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Section 3 : Les modèles d’allocation du temps

3.3. Une approche trop restrictive et limitée empiriquement

Si l’approche que nous venons de présenter se montre analytiquement féconde, son exploitation empirique se heurte pourtant à nombre de difficultés. En effet, celle-ci n’est possible que sous des conditions très restrictives concernant les propriétés de la production des ménages.

L’exploitation empirique des modèles de production se heurte tout d’abord à des problèmes d’observabilité des activités du ménage. Avant tout, la production domestique est difficilement observable ou quantifiable, puisque aucun marché spécifique ne permet d’évaluer les entrants et sortants20 (G

RONAU, 1986 ; POLLAK, 1999). La répartition des tâches entre les conjoints rend par

ailleurs d’autant plus complexe la collecte de données que certaines activités font l’objet d’une participation jointe ou bien alternée.

La distinction entre le loisir et les activités domestiques pose également des problèmes d’exploitation empirique. Même si la plupart des auteurs s’accordent pour identifier le loisir par l’absence de produit final, le distinguer des autres formes d’activités demeure une opération empiriquement délicate. Certaines activités seront dans ce cas difficiles à classer, comme par exemple celle de jouer avec ses enfants. Si le jeu consiste à cuisiner un gâteau, alors il sera considéré comme une activité de production et non comme un loisir ; pourtant, il est tout à fait probable que les parents effectuent cette activité sur leur temps habituel de loisir, sans réduire par ailleurs leur temps de travail domestique21.

Un obstacle théorique plus fondamental limite en outre la pertinence des modèles de production pour étudier les choix d’allocation du temps. Afin de préserver la capacité prédictive du modèle, des hypothèses très restrictives sont en effet nécessaires à la formalisation du processus de production. La puissance de prédiction du modèle provient, rappelons-le, de la technologie de production du ménage, qui permet de transformer biens intermédiaires et temps en produit final,

20 Il est ainsi empiriquement très difficile de distinguer, parmi les biens acquis sur le marché, ceux qui seront mobilisés comme facteurs de production de ceux qui interviennent comme substituts de la production.

21 Ce cas de figure incite certains auteurs, comme GRAHAM et GREEN (1984), à proposer une spécification plus souple du modèle d’allocation du temps, en introduisant la possibilité que des activités servent plusieurs buts, de production et de loisir. GRAHAM et GREEN (1984) proposent alors de distinguer le loisir effectif du loisir pur, en considérant que la production domestique peut générer certaines formes de loisir. FIRESTONE et SHELDON (1994) proposent, eux, de distinguer entre deux types d’activité de loisir : le loisir non domestique, qui nécessite une décision initiale d’entreprendre une activité (telle que jouer au tennis ou participer à un dîner entre amis) et le loisir domestique, constitué du temps restant une fois travail marchand et travail domestique effectués. Ce type de loisir est alors peu planifié et souvent réalisé en conjonction avec d’autres activités. Mais d’autres corrélations sont possibles. Par exemple, une part du temps de loisir peut être considérée comme un investissement en capital humain, puisqu’il permet d’entretenir une bonne santé. BIDDLE et HAMMERMESH (1990) soulignent ainsi que le taux de salaire peut dépendre de cet investissement, et montrent qu’il est notamment fonction du temps de sommeil, dont est supposée dépendre la productivité.

et d’en déterminer le prix (implicite), indépendamment de la quantité. Ces prix ne peuvent pourtant être obtenus uniquement si la production des biens du ménage s’effectue à rendements d’échelle constants et s’il n’existe aucune production jointe22 (P

OLLAK, WACHTER, 1975). Ces conditions tracent une séparation nette entre production et consommation. En revanche, en présence de production jointe et de rendements d’échelle non constants, une telle séparation n’est

plus possible. POLLAK et WACHTER (1975) estiment alors qu’une approche exclusivement centrée

sur les techniques de production établit en fait une confusion entre procédés technologiques et goûts des ménages : « dans certains cas, les variables étudiées ne sont pas des biens (nés des procédés de

production) mais plutôt des utilités (valeurs numériques représentant l’ordre des préférences). Ces applications erronées confondent goûts et procédés en interprétant des fonctions spécifiques d’utilité comme étant des fonctions de production » (POLLAK, WACHTER, 1975, p. 273). Il devient en effet difficile de savoir si l’on observe le prix des biens de production, déterminé par des contraintes technologiques, ou leur valeur en utilité. POLLAK et WACHTER font ainsi remarquer que « des ménages ayant des goûts différents

(mais les mêmes procédés) sélectionneront des ensembles de biens différents […] qui impliqueront des prix différents. L’économiste peu attentif pourrait attribuer à ces différences de prix une partie des différences dans les caractéristiques de consommation (des biens) des deux ménages, mais une telle interprétation serait erronée : les différences de prix des biens reflètent des différences de goûts, et non d’opportunités »23 (P

OLLAK, WACHTER,

1975, p. 265).

Si les prédictions issues des modèles d’allocation dépendent des hypothèses sur les technologies de production des ménages telles que des rendements constants et l’absence de production jointe, quelle est alors la valeur ajoutée d’un cadre mettant l’accent sur les décisions de production domestique ?

Aucune, si l’on en croit HECKMAN et KILLINGSWORTH (1986). En représentant l’ensemble des

activités non marchandes sous la forme d’un bien composite, le loisir désignant alors l’ensemble des activités non marchandes, ces auteurs montrent qu’on retrouve le modèle standard d’offre familiale de travail. Là où les résultats obtenus étaient expliqués par des spécificités

22 On parle de production jointe pour désigner le fait qu’une activité peut servir plusieurs buts, qu’il est souvent difficile de séparer ou de dénombrer. Un parent peut ainsi effectuer son travail d’entretien tout en gardant un œil sur son enfant. L’absence de production jointe implique que les biens de production interviennent de façon spécifique dans la production d’un seul bien fondamental, et donc qu’un bien acquis sur le marché ne peut servir qu’à un seul type de production.

23 Ainsi, deux ménages (ou deux individus) ayant les mêmes procédés domestiques et les mêmes préférences pour un bien donné, par exemple un « repas fait à la maison », répartiront pourtant différemment leur temps si l’un d’eux a une préférence plus marquée que l’autre pour « le temps passé à cuisiner » par rapport à d’autres usages du temps (POLLAK, 1999). C’est l’ambiguïté même de la notion de prix cachés qui est ici soulignée, puisque ces prix dépendent des préférences aussi bien que des biens marchands, des taux de salaire et de la technologie de production. Ce qui conduit POLLAK (1999) à remarquer que « malgré leur importance dans les exposés théoriques de BECKER concernant la production des ménages, les prix implicites des biens ne jouent pas de rôle significatif dans les travaux empiriques ».

technologiques, ils s’interprètent dans ce cadre simplement comme des différences dans les paramètres de la fonction d’utilité – reflétant par exemple le poids de chaque individu dans l’utilité collective.

Ce constat d’HECKMAN et KILLINGSWORTH (1986) doit selon nous être nuancé. Nous estimons

en effet que les modèles de production à trois alternatives offrent un cadre pour comprendre le rôle de la présence d’enfant(s) sur l’allocation du temps du ménage, ce que ne permettent pas d’envisager la représentation d’un couple d’arbitrages consommation/loisir. Sur ce point, ils vont donc plus loin que cette dernière et ne peuvent y être assimilés. Ce sont néanmoins des modèles limités empiriquement et, de ce fait, critiquables.

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