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3 L’individu  et  les  autres

3.3 Le  personnage  principal

3.3.1 Homer,  la  représentation  déterministe

Homer Wells n’est certes pas le plus charismatique des protagonistes crées par John Irving mais il représente fort bien cette tension chez le personnage irvingien entre soumission et rébellion, allégeance et révolte. Avec lui, l’auteur conserve les valeurs fondatrices de ses personnages mais y adjoint un élément fondamental, à savoir l’éminent déterminisme que représente son statut d’orphelin. A en croire le roman, l’identité d’Homer repose d’abord et avant tout sur le fait qu’il soit orphelin. Toutes ses actions l’y ramènent toujours et le retour à St Cloud’s, en fin de roman, n’est que la preuve finale de l’importance de ce déterminisme. L’autre particularité d’Homer est l’absence de violence qui le caractérise, élément singulier dans un roman où elle est omniprésente. A aucun moment Homer ne s’adonne à des débordements analogues à

ceux des autres personnages. Il semble étranger à toute forme d’excès — son entêtement initial sur la question de l’avortement étant précisément justifié dans le roman par son statut d’orphelin —, ce qui en fait un personnage principal peut-être plus atone que les deux autres. Mais sa force réside en cela qu’il est la démonstration d’une capacité certaine à composer avec les événements et le déterminisme majeur auquel il est soumis.

Dès le départ, John Irving installe son personnage dans la difficulté : Homer est en effet le fruit d’une grossesse non désirée que sa mère biologique ne peut assumer. Elle décide pourtant d’avoir cet enfant, mais comme elle ne peut lui prodiguer tous les soins dont un nourrisson a besoin, elle le laisse à l’orphelinat de St Cloud’s où elle a accouché. Ce bébé s’ajoute donc à la liste des orphelins dont l’équipe du Dr. Larch a la charge. Ce début d’existence, même s’il correspond à une réalité sociologique avérée de l’époque de la diégèse, n’est pas anodin pour un personnage de roman. Reprenant une thématique chère à l’un de ses auteurs préférés, Charles Dickens, John Irving s’attache à analyser les difficultés inhérentes à la condition d’orphelin. Et le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’épargne pas Homer. Le personnage est en effet victime de quatre adoptions ratées, qui constituent le moyen pour l’auteur de sceller son « destin » et d’en faire un « être de papier » d’abord et avant tout identifié par cette condition. Dans chacun des cas, la notion de violence est très présente et fait écho à celle de la condition d’orphelin et à ses difficultés. La première famille suspecte un problème chez l’enfant du fait de son silence : « His first foster parents returned him to St Cloud’s; they thought there was something wrong with him—he never cried. »242 Ne correspondant pas aux attentes des parents adoptifs, Homer est ici réduit au statut de marchandise défectueuse que l’on retourne au fournisseur. Par ce processus de déshumanisation, le roman condamne bien évidemment la pratique de ses parents adoptifs mais l’auteur travaille aussi à la cohérence de son œuvre en établissant les fondements du personnage en tant qu’orphelin à jamais.

La situation dégénère encore avec sa seconde adoption : « His second foster family responded differently to Homer’s lack of sound—his stiff-upper-lip and bite-the-bullet-while-just-lying-there placidity. His second foster family beat the baby so regularly that they managed to get some appropriately babylike noise out of him. »243

242 John Irving, The Cider House Rules, p. 20.

Après avoir été réifié, Homer est à présent battu. On assiste par conséquent à une intensification de la violence. Son sort devient alors inacceptable et le Dr. Larch, ayant eu vent des cris d’Homer, l’extirpe de cette famille aux habitudes violentes. Bébé, Homer retourne donc pour la seconde fois à St Cloud’s où sa capacité à ne pas pleurer est de l’ordre de l’habituel si ce n’est du normal. Déjà à ce stade primaire de la caratérisation du personnage, John Irving met en place une inversion de la norme, procédé auquel il aura recours plusieurs fois dans le roman. De plus, la réaction de protection du Dr. Larch contribue à construire la relation particulière des deux personnages. Enfin, l’exacerbation de la caractérique chez Homer, soulignée par le Dr. Larch — « […] crying was not of much use at St. Cloud’s (though in his heart of hearts Dr. Larch knew very well that Homer’s capacity for withholding tears was unusual even for an orphan). »244 — contribute à installer le personnage en marge des normes.

La troisième adoption d’Homer semble démarrer sous de meilleurs auspices : ses parents adoptifs, Mr. And Mrs. Draper, sont très gentils et acceuillants : « Homer’s arrival in Waterville was greeted by the kind of attention the boy had never known. »245 Il passe de bons moments avec eux jusqu’à ce Thanksgiving, où il est accusé à tort d’avoir eu des gestes déplacés envers l’un des enfants de la famille. Lorsqu’il essaie de se défendre, il n’est pas écouté : la parole d’un enfant adopté aura toujours moins de poids que celle d’un enfant naturel. A à peine dix ans, Homer trouve cette situation profondément injuste et décide de s’enfuir pour rejoindre St Cloud’s, où il est bien entendu attendu à bras ouverts par les infirmières et par le Dr. Larch qui doit se ranger à l’avis maternel des infirmières : « ‘I have made an orphan; his name is Homer Wells and he will belong to St Cloud’s forever.’ »246 Homer semble donc tombé sous le coup d’un fatum, qui le condamne à rester lié à l’orphelinat de son enfance. Cette pensée du Dr. Larch ne le quittera plus et toutes ses actions futures concernant Homer auront pour but de réaliser ce qui en fin de compte aura valeur de prophétie. Trois ans plus tard environ, Homer est adopté par les Winkles, un couple très athlétique mais un peu kamikaze, qui paiera cher son inconscience puisqu’ils périront noyés sous les yeux d’Homer, impuissant. Le sort en est définitivement jeté pour Homer : il restera à St Cloud’s. Dans ce contexte, il tisse des liens encore plus forts avec le Dr. Larch, qui devient aussi bien son mentor qu’un père de substitution. Homer, personnage aimable et

244 John Irving, The Cider House Rules, p. 21.

245 Ibid., p. 27.

gentil, cherche à se rendre utile à l’orphelinat comme lui avait suggéré le Dr. Larch : « That was when Dr. Larch said that Homer could stay at St. Cloud’s for as long as Homer felt he belonged here. That was when St. Larch said, ‘Well, then, Homer, I expect you to be of use.’ »247 Cette injonction du directeur de l’orphelinat résonne comme un déterminisme supplémentaire, ce que le roman développe d’ailleurs. Il remplace d’abord son mentor pour la lecture du soir puis accepte de se former à la médecine et plus précisément à ses procédures obstétriques :

[…] Here,’ Larch said, handing Homer the well-worn copy of Gray’s Anatomy, ‘look at this. Look at it three or four times a day, and every night.’ […] Larch also gave Homer his personal handbook of obstetrical procedures, his notebooks from medical school and from his internships. »248

Homer devient alors le fils que le Dr. Larch n’a jamais eu, en tout cas, celui qu’il considère comme son plus solide successeur. Homer, de son côté, voit en lui non seulement son maître en matière de médecine mais également son père de substitution.

D’une manière générale, Homer est un personnage plutôt suiveur qui fait souvent ce qu’on attend de lui. Son optimisme lui permet d’appréhender les situations de la meilleure façon possible et conditionne aussi son absence de « sentiments » de colère ou de violence. Il accepte son « destin » de façon sereine et ne semble pas enclin à la révolte comme en témoigne sa discussion avec Melony à propos de l’identité de leurs mères. Son fatalisme s’exprime en outre par l’utilisation récurrente du mot « right », qui ponctue la grande majorité de ses réponses. Le choix de cet adjectif est tout à fait symptomatique du personnage car il a plusieurs sens : l’acquiescement, la rectitude, la justice, le droit. Autant de domaines dans lesquels Homer aura à faire des choix et optera parfois pour des positions en marge de la règle. John Irving prête ce terme à Homer pour exprimer toutes les modulations possibles sur le respect de la règle. Tout gentil et consensuel qu’il soit présenté par le roman, Homer n’est pas un personnage lisse. John Irving ajoute une aspérité majeure : son entêtement. Fidèle à l’importance de l’éthique personnelle, John Irving lui attribue quelques principes auxquels il ne veut pas déroger quitte à prendre une décision radicale au nom de leur sauvegarde. En effet, lorsque son désaccord sur la question de l’avortement devient trop difficile à concilier avec son attachement au Dr. Larch, il quitte St Cloud’s avec Wally et Candy. Faisant passer ses intérêts avant ceux du groupe — tout les habitants de St

247 John Irving, The Cider House Rules, p. 55.

Cloud’s sont attachés à Homer — Homer exprime alors la primauté des choix individuels et pour l’une des premières fois du roman manifeste un élan d’affirmation de soi. Néanmoins, l’importance de l’éthique personnelle et des choix individuels est atténuée au profit de l’incontournabilité du déterminisme. La combinaison de sa désapprobation par rapport aux positions du Dr. Larch et de son besoin d’élargir ses horizons ne lui laisse d’autre option que la fuite. Ainsi, à ce stade du roman, ce qui apparaissait comme un acte motivé se révèle être en fait la conséquence directe d’un ensemble de facteurs déterminants contre lesquels Homer ne peut guère lutter. En partant il pense être parvenu à ses fins : éviter le conflit avec son mentor tout en n’ayant pas à infléchir sa position, mais ce n’est pas le cas puisque leur désaccord perdure dans leurs échanges épistolaires. Encore plus significatif peut-être, il n’hésite pas longtemps avant de retourner à St Cloud’s à la fin du roman pour prendre la relève de son mentor même si cela signifie d’« abandonner » son fils, Angel alors que son enfance lui a légué ce besoin impérieux de constituer une famille : « More shocking (to Homer’s mind) was what he could gather of his own feelings. He already knew that he loved Candy, and wanted her; now he discovered that—more than wanting her—he wanted her child. »249 La décision d’Homer souligne les tensions du personnage et la difficulté de faire un choix. Elle paraît incohérente avec les difficultés qu’il a connues pendant l’enfance et inconsistante par rapport à son désir d’unité familiale. Mais elle entre dans le cadre de l’inscription du personnage dans cette appartenance à St Cloud’s et souligne par conséquent le déterminisme de sa condition d’orphelin, sur lequel John Irving insiste à travers Melony.250 Son retour à St Cloud’s prend donc une double dimension : celle positive du retour de l’enfant prodigue qui trouve finalement sa place dans ce monde et celle beaucoup mesurée d’un personnage qui en fin de compte fait acte de réddition.

Il existe dans sa relation avec Candy la même forme de soumission résignée — pendant quinze ans, il subit son attitude attentiste sans jamais vraiment émettre d’opposition. Pourtant à la fin du roman, sous l’impulsion de Melony, Homer décide d’agir : il parle à son fils, Angel, pour mettre fin à de nombreuses années de mensonges et de compromission. Bien qu’elle ait été initiée par la violence de la vérité que Melony lui a crachée au visage, la décision d’Homer s’avère motivée et relève totalement de

249 John Irving, The Cider House Rules, p. 504.

l’éthique personnelle. En outre, le roman ne condamne pas l’abandon d’Angel guidé par l’appartenance à St Cloud’s ; il invite par conséquent le lecteur à respecter le choix peu conventionnel d’Homer et par voie de conséquence à se départir des considérations traditionnelles qui conduiraient à un jugement négatif de ce choix. C’est donc à travers l’expression d’un déterminisme fondateur que John Irving parvient à prôner la primauté des choix individuels. En outre, sous couvert d’une représentation conventionnelle des difficultés liées au statut d’orphelin, il inscrit son personnage en marge d’une attitude normale au regard des conventions sociales américaines contemporaines. En plus de la question de l’avortement, le personnage d’Homer permet à l’auteur de construire la dimension contestataire de The Cider House Rules.

Il reste à présent à analyser la dimension sociale d’Homer, qui fait état de contradictions et tension similaires. De par son statut d’orphelin, Homer est dans un premier temps inscrit en marge de la sphère sociale puisque comme tous les pensionnaires de St Cloud’s, il vit reclus sans grand contact avec l’extérieur. Il accède à la société lorsqu’il arrive à Ocean View. Olive Worthington l’accueille à bras ouverts, le prend sous son aile et lui offre son premier travail. Homer est courageux et travailleur ; il s’acquitte fort bien des tâches qui lui sont confiées. Pour lui apprendre le métier, Olive lui propose de cueillir les fruits. Il intègre — partiellement car il n’en fera jamais réellement partie — l’équipe de Mr. Rose. En tant que jeune homme blanc, il relève de la sphère d’influence d’Olive mais en tant que cueilleur, il appartient de fait à la sphère des travailleurs. Il pourrait être considéré comme une passerelle entre les deux mondes, mais son rôle reste limité par la perplexité de Mr. Rose face à ce qu’il semble considéré comme une intrusion, une transgression aux règles tacites des deux communautés. D’ailleurs, lorsqu’Homer mentionne les règles de la cidrerie, Mr. Rose s’empresse de leur opposer celle des cueilleurs251 évacuant ainsi la possibilité d’une acceptation complète d’Homer dans leur cercle. Il gagne la confiance d’Olive qui en fait son bras droit : « ‘Homer has become my good right hand,’ Olive said affectionately. »252 De cueilleur, il gravit l’échelle sociale pour parvenir au statut d’assistant de la patronne. En cela, il représente un autre exemple du « self-made man », autodidacte ayant réussi grâce à son travail. Mais dans le même temps, il met en pratique à Ocean View ce que le Dr. Larch attendait de lui à St Cloud’s : être utile. Si à St Cloud’s il ne peut en retirer

251 Infra, p. 76.

aucun bénéfice personnel, la mise en application de ce précepte lui permet de jouir à Ocean View d’une reconnaissance sociale matérialisée par son accession à un poste à responsabilités. La différence notoire entre ces deux lieux trouve son expression la plus affirmée à la fin du roman. La réussite professionnelle d’Homer ne saurait faire débat mais son ultime poste résiste à une interprétation totalement positive puisque son accession à la direction de l’orphelinat de St Cloud’s repose sur la somme des mensonges du Dr. Larch, qui a inventé de toutes pièces un cursus presque parfait à son protégé qu’il renomme Dr. Stone. Homer est tout à fait capable, techniquement parlant, de pratiquer toutes les procédures obstétriques en cours à St Cloud’s. Il les a apprises et les maîtrise parfaitement — une résurgence de l’image du « self-made-man » — mais il n’est, selon les normes sociétales, en aucun cas un candidat légitime pour ce poste. Sa nomination, résultat de la manipulation du Dr. Larch, apparaît comme une farce servant la dimension contestataire du roman. Le mérite d’Homer est sérieusement atténué. Il ne s’agit pas tant pour l’auteur de questionner la valeur de la réussite par le mérite que de souligner les inconsistances d’un système et de prôner une vision plus libérale à travers l’approbation sous-jacente du dernier choix du personnage.

Au final, Homer est un personnage aux apparences consensuelles puisqu’il ne fait pas preuve de violence comme certains autres. Mais il s’avère être un personnage hors norme, notamment à travers son choix de rentrer à St Cloud’s en fin de roman. John Irving conserve la transgression comme élément important de caractérisation mais lui octroie une valeur inhabituellement positive qui inscrit d’autant plus ce protagoniste en dehors des règles, normes et conventions sociales de l’époque de la diégèse. Grâce à l’attitude calme et résignée que l’auteur lui prête, Homer agit en parfait contrepoint du personnage de Melony, éminement plus rebelle et violent. Il parvient, semble-t-il, à « faire avec » son statut d’orphelin qui le détermine plus que toute autre chose. Avec le protagoniste de The Cider House Rules, John Irving propose au lecteur de dépasser le cadre des évidences. Avec Ruth Cole, il pousse plus avant le jeu des tensions présidant à toute forme de création.