• Aucun résultat trouvé

1 Le  personnage  irvingien

1.2 Eléments  fondateurs

1.2.3 L’éthique  personnelle

Dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year, l’accent porté sur l’individu, sur la primauté de ses choix et sur sa liberté induit une remise en question permanente des règles sociétales ou communautaires qui tendent à les contraindre en œuvrant au contraire à une forme d’homogénéisation. Dans un tel contexte, les personnages crées par John Irving sont amenés à transgresser pour clamer leur individualité. Mais il ne s’agit pas que d’une opposition à l’ordre établi. L’auteur développe chez certains cette ligne de conduite particulière qui consiste à établir un

62 Ibid., p. 443. L’auteur souligne.

ensemble de règles ou de principes — souvent contradictoires avec ceux de l’ordre établi — auxquels ils sont fidèles et qui se substituent à ceux de la société ou de la communauté. A travers ses personnages, John Irving met ainsi en avant l’éthique personnelle au détriment de la morale.

Envisageons tout d’abord la question de l’avortement. Le Dr. Larch, par exemple, dans The Cider House Rules sait que sa pratique de l’avortement est tout à fait illégale63 mais il passe outre cette interdiction car il pense que le fondement même de cette loi est mauvais :

‘Sometimes,’ said Dr. Larch, ‘when a woman is very strong and knows that no one will care for this baby if she has it, and she doesn’t want to bring a child into the world and try to find it a home—she comes to me and I stop it.’

‘Tell me again, what’s stopping it called?’ asked Homer Wells. ‘An abortion,’ Dr. Larch said. (…)

‘I’m just the doctor. I help them have what they want. An orphan or an abortion.’ »64

Plaçant les intérêts de la femme au premier plan de ses préoccupations, il revendique la primauté de l’individu et indique clairement que l’Etat ne doit pas intervenir pour des sujets aussi personnels que la naissance d’un enfant. Se faisant, il se dédouane également en affirmant qu’il ne fait que suivre la volonté de ses femmes. On voit bien là toute la complexité du thème de l’avortement, même si dans le roman seul le point de vue en faveur du choix des femmes est proposé. John Irving ne mentionne pas le courant alternatif selon lequel tout avortement est un meurtre65 et doit à ce titre être condamné. Il évacue donc une grande part de la dimension morale au débat pour ne se concentrer que sur un questionnement plus individuel et personnel. La querelle qu’il l’oppose à Homer n’est plus un débat théorique entre Eros et Thanatos mais véritablement une question d’éthique personnelle : aux prises avec une situation difficile, comment un individu peut-il venir en aide à son prochain ? Selon le Dr. Larch, ce n’est certainement pas en tenant un discours moralisateur dans lequel s’inscrivent en filigrane les notions de faute et de punition, mais bien en faisant ce qu’il croit juste

63 Les premiers états à légaliser l’avortement dans un cadre précis (viol, inceste, etc.) ont été la Californie et le Colorado en 1967. En 1973, avec le cas Roe v. Wade, la Cour Suprême des Etats-Unis a légalisé l’avortement à l’échelle fédérale considérant son interdiction contraire à la constitution en vertu du droit à la vie privée protégée par le 14ème amendement.

64 John Irving, The Cider House Rules, p. 101-102.

65 Deux courants s’opposent aux Etats-Unis sur la question de l’avortement, « Pro Life » et « Pro Choice ». Le premier, aux motivations ouvertement religieuses, réfute l’idée même de l’avortement considérant que le fœtus a déjà une âme et que seul Dieu a droit de vie et de mort sur les hommes. Le second considère que cette question est d’ordre privé, refuse le diktat d’une institution civile ou religieuse, et prône le libre de choix des femmes, qui sont seules juges de la suite à donner à une grossesse.

même si cela implique de sortir du cadre institutionnel en enfreignant la loi et les principes moraux et religieux. D’ailleurs, le pragmatisme avec lequel John Irving le caractérise constitue un élément supplémentaire de cette mise à distance des considérations morales :

In those days (in 192-), all boys born at St Cloud’s were circumcised because the orphanage physician had experience some difficulty in treating uncircumcised soldiers, for this and for that, in World War I. The doctor, who was also the director of the boy’s division, was not a religious man; circumcision was not a rite with him—it was a strictly medical act performed for hygienic reasons.66

C’est en décrivant de la sorte l’un des personnages principaux de son roman que John Irving indique très clairement que son propos n’est pas de questionner les fondements moraux ou religieux de la circoncision — et un peu plus tard de l’avortement — mais bien de considérer les conséquences qu’une telle pratique peut avoir sur un individu. Pour souligner la stupidité de pressions morales dans la question de l’avortement, John Irving pousse le pragmatisme de son personnage aux limites de l’acceptable : « And what you held in your hand, Homer, was an aborted fetus,’ Dr. Larch said. An embryo, about three to four months.’ »67 Ainsi, l’auteur met en place une situation aux accents grotesques à peine voilés dans le but de montrer que toute position extrémiste est potentiellement dangereuse. Déjà au début du roman, John Irving soumet l’idée de la possibilité pour un individu de changer d’avis sur la question puisque le Dr. Larch ne commence à pratiquer l’avortement qu’après le cas de conscience que lui pose Missy Channing Peabody. Il réitère à la fin avec Homer, qui prenant en considération tous les éléments de la situation, décide d’accéder à la demande de Rose Rose et d’interrompre sa grossesse. Le choix d’Homer, comme celui du Dr. Larch, est donc réfléchi et motivé ; il ne s’agit pas d’un acte inconsidéré et pour répondre aux éventuelles critiques de ceux qui verrait là une écriture « diabolique », John Irving fait entrer l’acte d’Homer dans le cadre légal ayant succédé au cas Roe v. Wade. La transgression s’inscrit alors dans un processus de contestation de l’esprit moralisateur, puritain et conservateur d’une frange de la société américaine contemporaine.

Dans A Widow for One Year, c’est avec les règles de la monogamie que Ted Cole prend quelques libertés. Ce personnage est un infidèle invétéré, ce qui ne manque

66 John Irving, The Cider House Rules, p. 13.

pas d’avoir des conséquences désastreuses sur l’unité de la famille et dans sa relation avec Ruth :

Marion never ventured near Ted’s workroom, but Ruth would be in her twenties before she realized it was more than squid ink that had kept her mother away. Marion didn’t want to meet, or so much as see, Ted’s models – not even the children, for the children never came to model without their mothers. It was only after the children had modeled a half-dozen times (or more) that the mothers would come to model alone. As a child, Ruth never questioned why so few of the drawings of the mothers with their children were ever printed in any of her father’s books. Of course, since his books were for children, there were never any nudes in his books, although Ted drew a lot of nudes; those young mothers accounted for literally hundreds of drawings of nudes.68

Bien qu’en filigrane, l’infidélité du personnage est ici omniprésente. Elle est exprimée par le malaise que ressent Marion à l’idée d’entrer dans le bureau de son mari mais également par le fait qu’après quelques séances de travail avec les enfants, les mères rendent visites seules à Ted. La récurrence de son comportement est clairement signifiée par le mot « hundreds » imprimé en italique. Son infidélité conduit à la destruction de la cellule familiale avec le départ de Marion et sera à l’origine de la longue querelle qui l’oppose à Ruth, dont la condamnation de l’infidélité n’est pas fondée sur des principes moraux ou légaux mais bien sur sa propre « expérience ». Lorsque Ruth découvre l’aventure de Ted et Hannah, sa meilleure amie, sa réaction est édifiante :

[…] instead Ruth wept because her father had reduced her best friend to an ‘episode’. Or was it Hannah who’d reduced their friendship to something less than a fling with her father? Oh, don’t pick it apart – just get over it! Ruth told herself. So they had both betrayed her – so what?69

Le sentiment de trahison de Ruth est d’autant plus fort qu’il provient à la fois de son père et de sa meilleure amie. Elle envisage les conséquences de cette aventure sur le plan de sa relation avec chacun des participants. La société ne condamne pas cette situation puisque Ted et Hannah sont deux adultes célibataires. Leur histoire ne s’inscrit donc pas en rupture d’une règle institutionnelle. Mais le questionnement de Ruth, qui reflète le doute et l’indécision, exprime aussi son désaccord. C’est donc sa vision personnelle qui en fait un acte transgressif. Elle peut rejetter l’ordre établi ou transgresser ses règles mais lorsque son père couche avec sa meilleure amie, elle devient quelque peu conventionnelle en soulignant le caractère quasiment incestueux de la relation — Hannah et Ruth ont le même âge — et en faisant appel à l’existance de normes tacites quant à l’âge des partenaires sexuels, même si tous deux sont adultes. La

68 John Irving, A Widow for One Year, p. 40.

réaction de Ruth en appelant aux règles peut paraître étrange car elle s’oppose aux appels constants des autres personnages des trois romans pour leur rejet : « ‘Most civilized countries have laws,’ Ruth told them. ‘Most societies have rules…’ […] ‘Most families have rules, Daddy,’ Ruth told her father. ‘Most friends, too,’ Ruth said to Hannah. »70 Mais elle s’inscrit dans cette logique selon laquelle la contradiction est presque inhérente à toute société en mouvement. Cela souligne d’autre part, que les personnages ne sont pas nécessairement constants ; leur création peut reposer sur la contradiction.

Nous l’avons mentionné, dans A Prayer for Owen Meany, le personnage éponyme n’est respectueux que des règles qu’il établit ou qu’il considère justes. Le portrait dressé par John Irving est celui d’un personnage ancré dans la transgression des règles institutionnelles ou communautaires mais étonnamment fidèle au texte biblique. La relation d’Owen aux règles est par conséquent emprunte de complexité. Ceci est d’autant plus vrai que l’éthique personnelle qu’il construit et qu’il suit est parfois fondée sur la contradiction. En effet, Owen s’engage dans l’armée pour prendre part à la guerre du Vietnam mais fait en sorte que John soit exempté : « ‘THEN I THINK IT OUGHT TO BE THE RIGHT INDEX FINGER – JUST TO BE SAFE,’ he said. ‘I MEAN,

OFFICIALLY WE’RE TALKING ABOUT YOUR TRIGGER FINGER.’ »71 Cet acte

souligne plusieurs choses : d’abord, nous y reviendrons, l’engagement d’Owen ne repose pas que sur le principe d’allégeance au drapeau ; ensuite, cela démontre qu’au final les choix individuels sont plus importants que la notion de subordination aux règles étatiques ou sociétales. En plus de contenir une potentielle contradiction, l’éthique personnelle du personnage s’inscrit dans la transgression. Néanmoins, sectionner le doigt de son meilleur ami ne saurait être envisagé comme un acte négatif puisque c’est grâce à cette amputation que John sera réformé. Comme ce fut déjà le cas pour l’avortement, il est des moments où l’acte transgressif est positif. Se contredire ou changer d’avis n’est donc plus un problème si ce revirement est réfléchi et motivé. Une fois de plus, les choix et décisions auxquels John Irving soumet ses personnages convoquent la contestation de certains fondements de la société américaine.

Ces quelques exemples d’éthique personnelle dénotent l’accent porté par The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year sur l’individu. L’expression de sa liberté et de ses choix est de rigueur et prime sur toute autre loi, règle

70 John Irving, A Widow for One Year, p. 343.

ou norme. Par l’achoppement qui en découle, John Irving montre les nombreuses contradictions qui peuvent exister entre règles et éthique. A travers les conclusions auxquelles les trois romans parviennent, il prône invariablement la primauté de la seconde sur les premières. Ce que Davis et Womack affirment pour The Cider House Rules, s’pplique aux deux autres romans : « [it] explains the ineffectiveness of legalistic codes in contrast with ethical rules. »72 En outre, les cas d’Homer, Ruth et Owen mettent en évidence soit un processus d’inversion de la norme à visée contestataire ou bien une volonté de l’auteur d’explorer des personnages sortant des rôles attendus. Quoi qu’il en soit, les romans défient en quelque sorte les normes et les lois de la société américaine et sont en accord avec l’esprit contestataire des années 1960. Les transgressions sur lesquelles repose la création ont pour but la contestation.

Au final, en dépit de leur nombre conséquent et de la diversité des « personnalités » proposée par les trois romans, il est possible d’établir les caractéristiques du « personnage irvingien » entendu comme les manifestations de traits récurrents et élements fondateurs présidant à la création de tout personnage dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year. Premiers outils de la contestation, ils mettent en évidence les tensions entre réalité et fiction puisque globalement réalistes, beaucoup frisent la caricature. Nés de la combinaison de plusieurs influences, ils apparaissent comme des créations hybrides dont la fonction première est la mise en place de la dimension ironique des romans. En outre, à travers leurs noms, John Irving installe ses productions romanesques dans leur dimension ludique en initiant un jeu avec le lecteur. La rébellion dont les personnages font preuve est corrélée à la transgression — la force de la première déterminant l’étendue de la seconde —, est le signe de leurs revendications et devient par conséquent la manifestation de leur esprit contestataire. Mais à travers les diverses inversions de la norme dans lesquelles il les inscrit, John Irving explicite ses positions, qui entrent dans le même cadre puisqu’elles dénotent la poussée contestataire des années 1960 aux Etats-Unis. Mus par un fort sentiment d’individualité, les personnages démontrent, en outre, la primauté des règles individuelles sur celles établies par la société ainsi que celle de l’éthique personnelle sur la morale. Centrés de la sorte sur l’individu, The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year mettent en évidence le

72 Todd Davis, and Kenneth Womack, « Saints, Sinners, and the Dickensian Novel: the Ethics of Storytelling in John Irving’s ‘The Cider House Rules’ », Style, 22 June 1998.

caractère incontournable de la transgression dans la création, qu’elle soit identitaire ou littéraire. Comme l’acte transgressif vient en réponse aux contraintes d’une société injuste, il s’inscrit dans une logique positive et devient parfois la seule solution sensée à une situation particulière. Mais malgré tous ces éléments allant dans le sens d’une construction individuelle de l’identité, les personnages n’échappent pas aux déterminismes imposés par leur environnement. Pour autant, l’univers fictionnel des trois romans est en fin de compte une alternative aux modèles traditionnels