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Section 2 : La division sexuelle du travail comme organisation efficiente de la production des ménages

2. Conditions d’existence du mariage

Cette formalisation de la production du ménage permet d’illustrer les conditions d’existence du mariage. Nous rappelons que les gains du mariage correspondent à l’excédent de production que l’activité conjointe

permet d’engendrer au regard du niveau atteint par les individus isolés. Selon BECKER, c’est l’existence d’un tel

excédent qui explique pourquoi les individus choisissent de former un ménage plutôt que de demeurer célibataires. Si c

m

Z et c

f

Z sont les maxima de production lorsque l’homme et la femme sont célibataires et m

m

R

et m

f

R les revenus obtenus en étant mariés, les conditions pour que le mariage ait lieu sont :

m i R ≥ Zci i = m, f (1.43) et m m R + m f R = Znf ≥ Z + cm Z fc (1.44)

Le mariage a donc lieu s’il permet une économie d’échelle, non seulement par l’usage collectif qui peut être réalisé de certains biens, mais aussi par une réduction considérable des coûts du partage de la production et des transferts de ressources entre les partenaires. Ces transferts n’ont toutefois lieu que sous certaines conditions. Pour que la femme accepte de céder une unité de son temps, il faut que le prix caché de cette unité pour l’homme célibataire (c’est-à-dire le prix qu’il serait prêt à payer pour l’obtenir) excède wf, le prix auquel le

partenaire féminin peut vendre sa force de travail sur le marché. Réciproquement, pour que l’homme accepte

Le degré de spécialisation à l’intérieur du ménage dépend non seulement du niveau de salaire de chaque partenaire, mais aussi de leur capacité à substituer leurs temps dans les différentes activités. Si les deux partenaires sont parfaitement substituables dans le secteur domestique, autrement dit si la réduction d’une heure de travail domestique de l’un peut être exactement compensée par l’accroissement d’une heure de la contribution de l’autre, alors ils se partagent les activités domestiques de façon égale (inégale) si leurs taux de salaires sont égaux (inégaux). Si, en revanche, le temps des époux ne peut être substitué que de façon asymétrique, par exemple si l’homme ne peut pas totalement se substituer à la femme dans les tâches domestiques, alors il est efficient que celle-ci effectue davantage de travail domestique, et ce même si leurs salaires sont égaux (CIGNO, 1991). La contribution en temps des deux partenaires ne sera égale que si le salaire de la femme est suffisamment supérieur à celui de l’homme.

La spécialisation est généralement d’autant plus forte que le nombre de biens produits est élevé ou que les rendements de production sont croissants. Ces derniers peuvent être, en particulier, engendrés par des investissements en capital humain spécifique. Toutefois, la spécialisation totale des partenaires dans un seul secteur paraît peu probable, dans la mesure où certaines activités nécessitent la participation des deux partenaires du ménage ; leurs temps sont dans ce cas

complémentaires.

2.2.2. Les investissements en capital humain rendent la division du travail inéluctable

La division du travail apparaît ainsi nécessaire à la maximisation de la production d’un ménage au sein duquel les partenaires disposent d’avantages comparatifs. La possibilité d’engendrer de tels avantages par des investissements en capital humain spécialisés lui confère un caractère inéluctable, apparaissant même en l’absence d’avantage initial. En effet, en accroissant le rendement du temps alloué dans un secteur, ces investissements incitent d’autant à spécialiser le travail (BECKER, 1985). Il suffit, dans ce cas, d’une petite différence à un moment donné entre les personnes pour orienter les investissements et la spécialisation qui lui est lié. D’où le théorème de la

spécialisation : « Si tous les membres d’un ménage efficient disposent d’avantages comparatifs différents, alors pas

d’un avantage comparatif plus important sur le marché et quiconque ayant un avantage comparatif plus important dans le secteur domestique se spécialisera totalement dans chaque secteur »16 (BECKER, 1981, p. 33).

Ainsi, la division du travail apparaît comme le principe de production efficace et incontournable de tous les ménages, dont les partenaires ont la possibilité d’engendrer de tels avantages par leurs investissements.

2.2.3. Les fondements insuffisants du caractère sexué de la division du travail

Comment dès lors expliquer le caractère sexué de la division du travail, à savoir que la population masculine est généralement spécialisée dans le secteur marchand, et la population féminine dans le secteur domestique, souvent de manière exclusive ?

Si nous appliquons le raisonnement précédent, le modèle de la division du travail propose à cette question une réponse en apparence simple. Si la division du travail revêt un caractère sexué, c’est que les femmes (respectivement les hommes) disposent d’un avantage comparatif dans le secteur domestique (resp. marchand), qui fait obstacle à une parfaite substituabilité des temps entre les conjoints.

Les arguments mis en avant pour expliquer l’existence d’un tel avantage demeurent pourtant assez fragiles, et ce, en dépit de la volonté de ne pas fournir une explication trop simpliste. BECKER (1985, 1991) évoque, à plusieurs reprises, le fait qu’une discrimination sur le marché du travail met certainement les femmes dans une situation défavorable par rapport aux hommes, les incitant à investir dans le secteur domestique. Mais c’est surtout la maternité qui est désignée comme la principale cause de cette orientation. BECKER affirme ainsi que cette spécificité

féminine, qui engage jusqu’aux soins apportés aux jeunes enfants donne aux femmes un avantage comparatif dans la prise en charge des enfants, et par extension dans la plupart des activités domestiques. En outre, la forte dépense d’énergie liée à ces activités les incite à investir dans un

capital humain spécifique qui leur permet de réduire leur effort pour un même résultat (BECKER,

1985). Ainsi, si les femmes « choisissent » en priorité d’investir le secteur domestique, c’est parce qu’elles souhaitent « rentabiliser leur investissement dans la grossesse » (BECKER, 1981, p. 37). Ensuite, la

16 BECKER (1985, p. 61) étend le théorème par la proposition suivante : « Si n personnes fondamentalement identiques

consomment à l’équilibre m < n biens produits selon des rendements d’échelle constants ou croissants et avec un capital humain spécifique, alors chaque personne se spécialisera complètement dans la production d’un seul bien et accumulera uniquement le capital humain spécifique à ce bien. Les autres (m-1) biens seront acquis par échange avec les autres producteurs spécialisés. Si le nombre de biens m est tel que 1 < n m ou en présence de rendements d’échelle décroissants, la spécialisation sera incomplète mais certains biens seront produits par une personne unique » .

forte complémentarité de la grossesse avec les activités de prise en charge des autres enfants (une femme pouvant par exemple s’occuper du premier enfant lorsqu’elle attend le deuxième) incite les femmes à se spécialiser totalement dans le travail domestique.

La force de séduction de l’argumentation de BECKER tient à ce que l’explication de la division

sexuelle du travail ne repose pas, en apparence, sur un déterminisme naturel qui échapperait aux individus. La spécialisation s’explique en effet essentiellement par des décisions motivées d’investissement. « Bien que je crois que les différences biologiques soient très importantes dans l’explication du

fait que les femmes ont traditionnellement la charge de s’occuper des enfants, la principale leçon de mon analyse d’une division du travail efficiente n’est pas que la biologie ou la discrimination à l’encontre des femmes sont la cause de la division traditionnelle des activités entre hommes et femmes » (BECKER, 1991, p. 4). Plutôt, le message principal suggère que « même de petits montants de discrimination à l’encontre des femmes ou de

petites différences biologiques peuvent produire d’immenses différences dans les activités des hommes et des femmes », par les décisions en investissement en capital humain que ces différences de traitement suscitent (ibid.)

Cette conception peut néanmoins paraître insatisfaisante, dans la mesure où, malgré l’insistance de BECKER à dénoncer toute interprétation « naturaliste » de son approche, tout se passe comme si, en fin de compte, l’orientation des investissements était décidée par l’avantage « naturel » des femmes lié à la maternité.

La justification d’un tel processus paraît néanmoins assez fragile. D’une part, la grossesse n’impose pas (ou seulement de façon très limitée) une allocation totale du temps dans le secteur domestique. A cet égard, il semble assez hardi d’expliquer l’extension de la spécialisation de la femme à un ensemble très large d’activités domestiques, en supposant simplement une complémentarité entre ces activités. La nature d’une complémentarité entre ces différentes activités doit d’abord être davantage explicitée : correspond-t-elle à la possibilité de réaliser des productions jointes − ce qui renvoie à la qualité intrinsèque des activités − comme semble le suggérer BECKER ? Où résulte-t-elle d’un jugement partagé, ou collectivement débattu, sur les

qualités ou les compétences des partenaires ? Il apparaît nécessaire, pour être convaincant, de proposer une véritable théorie du découpage − pour l’instant très frustre − entre les secteurs marchand et domestique.

Par ailleurs, on peut douter, comme le fait comme le souligne BUSTREEL (1993), du caractère

suffisant de la maternité pour orienter à long terme et de façon définitive les investissements féminins vers le secteur domestique.

2.2.4. Vers un affaiblissement des avantages de la division du travail ?

Récapitulons. La perspective de croissance des rendements du temps investi dans un secteur donné, domestique ou marchand, rend incontournable une spécialisation au sein des ménages. L’avantage détenu « naturellement » par les femmes dans le secteur domestique, renforcé par une spécialisation des investissements en capital humain, incite à une division sexuelle du travail, les hommes se spécialisant dans le secteur marchand tandis que les femmes se tournent en priorité vers le secteur domestique.

Certains facteurs viennent toutefois altérer les avantages de la division du travail et ralentir le processus de spécialisation. La complémentarité des partenaires dans le processus de production rend ainsi peu vraisemblable une spécialisation totale de chacun. Une telle complémentarité est d’autant plus probable que les sources de satisfaction du ménage proviennent d’activités nécessitant une participation jointe des partenaires.

D’autres facteurs expliquent plus certainement l’affaiblissement observé, parmi les plus jeunes générations, de la division du travail. Parmi eux, la réduction des écarts de productivité entre les sexes dans les secteurs marchand et domestique est souvent citée. Cette réduction est notamment due à la diminution du différentiel de salaire entre hommes et femmes, qui résulte à la fois de l’accroissement du salaire moyen des femmes et de la réduction de la discrimination sur le marché du travail. Du côté du secteur domestique, les productivités masculine et féminine se sont aussi sans doute rapprochées car la production domestique nécessite désormais moins de compétences spécifiques, mais aussi moins de temps – du fait du développement de substituts tels que les machines à laver, les plats cuisinés, etc. Les rendements attendus d’investissements spécifiques et, par conséquent, ceux d’une spécialisation des partenaires, sont alors considérablement réduits.

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