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2 La  fiction,  une  alternative  au  monde  réel

2.1 Un  environnement  contraignant

2.1.2 Pression  et  transgression

Dans la sphère sociale, l’individu se confronte à des règles écrites, les lois, mais également à un ensemble de pratiques et d’usages formalisés ou tacites qui sont déterminés par l’appartenance à une communauté donnée. Cette recrudescence de règles, auxquelles il ne souscrit pas forcément, limite d’autant l’étendue de sa liberté individuelle. Les enfreindre signifie normalement le début de la marginalisation, qui a

pour but, afin de maintenir l’ordre et d’éviter un phénomène de contamination, d’entraîner l’individu loin de ses congénères, hors de sa sphère d’influence. Mais dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year, cela ne semble pas toujours être le cas dans la mesure où les personnages parviennent parfois à imposer leurs règles. Néanmoins, si une altération des conventions sociales ne provoque pas de sanction institutionnelle, la transgression d’une loi implique une condamnation de la société, qui cherche ainsi à assujettir ses membres à un certain ordre. Cette fonction, assumée par la police et la justice, est essentielle et constitue le fondement de tout ordre social, mais dans les romans, ces institutions s’avèrent parfois inopérantes.

La notion d’appartenance à une classe sociale est perceptible dans les trois romans à l’étude, mais apparaît particulièrement significative dans A Prayer for Owen Meany et The Cider House Rules. Bien que son titre passe cette dimension sous silence, A Prayer for Owen Meany explore de façon détaillée les rouages du fonctionnement sociétal et propose à notre lecture de nombreux exemples de contraintes et déterminismes sociaux. Nous l’avons souligné, la famille Wheelwright jouit d’un statut particulier au sein de Gravesend, grâce notamment à sa filiation aux Pères fondateurs. En tant que chef de famille, Harriet Wheelwright en est la garante du nom et des valeurs. Elle s’avère, en outre, particulièrement attachée à son prestige, ce qui la pousse à développer une forte conscience sociale liée aux origines : « The Meanys, in my grandmother’s lexicon, were not Mayflower stock. They were not descended from the founding fathers; you could not trace a Meany back to John Adams. »86 La mention conjointe du Mayflower, des Pères fondateurs et de John Adams sert ici à démontrer l’attachement d’Harriet Wheelwright à la tradition et à l’importance des origines. En remontant le temps de quelques deux cents ans, elle ancre sa famille dans l’Histoire, ce qui tend à en souligner la grandeur. A l’inverse, la négation utilisée pour décrire la famille Meany place celle-ci à un niveau inférieur de l’échelle sociale. Par ce retour en arrière, John Irving souligne le conservatisme du personnage, mais étant donné qu’à d’autres moments du roman, il la fait sortir du cadre de cette rigidité, la notion d’infraction à la règle entre en scène même avec un personnage apparemment si traditionnaliste. C’est le cas notamment lorsqu’Owen est en passe d’entrer au lycée. Malgré des résultats scolaires brillants et la quasi-certitude d’obtenir une bourse

d’études, Owen hésite à entrer à Gravesend Academy parce que ses parents n’ont pas les moyens de lui acheter l’uniforme règlementaire :

‘WELL, I KNOW I’LL GET IN – AND I KNOW I’LL GET A FULL SCHOLARSHIP, TOO’ Owen said. […] ‘BUT I DON’T HAVE THE RIGHT KIND OF CLOTHES,’ Owen said. ‘ALL THOSE COATS AND TIES, AND DRESS SHIRTS, AND SHOES.’ […] ‘I MEAN MY PARENTS CAN’T AFFORD THOSE KIND OF CLOTHES,’ Owen said.87

Pourtant apparemment si attachée au respect des traditions et de la position sociale, Harriet propose d’aider Owen considérant que les contingences matérielles liées à la position sociale de ses parents ne doivent pas influer sur son avenir : « ‘I’m going to take you shopping myself,’ Grandmother told him. ‘You let me worry about what it will cost. Nobody needs to know what it costs.’ »88 En apportant une aide financière à Owen et sa famille, le personnage s’inscrit dans une dynamique de décloisonnement social allant à l’encontre de la règle de fixité qu’elle prônait au début du roman. Expression de la primauté de l’individu sur la société, le changement d’attitude de Mrs Wheelwright permet à John Irving de construire un peu plus la dimension contestataire de A Prayer for Owen Meany.

Représentante de la classe moyenne, la famille Meany connaît un rayonnement social plus limité :

But there will always be granite in the Granite State, and little Owen Meany’s family was in the granite business – not ever a recommended business in our small, seacost part of New Hampshire, although the Meany Granite Quarry was situated over what geologists call the Exeter Pluton.89

Notons ici un commentaire subreptice du narrateur qui, afin de souligner l’inconsistance de la pensée de ses pairs, insiste particulièrement sur la présence inéluctable des mines de granit dans le New Hampshire. Quoi qu’en dise l’aristocratie de Gravesend, la classe moyenne est nécessaire à la communauté. Néanmois, le seul patronyme suffit à reléguer les Meany au second plan de la hiérarchie sociale : la connotation quelque peu péjorative du nom « mean-y » — petit méchant ou petit moyen — est reprise ici par les références aux mines et aux carrières. Par ailleurs, l’activité de Mr Meany implique un travail manuel, signe manifeste d’appartenance à la classe laborieuse bien que celui-ci soit entrepreneur. Associés au granit, Owen et les siens entrent en corrélation directe

87 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 280.

88 Ibid., p. 281.

avec la terre, la Nature, par opposition aux Wheelwright qui, caractérisés en partie par leur maison, se rattachent plus au concept de construction et symbolisent plus aisément la Culture. En outre, la famille Meany est de confession catholique au début du roman, ce qui, en Nouvelle Angleterre, les place de fait en position d’infériorité sociale.

L’image donnée par A Prayer for Owen Meany est par conséquent celle d’une société aux ambitions conservatrices avérées mais dont la rigidité est infléchie par l’esprit revendicatif des personnages. John Irving installe ainsi son roman un peu plus dans sa dimension contestataire. Cette caractéristique est d’ailleurs reprise dans The Cider House Rules, avec l’opposition entre la famille Worthington et l’équipe de cueilleurs.

Propriétaire de vergers, la famille Worthington jouit d’une certaine aisance financière et d’un statut privilégié au sein de la communauté de Heart’s Rock, ce dont Olive est assez fière : « Years later, when she became the proud owner of the first TV set in Heart’s Rock, Olive Worthington would say Homer Wells was the only person who ever pulled a chair and sat down in front of the tank in Ray Kendall’s lobster pound ‘as if he were watching the news on television.’ »90 Comme toute innovation technologique, la télévision était un achat onéreux lors de sa mise sur le marché et seuls les plus riches pouvaient prétendre au privilège d’en acquérir une. Elle est donc le signe à la fois d’un confort financier et d’une certaine étiquette.

Travailleurs saisonniers, Mr. Rose et ses hommes viennent à Ocean View tous les ans afin d’effectuer la cueillette des pommes et fabriquer le cidre que la famille Worthington, propriétaire du verger, commercialise. Bien sûr la hiérarchie entre employeur et employé est maintenue mais les relations entre Mr. Rose et Olive Worthington, empruntes d’un respect mutuel évident, relèguent en quelque sorte son importance au second plan. En tant que chef de l’équipe — il existe donc une seconde hiérarchie, interne au groupe des cueilleurs —, Mr. Rose assure le lien entre les deux groupes d’individus, assume les prérogatives du recrutement des cueilleurs, de la vérification de leur travail, du respect des règles et du maintien de l’ordre. Il est donc une aide précieuse pour Olive, et ce dès le décès de son mari :

Olive had written Arthur Rose of Senior’s death, and told him that the picking-crew responsibility of Ocean View had fallen to her. […] Arthur Rose responded promptly,

both with his condolences and with his assurance that the crew would arrive as always, on time and in correct numbers. He was true to his word.91

Puisque Mr. Rose maintient sa ligne de conduite et tient parole, il prouve à Olive qu’elle peut compter sur lui et qu’il la respecte en tant que supérieure hiérarchique, ce qui, en retour, génère respect et reconnaissance. C’est d’ailleurs ce qu’Olive souligne lorsqu’elle présente le chef des cueilleurs à Homer : «When Olive introduced him to Homer Wells, that measure of respect was made clear. ‘Homer,’ Olive said, ‘this is Mister Rose. And this is Homer Wells,’ Olive added. »92 Personne, mise à part Olive en de très rares occasions, n’appelle Mr. Rose par son prénom. Ceci est d’autant plus significatif que Mr. Rose est un afro-américain comme l’attestent notamment ses interventions au discours direct. Appliquant à ce personnage, les codes de politesse normalement réservés aux blancs, Olive balaie le discours raciste qui prône l’infériorité intrinsèque de l’homme noir par rapport à l’homme blanc. Avec ce qui pourrait relever du détail, John Irving conteste, une fois de plus, la pertinence d’une caractéristique de la société américaine contemporaine. Le racisme n’est donc pas une option pour Olive qui communique et transmet cette règle à Homer. Par ailleurs, ne pas nommer Mr. Rose par son prénom évacue toute forme de familiarité, ce qui asseoit parallèlement son autorité en tant que chef des cueilleurs.

Cela étant dit, l’infériorité sociale de Mr. Rose et de toute son équipe se manifeste à travers la description de celui-ci : « He was no better dressed than the rest of the picking crew, and was slender, like most of them; yet he managed a certain style with shabbinness. »93 L’amorce de cette caractérisation externe du personnage procède à la fois d’une homogénéisation inhérente au groupe — « the rest of the picking crew », « like most of them » — et d’une particularisation de Mr. Rose grâce à la conjonction « yet » qui introduit une rupture et un contraste. Employé d’Olive comme les autres, il porte le même genre de vêtements usés, traduisant une certaine précarité financière. Mais, en tant que responsable de l’équipe, il se distingue par un style que les autres n’ont pas. L’apparence contrastée du personnage fait écho à son double positionnement social. En dépit de ce brouillage des codes, le roman propose une représentation du positionnement social traditionnel grâce à l’habitat. Les ouvriers sont en effet logés au milieu du verger, dans une aile de la cidrerie : « One wing of the building was studded

91 John Irving, The Cider House Rules, p. 388.

92 Ibid., p. 388.

with refrigeration units; it was a cold-storage room for the cider. In the other wing was a small kitchen, beyond which were extended two long rows of iron hospital-style beds, each with its own pillow and blanket. »94 Les ouvriers habitent là où ils travaillent. Les contacts qu’ils sont susceptibles d’avoir avec l’extérieur sont par conséquent restreints, ce qui ne fait que souligner l’isolement et l’emprise du cloisonnement social. Par ailleurs, l’éloignement avec la maison des Worthington n’est pas sans rappeler la distance sociale qui sépare les deux groupes d’individus. Enfin, le confort sommaire des lieux, expliqué par son utilisation temporaire, renvoie à la précarité de la condition de cueilleur saisonnier.

Dans l’optique choisie par John Irving, pour que la contestation opère, il convient que le monde fictionnel renvoie une image réaliste du monde réél. C’est la raison pour laquelle, l’auteur décrit Olive Worthington comme étant dotée d’une forte conscience sociale :

On the way back to the apple mart, Olive Worthington said to Homer, ‘Mister Rose is a real worker. If the rest of them were like him, they could improve themselves.’ Homer didn’t understand her tone. Certainly he had heard in her voice admiration, sympathy— and even affection—but there was also in her voice the ice that encases a long-ago and immovable point of view.95

Pour ce personnage, être cueilleur ne peut constituer une fin en soi. Il convient selon elle de tenter d’améliorer son sort par le travail, qui est le seul réel moteur d’ascension sociale. La sévérité de son jugement se justifie, non par le mépris ou la condescendance, mais bien par ce qu’elle considère comme une faute : le manque de travail. L’ascension de l’échelle sociale n’est pas impossible mais réclame volonté et investissement, ce dont Olive est d’ailleurs le plus bel exemple. Issue d’un milieu modeste, son mariage avec Senior Worthington lui a permis de la gravir. Mais elle ne s’est pas contentée de profiter de ce « cadeau du destin » ; Olive n’a pas ménagé ses efforts pour que son travail justifie en quelque sorte la chance qui lui avait été offerte96. Elle applique d’ailleurs ses principes à Homer : pour récompenser son travail, Olive en fait son bras droit au verger, ce qui dénote une ascension sociale certaine. La propension d’Olive à remettre en cause l’idée fixité sociale reprend l’une des valeurs fondamentales de la nation américaine — la réussite par le mérite — et son comportement est la représentation fidèle de l’esprit du « self-made man », comme nous l’avons déjà mentionné.

94 John Irving, The Cider House Rules, p. 310.

95 Ibid., p. 390. Nous soulignons.

The Cider House Rules et A Prayer for Owen Meany se font donc l’écho de la tension, dans la société américaine contemporaine, entre cloisonnement social et réussite par le mérite. En outre, par le défi de certains personnages à une organisation sociale fondée sur les classes, les romans réitèrent la primauté de l’éthique personnelle. D’autres, et c’est ce que nous proposons d’analyser à présent, s’inscrivent en rupture totale des règles institutionnalisées. Les romans nous proposent alors des transgressions répréhensibles par la loi, telles que l’avortement, le meurtre, le viol ou l’inceste. Pour certaines d’entre elles, d’ailleurs, l’interdit social est doublé d’une prohibition morale et religieuse. Les contrevenants se retrouvent donc à la fois hors-la-loi et pécheurs et sont susceptibles d’une double peine : sociale et religieuse. Le brouillage des limites entre sacré et profane se retrouve dans la théorie de René Girard97 qui affirme que la sphère du sacré regroupait originellement les pulsions brutales et violentes innées. Le profane dans son souci de civilisation et d’harmonie créait des lois et des rites pour canaliser ces violences et substituer l’ordre au chaos. Selon lui, le christianisme a bouleversé l’ordre des sphères en investissant le sacré de valeurs positives et en rejetant le mal vers le profane. Quoi qu’il en soit, l’acte transgressif reste, dans ce cas, une mise en danger du bon fonctionnement de la société ; c’est pourquoi il est théoriquement soumis à une sanction. La condamnation de ce type de transgression est maintenue dans The Cider House Rules, A Prayer for Owen Meany et A Widow for One Year mais le pouvoir et les capacités de la société en la matière sont notablement atténués préférant laisser cette prérogative à l’individu, qu’il soit personnage ou auteur.

L’exemple le plus frappant de transgression négative est sans conteste le meurtre de Rooie par l’homme-taupe dans A Widow for One Year. Les pulsions destructrices du « moleman » ne sont pas expliquées ce qui renforce l’incompréhension du lecteur face à un acte si barbare. La description que John Irving en fait — prédominance de la couleur grise, de lumière tamisée voire de pénombre, minutie des gestes et maîtrise parfaite de la situation par le meurtrier — constitue un élément supplémentaire à l’élaboration de la barbarie et de la gratuité du geste. De plus la position voyeuriste de Ruth, cachée dans le placard, et son absence totale de réaction soulignent d’autant plus l’incongruité de la scène et renvoie parallèlement à la position du lecteur, témoin de toutes ses évolutions. Le roman établit plus loin que Urs Messerli n’en est pas à son coup d’essai : Rooie n’est que la dernière d’une longue liste de prostituées victimes de ce personnage. Un tel acte

sordide ne peut rester impuni. Le « moleman » semble le savoir puisqu’il est soulagé lorsqu’il s’aperçoit que le bruit qu’il a entendu émanait du choc du pied de Rooie agonisante sur la porte des toilettes :

One of her legs was bent beneath her on the bed, and the other leg kicked straight out behind her so that her left high-heeled shoe shot off her foot and struck the partially open door of the WC. The sound got the strangler’s attention; he wheeled his head around, as if he expected to see someone sitting on the toilet. At the sight of Rooie’s far-flung shoe, he smiled with relief.98

Son soulagement exprime à la fois la conscience de la gravité de son geste et la certitude que son infraction à la règle échappera à toute sanction. Mais Ruth, traumatisée par ce qu’elle a vu et contrite par le remord de ne pas être venue en aide à Rooie, ne peut laisser le meurtre de la prostituée impuni. Elle envoie donc une lettre anonyme à la police pour relater les faits et dénoncer ce meurtre. S’engage alors pour le sergent Harry Hoekstra une enquête digne des romans policiers pour élucider le crime et trouver l’identité de ce témoin énigmatique. Lorsqu’il y parvient, il retrouve Urs Messerli mourant sur un lit d’hôpital. Le « moleman » décède d’ailleurs après avoir avoué sa culpabilité : « They were en route to the Universitätsspital to see Urs Messerli before he died – Messerli had already confessed. »99 La société, en la personne du sergent de police, a donc tenté de punir le crime mais n’a pu juger le meurtrier car la mort a eu raison de lui avant. Si la transgression du « moleman » est restée impunie institutionnellement, sa mort s’inscrit n éanmoins dans une logique de sanction de l’auteur.

Le pouvoir de la société à contrecarrer les effets d’une transgression est également relativisé dans The Cider House Rules. Lorsque Rose Rose, la fille du chef des cueilleurs, se rapproche d’Angel, le fils d’Homer et de Candy, elle lui apprend qu’elle est à nouveau enceinte mais ne souhaite pas garder ce bébé : « ‘Just plain help me,’ she said. ‘How?’ Angel asked. ‘Anything,’ he told her. ‘Just get me an abortion,’ Rose Rose said. ‘I don’t live ’round here, I don’t know nobody to ask, and I got no money.’ »100 Angel cherche à connaître l’identité du père mais Rose Rose reste très évasive : « ‘Oh, he here,’ Rose Rose said. ‘But never mind’ »101 Epris de la jeune fille, il décide de l’aider et informe donc Wally et ses parents du souhait de Rose Rose.

98 John Irving, A Widow for One Year, p. 459-460.

99 Ibid., p. 553.

100 John Irving, The Cider House Rules, p. 683.

Homer se refuse dans un premier temps à pratiquer l’avortement voulu par Rose Rose et contacte l’orphelinat pour prendre rendez-vous avec le Dr. Larch pour qu’il accède à la volonté de la jeune fille. Mais la réponse qu’Homer obtient de Nurse Caroline n’est pas tout à fait celle qu’il attendait : « ‘Larch is dead, Homer’ she said more quietly. ‘Cut the