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3 L’individu  et  les  autres

3.2 Une  nouvelle  version  de  la  féminité

3.2.1 Féminité  traditionnelle  :  Tabby  et  Hannah

Parmi les différents portraits de femme que John Irving brosse dans ses romans, Tabby et Hannah représentent, chacune à leur façon, l’expression d’une féminité

traditionnelle mais se posent également en personnage résistant à l’image de la femme soumise et obéissante. Ces deux personnages oscillent donc entre convention et transgression. Dans A Prayer for Owen Meany, la féminité et la sensualité de Tabby sont exprimées par ses seins et par le parfum, ce qui correspond à une représentation conventionnelle, mais John Irving pimente son portrait puisque la séduction opère d’abord sur Owen, alors un enfant de dix ans :

They hadn’t mentioned the visit, Owen told me, but he knew she’d been there. ‘I COULD SMELL HER PERFUME,’ Owen said. ‘SHE MUST HAVE BEEN THERE QUITE A WHILE BECAUSE THERE WAS ALMOST AS MUCH OF HER PERFUME AS THERE IS IN YOUR HOUSE. MY MOTHER DOESN’T WEAR PERFUME,’ he added.187

Le mot « perfume » apparaît trois fois en trois phrases et bien qu’Owen ne la nomme pas précisément — il n’utilise que les pronoms personnels — Tabby est ici caractérisée par la fragrance laissée par son passage. Le désir d’Owen est exprimé par l’entremise de la métaphore obsédante du parfum. L’attirance du personnage est renforcée lorsque, quelques pages plus loin, il mentionne la poitrine de Tabby, autre expression conventionnelle de la féminité :

A measure of Owen’s seriousness was that we could talk about the mothers of all our friends, and Owen could be extremely frank in his appraisal of my mother to me; he could get away with it, because I knew he wasn’t joking. Owen never joked.

‘YOUR MOTHER HAS THE BEST BREASTS OF ALL THE MOTHERS.’ No other friend could have said this to me without starting a fight.

‘You really think so?’ I asked him. ‘ABSOLUTELY, THE BEST,’ he said.188

Le superlatif a pour but de souligner qu’Owen est particulièrement sensible aux charmes de la mère de son meilleur ami et pointe à une possible idéalisation du personnage féminin. Emblème de la féminité et de la sensualité, Tabby incarne non seulement un fort bel objet de désir, mais également la mère qu’il aurait tellement voulu avoir. L’attirance d’Owen pour Tabby est, par ailleurs, avérée lorsque John relate à sa mère sa conversation avec Owen :

‘They told Owen I was there?’ she asked.

‘No, they didn’t tell him. He recognized your perfume.’

‘He would,’ she said and smiled. I think she knew Owen had a crush on her – all my friends had crushes on my mother. And if she had lived until they’d all been teenagers,

187 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 40.

their degrees of infatuation with her would doubtless have deepened and worsened, and been wholly unbearable – both to them, and to me.189

Dans le cadre d’une représentation totalement conventionnelle, la mère se serait offusquée de l’attirance d’un garçon de dix ans, la jugeant inopportune et probablement irrespectueuse. Mais John Irving prend le contre-pied des codes tacites de la bienséance puritaine en montrant son personnage flatté et retirant une fierté à peine dissimulée de cette situation. En outre, la beauté et la sensualité de Tabby ne sont plus seulement des atouts puisqu’elles recellent un potentiel dangereux. Le fait que tous les copains de John soient attirés par Tabby est un moyen pour l’auteur d’en appeler à la beauté de ce personnage mais également de mettre en relief son lien à la transgression ou en tout cas à l’inscrire en marge des normes habituelles. Cette affiliation s’intensifie si l’on considère qu’Owen apparaît comme le second fils de la famille : « he might have seemed to her like a second son [...] Owen had reason to identify her as more his mother than his own mother was. »190 Si Owen considère Tabby comme sa mère de substitution, son attirance pour elle trouverait alors son origine dans le désormais célèbre complexe d’Œdipe identifié par Sigmund Freud. Or, le roman favorise la description de la relation affective qui unit Owen et Tabby au détriment de la relation filiale de celui-ci à sa mère. Il s’opère, par conséquent, un glissement symbolique, prétexte à une expression subversive de ce complexe d’Œdipe.

Pour éviter de circonscrire le personnage uniquement dans une image transgressive, John Irving offre le portrait d’une femme consciente de son pouvoir de séduction mais n’en jouant pas, c’est en tout cas ce qu’il fait affirmer au narrateur :

[…] She did show off her bosom – but never her flesh, except for her athletic, almost-innocent shoulders. She did like to bare her shoulders. And her dress was never slatternly, never wanton, never garish; she was so conservative in her choice of colors that I remember little in her wardrobe that wasn’t black or white, except for some accessories – she had a fondness in red (in scarves, in hats, in shoes, in mittens and gloves). She wore nothing that was tight around her hips, but she did like her small waist and her good bosom to show […]191

L’image de Tabby est filtrée par le regard de son fils, le narrateur et pourrait par conséquent être teintée de subjectivité. Mais l’auteur n’a, à ce moment du roman, pas encore donné de signe patent de la partialité de John Wheelwright. Il nous reste donc à accepter cette description en l’état tout en conservant à l’esprit une possible orientation

189 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 41.

190 Ibid., p. 43.

du récit. Décrite comme conservatrice dans ses choix de vêtements, Tabby sait de toute évidence parfaitement mettre en valeur tout ce qui fait d’elle une femme attirante. Par contre, toute expression de vulgarité est exclue. Son inclination pour le rouge — la couleur de la passion — dénote toutefois un certain potentiel transgressif. D’ailleurs, lorsque John et Owen découvriront les activités de Tabby à Boston, ils seront confrontés à une image bien différente, « the Lady in Red », celle d’une jeune femme très sexy — presque provocatrice — et à la voix magnifique. On retrouve là toute l’ambivalence d’un personnage dont le refus des normes ne se lit qu’en filigrane, derrière des apparences plutôt conventionnelles.

Bien que représentant, elle aussi, la féminité et la sensualité, l’attitude prêtée à Hannah dans A Widow for One Year est moins équivoque. Malgré l’absence d’une poitrine généreuse, Hannah est décrite comme une jolie femme, qui attire la convoitise des hommes : « Hannah’s breasts were rather small – at least in Hannah’s estimation. […] Yet, whenever Ruth and Hannah were together, men generally looked at Hannah first. She was tall and blond; she had a slinky figure. She was sexier than Ruth, Ruth thought. »192 A l’instar de ce que nous venons d’évoquer pour Tabby, les seins sont l’expression de la féminité et le personnage est séduisant mais avec l’adjectif « slinky », John Irving introduit très tôt la notion de provocation qui se révèlera primordiale dans la description de sa relation aux hommes. En outre, deux signes de subjectivité apparaissent clairement à travers les pensées d’Hannah et de Ruth. Insérée entre les deux, la narration tente de rétablir une apparence d’objectivité véhiculée par les faits que sont sa taille et la couleur de ses cheveux. Là encore, le portrait est construit à travers le filtre du « regard » du narrateur combiné à celui des deux personnages. Il n’en reste pas moins que séduisante, Hannah séduit le lecteur. L’auteur l’installe dans un schéma de multiplication des conquêtes et souligne que ses choix reposant exclusivement sur l’assouvissement de ses désirs sexuels, elle n’est pas très heureuse en amour. Image de la femme libérée aux antipodes de la bienséance puritaine, Hannah est en outre liée à la transgression par l’avortement : « Hannah, of course, hadn’t waited. She’d had sex several times at Exeter, and her first abortion before she graduated. »193 Le personnage est donc inscrit en rupture des normes de la frange conservatrice de la société américaine et entre, dans le même temps, dans la droite lignée du mouvement de

192 John Irving, A Widow for One Year, p. 265.

libération de la femme. L’auteur l’utilise aussi comme expression du pouvoir des femmes. La séduction est alors une arme destinée à renverser les rôles. Ainsi, John Irving questionne-t-il la traditionnelle supériorité masculine que le sociologue français, Pierre Bourdieu explique ainsi :

La domination masculine, qui constitue les femmes en objets symboliques, dont l’être (esse) est un être perçu (percipi), a pour effet de les placer dans un état permanent d’insécurité corporelle ou, mieux, de dépendance symbolique : elles existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est à dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles.194

En effet, Hannah est insoumise aux règles et normes en vigueur et apparaît comme un nouvel exemple de personnage mettant en avance les valeurs de l’éthique personnelle. Le jeu que John Irving installe entre elle et les hommes va à l’encontre de toute idée de domination masculine, réelle ou symbolique et par une inversion des codes, c’est la figure masculine qui devient l’objet des manipulations d’Hannah. D’ailleurs de façon tout à fait symptomatique, le roman ne fait qu’allusion aux conquêtes du personnage. Aucune sauf Ted n’est décrite ; par ce phénomène d’homogénéisation l’auteur souligne que ce contre quoi Hannah combat, c’est l’homme en général ; il critique ainsi à travers son personnage l’un des mécanismes sociétaux fondamentaux de son pays, à savoir le patriarcat et l’hégémonie de l’homme sur la femme qu’il induit. Quoi qu’il en soit, Hannah n’est pas la caricature d’un féminisme extrémiste. L’auteur nuance son portrait à l’occasion du mariage de Ruth et Harry : « ‘I gotta get outta here,’ Hannah whispered. […] But I gotta leave sooner than that,’ Hannah informed him. ‘I’m going nuts – the lovebirds are driving me crazy.’ »195 Une lecture possible de cet extrait établit une nouvelle fois son rejet de la tradition à travers l’institution du mariage. Mais si Hannah ne supporte pas l’image des deux tourtereaux filant le parfait amour c’est parce que c’est ce type de relation qu’elle recherche au fond. La jalousie vis-à-vis de son amie n’est que la manifestation d’une frustration. En dépit de ce furtif moment, œuvrant à l’effet de réél et à la vrisemblance du personnage, John Irving lui fait adopter le même type d’attitude jusqu’à la fin du roman : « ‘You think some guy won’t offer me his seat, or at least let me sit on his lap?’ »196

194 Pierre Bourdieu, La domination masculine. Paris: Seuil (Liber), 1998, p. 73. L’auteur souligne.

195 John Irving, A Widow for One Year, p. 648.

De façon manifeste ou plus subtilement, Hannah et Tabby expriment, en dépit de ce qu’elles représentent l’image traditionnelle de la féminité et de la sensualité, ce même refus de se soumettre au diktat d’un ordre établi qu’elles jugent contraignant et inapproprié. Leur rébellion induit des comportements hors norme chez les deux personnages qui se distinguent néanmoins du fait de la violence : sous-jacente chez Hannah, elle est absente chez Tabby. Ce n’est pas pour autant que cette dernière paraît moins transgressive. Avec ces deux personnages, John Irving offre une image contrastée de la femme traditionnellement féminine et sensuelle. Il génère chez elle une tension entre l’image traditionnelle et la représentation plus conforme aux années 1960 à 1980 qu’il en fait. En tout état de cause, celles avec qui l’auteur semblait proposer une représentation consensuelle de la femme ne sont au final qu’un moyen supplémentaire pour lui de mettre en avant les contestations du mouvement social de la second moitié du vingtième siècle et de prôner une nouvelle donne en ce qui concerne l’image de la femme et de son rôle dans la société. Avec Candy et Marion, il installe la figure féminine dans la transgression de façon encore plus affirmée.