• Aucun résultat trouvé

3 L’individu  et  les  autres

3.1 Excès  et  inversion  des  normes

3.1.3 Amitié  et  confrontation

A l’instar de ce que nous avons pu établir jusqu’à présent, la relation aux autres dans le cadre de l’amitié relève de la confrontation. John Irving choisit de la décliner par l’entremise de la difficile réunion de « personnalités » souvent opposées et à travers la proposition de situations particulièrement délicates. Mais l’auteur semble au final résoudre favorablement le conflit lorsqu’il intervient dans le cadre d’une relation amicale, comme en témoignent les binômes Ruth et Hannah, Owen et John, Homer et Melony. Néanmoins, les étapes précédant ces configurations d’appaisement restent le

plus souvent difficiles : les confrontations sont initiées par un acte transgresif et s’avérent généralement violentes. Toutes les relations amicales ne se terminent pas forcément bien mais s’inscrivent dans un élan positif où l’auteur débarrasse à nouveau la transgression de sa dimension exclusivement négative, d’autant plus que la confrontation est alors porteuse d’un processus d’individualisation : c’est grâce à elle que l’auteur oppose les personnages, les met en regard, ce qui au final relève d’un processus de caractérisation.

Le rôle exact attribué au personnage de Melony dans la « vie » d’Homer faisant l’objet d’une étude plus précise ultérieurement, nous ne nous attarderons ici que sur les aspects contradictoires de leurs « personnalités » telles que John Irving les décrit. La relation qui unit Homer et Melony est ambiguë et oscille entre amour et amitié mais une chose est sûre, elle est présentée comme intense. Adolescents, les deux jeunes gens sont physiquement attirés l’un à l’autre et cherchent par ce rapprochement à dépasser la difficulté de leur condition d’orphelin et la rudesse de leur isolement à St Cloud’s. Le caractère rebelle de Melony est utilisé par l’auteurpour souligner les différences avec Homer, personnage plus consensuel et suiveur. Dans la scène de la photographie du poney, il la montre en effet très provocatrice et espèrant une réaction de son acolyte, qui pour toute réponse prononce son fameux « right ». La récurrence de l’utilisation de ce mot est telle qu’il en devient presque un tic de langage, perdant de ce fait toute valeur d’acquiescement. Mais, il fait ici aussi allusion au refus de juger en fonction de normes sociétales. La réaction attendue par Melony ne se produit donc pas. John Irving reproduit ce schéma à l’occasion de leur discussion sur leurs parents biologiques : Melony affirme qu’il leur est possible de connaître l’identité de leur mère et prétend que c’est à cause du Dr. Larch, qui leur cache cette information capitale, qu’ils ne la connaissent pas. Elle tente ainsi d’altérer la relation entre Homer et le directeur de l’orphelinat et de ce fait, l’auteur fait de ses trois personnages des entités différenciées en interaction. On retrouve alors le goût du personnage pour la provocation, qui pour éveiller une réaction chez son ami, est prête à tout. Toujours dans le but d’opposer ces deux personnages, l’auteur attribue la même réaction de semi indifférence à Homer. Ces deux exemples montrent l’ambition de l’auteur de rapprocher deux personnages apparemment aux antipodes : à la colère de Melony correspond la résignation d’Homer, à son apparent désintérêt généralisé répond l’esprit provocateur du personnage féminin. Cette relation, fondée sur l’union des contraires, est une nouvelle manifestation de

l’ascendant que peut prendre, sous la plume de John Irving, le personnage féminin sur son homologue masculin, élément qui signe la redéfinition des rapports de sexe dans les trois romans. Aussi étonnant que cela puisse paraître du fait de son inclination pour la définition de nouvelles normes, le Dr. Larch ne voit pas leur relation d’un très bon oeil : « Mainly, Larch knew, he had to get his apprentice away from Melony. »167 Il n’y parvient pas et les deux personnages deviennent très proches comme en témoigne la promesse qu’ils se sont fait de ne jamais se séparer. Le Dr. Larch n’aura pas besoin d’éloigner Homer puisque ce dernier quitte St Cloud’s peu après avec Candy et Wally. Cet acte, guidé par son besoin de découvrir le monde et de prendre quelques distances avec son mentor, provoque colère et amertume chez le personnage de Melony. Maintenant que celui qui tempérait ses débordements n’est plus là — « Melony and Homer never fought; they never argued; Melony seemed to have given up raising up her voice. »168 — la propension de Melony aux excès colériques ne fait dès lors qu’être accentuée. John Irving est alors parvenu à ses fins de rapprocher les contraires. Il poursuit son travail de redéfinition des rapports de sexes à travers la virilisation de Melony et l’influence lénifiante d’Homer, une configuration analogue à celle identifiée pour Owen et Hester.

Les quelques six cent quarante pages de A Prayer for Owen Meany s’attachent à montrer et expliquer l’intensité de l’amitié qui lie Owen et John et ce malgré le geste malheureux du premier qui entraîne la mort de Tabby, la mère du second. A maintes reprises, John, le narrateur homodiégétique, affirme qu’il aime Owen169 ou qu’il est son meilleur ami, même au-delà du décès prématuré de celui-ci. Dans le but de rapprocher les deux personnages, John Irving fait en partie partager ce sentiment par Owen, qui prouve en de nombreuses occasions à quel point il est attaché à John. Souvenons-nous de l’épisode du tatou, ou encore des efforts constants déployés par Owen pour que John parvienne à terminer ses études secondaires à Gravesend Academy. Pourtant, tout ou presque oppose ses deux personnages. Ainsi, John est issu de l’aristocratie de Gravesend alors qu’Owen appartient à la classe moyenne ; John est en proie au doute alors qu’Owen manifeste une foi inébranlable en la parole divine ; Owen est

167 John Irving, The Cider House Rules, p. 152.

168 Ibid., p. 153.

169 John Irving mentionne à cet égard une attirance homosexuelle de John pour Owen, qui inscrirait le roman d’autant plus dans la veine contestataire, mais cette fois des années 1980 : « John Wheelwright is probably a closeted homosexual who’s in love with Owen Meany. […] he doesn’t just “love” Owen; he is “in love” with him. » Correspondance personnelle avec l’auteur.

charismatique alors que John n’a pas été doté, loin s’en faut, d’un tel rayonnement. D’ailleurs, l’auteur fait souligner ceci par son personnage : « For what an uninspiring role it is ; to be Joseph – that hapless follower, that stand-in, that guy along for the ride […] But I was a Joseph; I felt that Owen Meany had chosen for me the only part I could play. »170 Cette vision emprunte d’amertume est aux antipodes de l’image que John a d’Owen : « How could I have known that Owen was a hero? »171 D’ailleurs, c’est précisément à travers l’amplitude de cette différence que l’auteur installe en quelque sorte Owen sur un piédestal.

La supériorité d’Owen se lit également d’un point de vue intellectuel : « It was Owen who introduced me to Wall’s History of Gravesend, although I didn’t read the book until I was a senior at Gravesend Academy, where the tome was required as a part of a town history project; Owen read it before he was ten. »172 Cette affirmation établit une comparaison entre la lecture précoce et volontaire d’Owen et celle plus tardive et contrainte de John. L’ascendant intellectuel du premier sur le second se manifeste, en outre, quelques années plus tard lorsque Owen tente d’initier John aux plaisirs de la lecture de l’œuvre de Thomas Hardy. Ainsi, Owen semble toujours avoir une longueur d’avance sur son meilleur ami, ce qui se vérifie à nouveau à propos du permis de conduire : « in the summer of ’58 when we were both sixteen, Owen got his driver’s license before I got mine – not only because he was a month older, but because he already knew how to drive. »173 La récurrence des comparaisons, évidentes ou plus subtiles, entre les deux personnages constitue un moyen à la fois de les rapprocher et de les opposer. En outre, comme la comparaison tourne le plus souvent à l’avantage d’Owen, ce dernier bénéficie d’une image a priori positive. L’influence bénéfique d’Owen sur John se vérifie, de l’aveu même du narrateur, à travers les ambitions salvatrices d’Owen : « Owen rescued me. As you shall see, Owen was always rescuing me. »174 Par cette phrase, John établit la dimension salutaire d’Owen dans la durée, ce qui contribue, là encore, à magnifier l’image du personnage.

Aux antipodes du fait de leurs attributs psychologiques, les deux protagonistes forment néanmoins un binôme unifié par ses différences. Les particularités de chacun constituent un élément moteur de la synergie que représente leur amitié. C’est donc par

170 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 174.

171 Ibid., p. 18.

172 Ibid., p. 25.

173 Ibid., p. 298.

la rencontre de leurs dissemblances que se crée le sentiment d’unité. Malgré la suprématie d’Owen, le rôle de John n’est pas uniquement secondaire : ce sont en effet les défauts de John qui permettent aux vertus d’Owen de se révéler, et inversement. Ce postulat se vérifie à l’occasion de l’amputation du doigt de John, qui critallise l’ambivalence du personnage d’Owen et contribue à véhiculer la potentielle dimension positive d’un acte transgressif :

‘I LOVE YOU,’ Owen told me. ‘NOTHING BAD IS GOING TO HAPPEN TO YOU – TRUST ME,’ he said. As he lowered the diamond wheel in the gantry, I tried to put the sound of it out of my mind. Before I felt anything, I saw the blood spatter the lenses of the safety goggles, through which his eyes never blinked – he was such an expert with that thing. ‘JUST THINK OF THIS AS MY LITTLE GIFT TO YOU,’ said Owen Meany.175

Dans cette scène étrange où le blesseur apparaît comme le blessé — un habile brouillage des codes de la représentation de la part de l’auteur ayant pour but de mettre en évidence l’ambivalence du geste — l’acte transgressif poursuit, sous l’effet d’une inversion de la norme, un but positif de préservation. D’un point de vue strictement idéologique, l’engagement d’Owen dans la Guerre du Vietnam devrait l’empêcher d’accéder aux désirs de son ami. Pourtant, faisant fi de ses convictions, il aide John à réaliser son souhait de rester désengagé de ce conflit qu’il réprouve. Cet exemple est assez révélateur des « personnalités » respectives des personnages. En effet, John, malgré une position tranchée sur la question, ne semble pas apte à trouver seul une solution à son problème. Owen, quant à lui, prend l’initiative et mène à bien l’action qui conduira à la réforme de son meilleur ami. Bien que les deux personnages soient impliqués dans la supercherie, le rôle actif d’Owen est, de toute évidence, plus répréhensible aux yeux de la loi et de la morale, que celui plus passif de John. Cependant, la passivité et la couardise de John sont, elles aussi, transgressives, dans la mesure où elles l’obligent à entraîner Owen dans sa logique d’opposition à l’ordre établi. De fait, même si l’amputation du doigt de John est effectivement répréhensible, elle perd de son caractère condamnable par sa finalité affective hautement positive.

La relation entre les deux personnages n’est cependant pas unilatérale : John s’avère d’une aide précieuse pour Owen. Pendant l’hiver suivant leur entrée à Gravesend Academy, Owen se met à aimer le basket-ball et demande à John de pratiquer le « slam-dunk », au cours duquel John doit porter Owen afin qu’il réussisse à

mettre le ballon dans le panier : « ‘LET’S PRACTICE THE SHOT,’ Owen would say ; that was all we ever called it – ‘the shot.’ We’d go over it again and again. »176 La récurrence de cette pratique, soulignée par le modal « would » ainsi que par l’expression « again and again », vise à toujours améliorer son temps de réalisation : « Over the summer, we twice managed the shot in under five seconds. ‘SET IT TO FOUR,’ Owen would say, and we’d keep practicing. »177 Le caractère suiveur de John, tout autant que son amitié, le pousse à accéder à la demande de son ami sans comprendre l’utilité de cette pratique du « slam-dunk », dont l’importance sera révélée par la fin du roman :

‘WE’LL JUST HAVE FOUR SECONDS,’ Owen told me calmly. […] I caught the grenade, although it wasn’t as easy to handle as the baseball – I was lucky. I looked at Owen who was already moving toward me.

‘READY?’ he said; I passed him the Chicom grenade and opened my arms to catch him. He jumped so lightly into my hands; I lifted him up – as easily as I had always lifted him. […] He went straight up, never turning to face me, and instead of merely dropping the grenade and leaving it on the window ledge, he caught hold of the ledge with both hands, pinning the grenade against the ledge and trapping it there safely with his hands and forearms. He wanted to be sure that the grenade couldn’t roll off the ledge and fall back in the room.178

John ne comprenait pas pourquoi Owen avait tant à cœur de réussir « the shot » en moins de quatre secondes mais a fait confiance à son ami et a poursuivi l’entraînement. Cette confiance presque aveugle n’aura pas été vaine car elle permet à John de prendre part à l’action héroïque visant à sauver un groupe d’enfants vietnamiens d’une mort certaine. Le manque de charisme de John revêt alors un aspect presque positif car c’est grâce à cela que les enfants ont pu être sauvés et qu’Owen peut accomplir le destin qu’il croyait être le sien. Ainsi chacun des deux personnages apporte à l’autre et l’union de ces contraires donne naissance à une amitié, dont la mort ne triomphera pas. Uni par des liens amicaux particulièrement forts, le duo composé de John et d’Owen est somme toute assez surprenant en ceci qu’il repose sur l’hégémonie de l’un de ses membres et sur la subversion quasi permanente des codes habituels. En fin de compte, John sert de faire-valoir à Owen dont la grandeur et le charisme se manifestent jusque dans ses actions les plus étranges et contradictoires, qui, au final s’inscrivent dans une logique de rébellion contre l’ordre établi.

176 John Irving, A Prayer for Owen Meany, p. 342.

177 Ibid., p. 342.

Avec le binôme composé de Ruth et Hannah, John Irving propose une configuration plus positive, en ce sens que l’amitié des deux premiers duos est interrompue par la mort de l’un de ses membres alors que ce n’est pas le cas dans A Widow for One Year. Dès notre première rencontre avec Hannah, John Irving établit très clairement l’importance de son rôle dans la « vie » de Ruth : « [...] Hannah Grant, who was Ruth’s best friend, [...] »179. Cette courte citation établit un lien immédiat et durable entre les deux jeunes femmes. L’auteur choisit là encore une amitié de longue durée que le roman établit dès les premières pages et développe jusqu’à la fin. Dans le cas présent, elle débuta pendant leurs études :

But, in several interviews, Ruth had admitted to having a close friendship at Exeter – namely, a girlfriend with whom she’d shared a crush on the same boy. Eddie didn’t know that Ruth’s roommate and best friend at Exeter had been Hannah Grant – nor did he know that Hannah was expected to attend Ruth’s reading.180

Cet extrait mentionne à la fois une forte amitié et de potentielles dissensions avec la fin de la première phrase et dénote les forces antagonistes que John Irving s’attachera à conserver tout au long du roman. Par ailleurs, il agit comme une anticipation de la querelle qui les opposera à propos de Ted. La relation promet encore d’être complexe à l’instar de ce que The Cider House Rules et A Prayer for Owen Meany proposaient. Dans une logique d’intensification du lien amical entre les deux personnages, l’auteur insiste sur leur proximité pendant les années à l’université :

They applied to the same colleges – only the best ones. When Hannah didn’t get into most of them, they’d attended Middlebury. What mattered to both of them, or so they said, was staying together, even if it meant spending four years in Vermont.181

Nous retrouvons un schéma analogue à celui d’Owen et John, où le protagoniste est en quelque sorte le meneur. Et de façon identique, la description d’une relation presque fusionnelle ne saurait masquer les différences physiques — Ruth est ossue, sportive, masculine alors que Hannah est gracile et très féminine — des deux personnages et leurs divergences de conceptions. Et comme le laissait supposer la première citation, c’est quasiment exclusivement sur la question des rapports à la gente masculine que les deux amies s’opposent. Le comportement très libéré d’Hannah, qui multiplie les conquêtes, entre en achoppement avec la vision plus conservatrice de Ruth : « By Ruth’s standards - even by more liberal sexual standards than Ruth’s – Hannah Grant

179 John Irving, A Widow for One Year, p. 260.

180 Ibid., p. 262.

was promiscuous. »182 D’ailleurs, l’opposition entre une conception conservatrice et l’autre plus libérale est reprise par John Irving dans la définition de l’amitié selon les deux personnages. En effet, alors que Ruth en fait un élément très important confinant au « sacré », l’amitié, selon Hannah, ne saurait présider à leurs conduites respectives envers les hommes : « ‘What rules?’ Hannah had asked. ‘There are no rules among friends, surely.’ »183 Fidèle à ses idées, elle appliquera ce précepte en couchant avec Ted, ce qui mettra Ruth très en colère et aura des conséquences funestes : en effet, c’est pour se venger de son père que Ruth l’invite pour leur dernière partie de squash à l’issue de laquelle elle lui infligera une seconde correction, verbale cette fois, sur la route de l’aéroport. A ce moment, l’amitié entre les deux personnages féminins est en danger, au point de rupture même :

’Ruthie, I’m sorry,’ her father bagan. ‘About Hannah…’

‘I don’t want to hear about it, Daddy,’ Ruth told him. ‘You can’t keep you pecker in your pants, as they say – it’s the same old story.’

‘But, Hannah, Ruthie…’ her father tried to say. ‘I don’t even want to hear her name,’ Ruth told him.184

Cette position tranchée de Ruth signe la disparition temporaire d’Hannah du roman, qui ne réapparaîtra qu’au retour d’Europe de la protagoniste. Les conditions dans lesquelles elle ressurgit sont tout à fait symptomatiques de l’intensité de leur relation : « ‘Oh baby, baby…’ Hannah was saying to her. [...] ‘Your father’s dead, Ruth,’ Allan told her. ‘Baby, he killed himself,’ Hannah said. »185 Les deux personnages se retrouvent comme si rien ne s’était passé et en employant le mot « baby », Hannah est décrite particulièrement proche et gentille envers son amie. Bien qu’elle ne concerne pas les deux membres du duo, la mort reste liée à l’amitié mais alors qu’elle séparait les deux autres binômes, elle rapproche celui-ci.

Dès lors, Hannah ne quitte plus Ruth ; elle devient même omniprésente. L’auteur l’insère dans tous les moments importants du roman : les funérailles de Ted, le premier mariage de Ruth, l’annonce de sa grossesse, et son second mariage, avec Harry. Reflet des liens particuliers qui les unissent, Hannah est la marraine de Graham, puis est celle