme. Par voie de conséquence, se soûler devient une expression supplémentaire de rébellion vis-à-vis de la famille, du modèle patriarcal, et de la société. Flirtant toujours avec les limites d’une description caricaturale, John Irving fait entrer les excès de son personage en résonnance avec sa frustration : « Hester was barfing her brains out again. […] wherever Hester was, I’m sure she was drunk and throwing up, too. »215 Malgré tout, à travers les paroles d’Owen, John Irving l’établit en sa qualité de précurseur de l’établissement de nouvelles règles, de la création d’une nouvelle norme. Et c’est précisément en cela que ses aspects rhédibitoire et séduisant se rejoignent tant il est vrai que la nouveauté effraie souvent. De fait, son comportement récalcitrant dépasse le cadre du simple affrontement ; il vise également à créer une alternative.

Dès leur première rencontre, un lien relevant de l’indicible est proposé par l’auteur pour qualifier la relation entre Hester et Owen et lorsqu’ils deviennent un couple, cette inexplicable attraction se mue en une proximité constante :

After she got off work, she and Owen would cruise ‘the strip’ at Hampton Beach in the tomato-red pick-up. Hester’s school-year roommates were elsewhere for the summer, and Hester and Owen spent every night in her Durham apartment, alone. They were ‘living together as man and wife’ – that was the disapproving and frosty way Aunt Martha put it, when she discussed it at all, which was rarely.216

Une lecture plus traditionnelle de ce passage pourrait y voir le reflet du besoin de deux jeunes amoureux de passer du temps ensemble ; pourtant l’inscription des deux personnages en dehors des normes résiste à une telle interprétation. Nouvel exemple d’union libre tendant à remettre en question l’impériosité du mariage, le couple formé par Hester et Owen ne fait pas l’unianimité. D’ailleurs la désapprobation conservatrice vis-à-vis de cette relation est ici incarnée par Aunt Martha. De plus, le rejet de l’adjectif

214 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 379.

215 Ibid., p. 382.

« alone » en fin de phrase — un procédé de mise en exergue — fait écho au doute plannant autour des relations sexuelles entre les deux personnages, possibles mais pas attestées. Ce couple apparaît donc hors norme à de nombreux égards, ce que confirme d’ailleurs ce qui les rapproche : « And Hester was commited to irreverence; it should have been no surprise to Noah and Simon and me that The Voice had won her heart. »217 C’est donc le refus de se conformer à la norme ou à la règle qui unit ses deux personnages si différents physiquement et aux positions par ailleurs divergentes. Poursuivant son travail de masculinisation du personnage féminin et d’inscription de la relation en dehors de la norme, John Irving pousse à son paroxysme le renversement des codes de domination : « ‘Why don’t you have another girlfriend?’ I asked him; he shrugged again. ‘SHE DOESN’T BEAT ME ALL THE TIME,’ Owen said. »218 De façon tout à fait sarcastique, l’auteur minimise à travers les paroles d’Owen les excès violents d’Hester et l’inversion de la norme ainsi opérée — violence de la femme sur l’homme — a pour but de dénoncer les violences faites aux femmes tout autant qu’elle pointe au caractère fortement déplacé de la justification de rapports de force et de pouvoir dans un couple.

Représentation du couple hors norme, Hester et Owen expriment, de façon tout à fait symptomatique si l’on considère que la création artistique repose sur la notion de transgression et d’écart par rapport à la norme, leurs positions et leurs penchants transgressifs à travers une forme d’art, l’écriture journalistique pour Owen et la chanson pour Hester :

I’d already heard Bob Dylan and Joan Baez, and Hester. I’d even heard Hester sing ‘Four Strong Winds.’219 She was always quite good with the guitar, she had her mother’s pretty voice – although Aunt Martha’s voice was not as pretty as my mother’s – which was merely pretty, not strong enough, not developed. Hester could have stood about five years of lessons from Graham McSwiney, but she didn’t believe in being taught to sing. Singing was something ‘inside’ her, she claimed.220

Associée à deux chanteurs emblématiques, Hester entre dans la mouvance contestataire du fameux concert de Woodstock, qui exigeait l’arrêt de l’engagement américain au Vietnam et exposait au grand jour le mouvement pacifiste et hippie américain. Le

217 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 308.

218 Ibid., p. 499.

219 Chanson d'Ian Tyson, inspirée du déplacement saisonnier des travailleurs à travers le pays, d'une récolte à l'autre, et de l'effet d'une telle mobilité sur une affaire de coeur. Elle fut écrite vers 1961 et fit bientôt partie du répertoire folk et country régulier. La chanson fut très populaire en 1964 et 1979 telle qu'enregistrée respectivement par le chanteur country américain Bobby Bar et par Neil Young.

personnage s’inscrit donc dans une dynamique progressiste, rejoignant ainsi la position que laissait entrevoir sa consommation excessive d’alcool. Malgré ses ambitions libératrices, Hester reste significativement liée aux femmes de sa famille, dont elle a hérité la voix. Mais, la sienne est plus puissante, potentiellement plus violente. Ainsi, John Irving parfait sa définition d’une nouvelle féminité, éminemment plus masculine et contestataire. Malgré l’héritage, Hester s’inscrit en marge de la tradition familiale, et ce d’autant plus qu’elle exclut la possibilité de prendre des cours de chant. Pour elle, la voix relève de l’inné ; c’est un moyen d’expression qu’elle se refuse à contrôler, à brider par un apprentissage académique. Elle lui permet d’exprimer sa révolte et constitue à ce titre un espace privilégié de liberté. A travers cette métaphore, John Irving propose les premiers éléments de sa définition de l’art et de l’écriture, point que nous développerons dans les seconde et troisième parties de ce travail. Quoi qu’il en soit, Hester rejoint en cela Owen, qui fait bon usage de cette liberté lors de ces articles dans « The Grave », le journal de Gravesend Academy. L’expression artistique, envisagée comme espace d’indépendance, catalyse puis permet aux deux personnages de laisser libre cours à leurs pulsions rebelles et contestataires. A ce propos, notons l’importance des pseudonymes utilisés pour les deux personnages : « The Voice » confère à Owen une dimension prophétique et surnaturelle ; « Hester The Molester » souligne la violence et le caractère hors norme du personnage.

Unis par la transgression et l’excès, Hester et Owen sont aux antipodes sur la question de la guerre du Vietnam. Fortement opposée à ce conflit, Hester a bien du mal à accepter l’envie d’Owen de s’engager dans l’armée pour y prendre part et entre dans des déchaînements violents et colériques confinant à l’hystérie :

She wrestled him out of his chair – she held his head in the towel in a headlock and she lay on her side across his chest, pinning him to the kitchen floor, while she began to pound him in the face with the fist of her free hand. He kicked his feet, he tried to grab her, but Hester must have outweighed Owen Meany by at least thirty pounds, and she appeared to be hitting him as hard as she could. When I saw the blood seep through the pale-yellow towel, I grabbed Hester around her waist and tried to pull her off him.221

Puisant dans le champ lexical de la lutte gréco-romaine qu’il connaît bien, John Irving nous propose une scène d’une violence inouïe où Hester ne semble pas avoir de limites. Même le sang d’Owen n’atténue sa rage, qui pour être maîtrisée nécessite l’intervention de John. A l’instar de son association avec la jungle, Hester fait ici preuve d’une

bestialité assez peu commune chez un personnage féminin. Toujours dans cette optique d’offrir un portrait contrasté et étonnant, John Irving soumet, après cette scène d’excès, l’image d’un personnage aimant et attentionné qui entre en rupture totale avec ce qui précède en même temps qu’elle correspond à une représetentation plus traditionnelle de la femme : « She kissed him very softly on his upper lip and on the tip of his nose, and on the corners of his mouth, being very careful not to kiss the stitches. ‘I’m sorry! I love you!’ she whispered to him. »222 Avec Hester, l’auteur teste régulièrement les limites entre proposition d’un modèle radicalement différent et refus ou impossibilité — sous peine de perdre le lecteur peu habitué à une telle image de la féminité — de ne pas verser dans une forme de conventionalité. Ainsi, la rage d’Hester est expliquée par son amour pour Owen. Si elle perd la raison lorsqu’il parle de la guerre du Vietnam c’est tout simplement parce que l’idée de le perdre lui est insupportable. D’ailleurs, le caractère étonnament conciliant d’Owen semble accréditer cette explication : « ‘I’M OKAY,’ said Owen Meany. […] He curled up next to Hester on the couch; he laid his head against her bosom, and she craddled him in her arms. In a few minutes, he was fast asleep. »223 Représentation du calme après la tempête, cette scène nous propose le couple en position de symbiose physique, qui symboliquement renvoie à la dimension fusionnelle de leur relation. Enfin, l’absence d’Hester aux funérailles d’Owen — « none of us mentioned Hester’s absence »224 — est tout à fait représentative du personnage car elle peut être expliquée comme une nouvelle manifestation de sa colère, une indication supplémentaire de son rejet du sacrifice d’Owen ou dans la logique d’une relation de « doubles » entre les deux personnages, elle n’a alors plus de fonction en tant qu’opposée d’Owen.

Construit à partir et autour de la transgression et de l’écart par rapport à la norme, le personnage d’Hester est un outil — presque une arme — contestataire indéniable pour John Irving qui avec elle propose une nouvelle conception de la féminité et renverse les relations de pouvoir entre hommes et femmes pour au final proposer une alternative à la fois dérangeante et séduisante autour de laquelle plane une forme de mystère repris par l’incertitude concernant la teneur sexuelle de la relation entre Hester et Owen : « Despite the fact that Owen and Hester were living together as

222 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 501-502.

223 Ibid., p. 502.

man and wife, Noah and Simon and I could never be sure if they were actually ‘doing it.’ »225

Par un effet de miroir contribuant à établir un parallèle entre les deux relations, la même incertitude existe dans The Cider House Rules entre Homer et Melony : « If there was still anything sexual between them, Larch knew that it happened randomly, and only out of the keenest boredom. »226 A l’instar d’Owen et Hester, ces deux personnages forment ce nouveau type de couple où les rôles sont inversés et la figure féminine particulièrement masculine. Comme Hester, Melony est un personnage caractérisé par sa violence, son irrévérence et son esprit de provocation. Sa colère, initialement dirigée contre ses parents, plus précisément sa mère qui l’a abandonnée, finit par rejaillir sur tous ceux qui l’entourent. D’aspect masculin, Melony impressionne les autres pensionnaires de St Cloud’s, y compris Homer, et agit parfois en despote pour faire appliquer ses règles. Elle ne craint par ailleurs aucune autorité et mène la vie dure à Mrs Grogan, l’une des infirmières de l’orphelinat des filles. Elle ne respecte pas beaucoup plus le Dr. Larch, qui semble bien vite démissionnaire face au caractère retors de Melony. En fin de compte, Melony mène la danse et parvient toujours à ses fins. D’ailleurs, son départ de St Cloud’s est présenté comme un soulagement pour la majorité des autres personnages y vivant. Néanmoins, pour modérer ce portrait assez peu flatteur et éviter de tomber dans la caricature, John Irving ne la rend pas étrangère à toute douceur. Mais de façon ironique qui en dit long sur ce qu’elle représente le désaveu du genre humain, l’assouplissement du personnage intervient envers des souris :

Poor mice, thought Melony, but she tried mousing for a few days. When she saw a pine mouse tunnel, she tried to conceal it; she never put any poison in it. And she only pretended to scatter the oats and corn around the trees; she didn’t like the way the poison smelled. She would dump it into the dirt road and fill her bag with sand and gravel and scatter that instead.

‘Have a nice winter, mice,’ she whispered to them.227

La rupture opérée par cette scène est renforcée par le caractère inhabituel de sa voix. Elle qui en général crie beaucoup, murmure ici aux souris. Signe de la complexité du personnage et de la volonté de l’auteur de proposer au final un portrait contrasté, cette

225 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 435.

226 John Irving, The Cider House Rules, p. 153. Nous soulignons.

subite douceur peut ici séduire le lecteur, qui de ce fait sera plus réceptif à la nouvelle définition de la féminité que l’auteur entend proposer à travers elle.

Du fait de leur proximité et de leur âge, Melony et Homer semblent voués à former un couple comme le souligne le Dr. Larch : « What Wilbur Larch was thinking of, regarding ‘options’, was that Homer Wells had no choice concerning either his apprenticeship or Melony. He and Melony were doomed to become a kind of couple because there was no one else to couple with. »228 La relation entre Melony et Homer est de fait inscrite dans la restriction de leur liberté de choix, ce qui va à l’encontre du principe de création identitiaire que l’auteur applique à ses personnages. Il est donc fort à parier que cette relation sera une fois de plus fondée sur les tensions, que l’utilisation du verbe « doom » souligne. En outre, avec « a kind of couple », John Irving ouvre la voie vers l’élaboration d’une relation atypique. Ainsi, les difficultés entourant cette relation sont établies avant même qu’elle ne débute. Pour parfaire cette impression de complexité, John Irving instaure une différence entre les « sentiments » des deux personnages, ce qui induit inévitablement un déséquilibre et accentue la complexité que nous venons d’évoquer.

Comme pour souligner un peu plus l’aspect hors norme de son personnage, John Irving rend Melony, ce personnage jusqu’alors défini par son refus de tout attachement, profondément liée à Homer, au point même d’en devenir dépendante :

Larch fretted that Melony, who was almost twenty, was now unemployable and unadoptable; she had grown dependant on her proximity to Homer Wells, although whole days passed when there didn’t appear to be a word between them – in fact no intercourse beyond mere presence was observable for weeks in succession.229

Melony a donc besoin de la présence d’Homer et cette nécessité la place inévitablement en état de dépendance, qui explique alors sa colère lorsque Homer quitte St Cloud’s rompant leur promesse mutuelle de ne jamais se quitter. Son déchaînement de violence à l’encontre de Mary Agnes était en fait destiné à Homer dont l’influence lénifiante