• Aucun résultat trouvé

La perception de la nature de la relation : une dimension ignorée des approches utilitaristes

produire et de la façon de partager » (B ROSSOLET , 1992, p 69) − et qui se retrouve

Section 3 : L’approche collective avec règle de partage des revenus

4. Les résultats

3.3.3. Les limites des modèles de décisions coopératives

3.3.3.1. La perception de la nature de la relation : une dimension ignorée des approches utilitaristes

La principale critique que l’on peut adresser à la mise en scène des comportements des ménages par les approches coopératives, et notamment le cadre collectif, vise la représentation très fruste qui est donnée des relations conjugales et du bien-être qui leur est associé, malgré, il est vrai, les extensions apportées au cadre axiomatique permettant de prendre en compte une plus grande hétérogénéité des interactions intra-familiales. Néanmoins, tout se passe comme si l’intérêt que se portent mutuellement les conjoints dépend uniquement des conséquences de leur interaction, c’est-à-dire de son contenu, mais fort peu de sa nature. Or, c’est sans doute très précisément un rapport inverse entre nature et contenu qui entre dans la constitution du bien-être dérivé de la relation conjugale, les partenaires se montrant d’abord attentif à la nature de leur relation, avant même de pouvoir caractériser son contenu en termes d’allocation des ressources, de choix de consommation et de répartition du travail. On ignore pourtant ici la valeur intrinsèque que les conjoints accordent à leur relation, pourtant tout à fait particulière, et qui constitue une composante fondamentale de leur bien-être. Ce faisant, l’approche collective néglige l’intérêt particulier que portent les individus au collectif familial dont ils sont membres et des relations qui les lient, qui fondent pourtant leur désir de vivre ensemble et de coopérer, et les inclinent à concevoir le ménage comme un « nous », et non comme une simple juxtaposition de « je ».

Revenons, pour préciser la teneur de cette critique, à l’application du modèle collectif aux décisions d’offre de travail. Cette application s’appuie, rappelons-le, sur des restrictions particulières imposées à la forme des préférences et au processus de décision, afin d’obtenir un système identifiable, et qui impliquent une forme très particulière d’intersubjectivité : les conjoints sont supposés soit parfaitement égoïstes, soit soucieux du bien-être de leur partenaire, mais dans le cadre strictement défini par l’hypothèse de caring. On suppose ainsi que les conjoints sont sensibles au niveau de bien-être de leur partenaire, mais qu’ils sont indifférents à la façon dont ce bien-être est produit. Une conséquence de cette représentation est que l’arbitrage réalisé par chacun n’aura aucune influence sur les choix du partenaire indépendamment du niveau de bien- être atteint par un ensemble de consommation et de loisir donné. Autrement dit, chaque conjoint

ne porte aucun jugement sur le comportement (ou les choix) de son partenaire et, qui plus est, sur la complémentarité de leur choix. Cette hypothèse permet de représenter le processus de décision sous une forme simple et unique, où l’ensemble des négociations transite intégralement par le partage du revenu : les conjoints se comportent ainsi en « partenaires-cohabitants », partageant, dans un premier temps, un revenu commun, chacun maximisant ensuite ses objectifs propres. Dans ce contexte, toute différence d’opinion ou de perception sur la nature de la relation est supposée intégralement transiter par le partage du revenu : une part plus ou moins importante de celui-ci sera affectée à la consommation de l’un ou l’autre conjoint, quel que soit le processus effectif conduisant à cette répartition. Autrement dit, la pluralité des types de relations conjugales – et des décisions qui les concernent – est ici réduite à une seule catégorie par un double procédé consistant (i) à considérer que cette relation n’a qu’une valeur instrumentale (de sorte que seul compte in fine le résultat obtenu en termes de consommation, et donc de partage des revenus), et (i) à supposer que les décisions de chaque partenaire sont indifférentes aux choix réalisés par l’autre partenaire (en supposant là que les préférences des conjoints sont séparables).

Notons que le problème d’agrégation des préférences posé par l’approche unitaire est ici résolu d’une façon extrêmement radicale : en supposant que les décisions des conjoints sont – une fois le revenu partagé – parfaitement indépendantes, c’est-à-dire en écartant l’idée que les conjoints puissent non seulement avoir un avis sur le comportement de leur partenaire, mais qui plus est, sur la nature de la relation et qui fonde leur identité commune. On est certes ici à l’opposé de la situation décrite par BECKER, exposée dans le premier chapitre, où s’exerce un contrôle des

ressources et une autorité du chef de famille pour que tous coopèrent autour d’un objectif

commun. Toutefois, comme chez BECKER, le bien-être tiré de la relation elle-même est relégué au

second plan, et même strictement ignoré. Cette représentation des relations conjugales est pourtant réductrice à deux niveaux : celui du contenu de la relation, et surtout celui de l’influence que la nature de cette relation peut avoir sur la perception du bien-être et les décisions conséquentes d’allocation des ressources.

Concernant d’abord le contenu des arbitrages, les conjoints seront pourtant sensibles à la

complémentarité de leur choix, comme le souligne d’ailleurs CHIAPPORI lui-même. Typiquement,

l’arbitrage consommation/loisir réalisé par l’un des conjoints dépend du niveau de loisir choisi par son partenaire en raison des activités communes qu’ils souhaitent entreprendre. A cet égard, la représentation de préférences individuelles séparables est manifestement insuffisante, cette

restriction n’étant d’ailleurs justifiée que par la nécessité technique d’obtenir un système paramétriquement identifiable79.

Plus fondamentalement, il est vraisemblable que, dans le couple plus que dans tout autre contexte, le bien-être des conjoints dépendra de la nature de la relation qu’ils établissent, et non plus seulement de son contenu, en raison de la valeur intrinsèque qu’ils accordent à la relation conjugale. A ce titre, le rejet observé par FORTIN et LACROIX (1997) des restrictions du modèle

collectif en présence de jeune(s) enfant(s), alors que celles du modèle unitaire ne le sont pas, révèle bien l’existence d’attentes très différentes de la part des conjoints vis-à-vis de leur relation en présence ou non d’enfant(s) en bas-âge.

Cette attente qui vise la nature de la relation est même une caractéristique fondamentale du fait conjugal et de l’expérience unique représentée par l’union formée avec un être aimé, comme le décrit avec acuité ABERONI (1981, p. 12) : « C’est la nature des relations qui s’établissent entre nous et celui que nous aimons, la nature de l’expérience extraordinaire que nous vivons, qui rendent différente et extraordinaire la personne aimée et, plus profondément, qui nous rendent tous deux différents et extraordinaires ». Autrement dit, c’est la valeur intrinsèque et particulière de la relation conjugale qui est source de bien-être du

couple, et que traduit, selon ALBERONI, l’état de choc amoureux. Cette relation peut néanmoins

s’établir sur des modes variés et modifier de ce fait le bien-être associé à une configuration donnée de partage des revenus. La satisfaction issue des consommations et des loisirs dépend dans ce cas, comme nous l’avions souligné dans le premier chapitre, davantage de cette nature que des niveaux effectifs de consommation et de loisir pris en compte dans les fonctions d’utilité. Deux points doivent être immédiatement précisés, avant de les analyser plus en détail au chapitre 4. D’abord, la nature de la relation n’est pas réductible à son contenu – et donc au partage du revenu. Pour le comprendre intuitivement, on peut aisément percevoir, par exemple, qu’un niveau donné de consommation et de loisir induira pour un individu un bien-être différent selon

79 Techniquement, les préférences individuelles des conjoints sont supposées séparables, ou bien, lorsque cette hypothèse est levée, c’est au prix d’hypothèses aussi fortes (cf. encadré 2.3). Formellement, l’hypothèse de caring retient l’idée que les préférences des conjoints sont séparables : Ui = Wi(ui(x

i), Wj) (BOURGUIGNON, CHIAPPORI, 1992 ; BERGSTRÖM, 1997). Dans ce cas, l’utilité de chaque conjoint i dépend du niveau d’utilité perçu par le conjoint j (et vice versa), quel que soit l’arbitrage réalisé par ce dernier pour produire cette utilité. Une caractérisation plus générale des préférences peut être souhaitée afin de prendre en compte les effets de la socialisation qui peut aller au-delà de l’intériorisation des préférences concernant le comportement approprié pour sa propre personne. La caractérisation générale est donnée par Ui(xm, xf, X), pour i= m, f , qui est alors compatible avec des préférences altruistes, mais aussi toute forme d’externalité et d’interaction entre les préférences individuelles (BROWNING et CHIAPPORI, 1998). Elle est aussi compatible avec toute forme de paternalisme traduisant le fait qu’un conjoint peut porter un jugement sur le comportement approprié de son partenaire, et par exemple préférer pour ce dernier un mode de consommation et d’utilisation du temps autre que celui que celui-ci aurait choisi (POLLAK, 1999). Elles peuvent

néanmoins être « altruistes » au sens du caring si le bien-être de chaque partenaire dépend strictement du niveau de bien-être du conjoint, et non de ses choix pour le réaliser. Dans ce cas, chaque conjoint respecte la souveraineté de son partenaire : la femme souhaite, par exemple, que son mari répartisse son temps entre l’aide au travail domestique et ses loisirs exactement comme lui-même le souhaite.

qu’il résulte d’un transfert autoritairement décidé par le chef de famille mais qui maintient le partenaire dans une situation de dépendance, ou qu’il est acquis de façon parfaitement autonome et libre ou bien au prix d’une âpre négociation, sans pourtant que de telles distinctions soient prises en compte par les modèles présentés ici qui considèrent uniquement le résultat du partage. Le bien-être associé à un état de partage de revenus - et par conséquent un état de consommations individuelles - donnés sera pourtant différent selon le type de relation ayant conduit à ce partage, ces différences n’étant pourtant pas prises en compte par le modèle collectif qui propose une solution identique pour l’ensemble des processus conduisant au même partage effectif des revenus, en ne caractérisant ainsi que leur résultat. On comprend alors qu’il soit possible, si seul le résultat du partage importe, de réduire tous les processus de décision à une forme de relation unique, où le ménage réalise d’abord ce partage, chaque partenaire pouvant ensuite effectuer ses arbitrages de façon autonome. Il faut toutefois supposer que toute différence entre les conjoints de perception du travail ou des obligations familiales se traduit immédiatement et intégralement par une différence de partage des revenus, et donc une différence de contrainte de revenu individuelle. C’est d’ailleurs l’hypothèse qui permet à CLARK et al. (2001) d’identifier

l’influence de facteurs sociaux et moraux sur la règle de partage, facteurs sélectionnés parmi ceux qui n’ont aucune incidence sur les préférences, c’est-à-dire la perception du bien-être. Cette attention portée au partage est certes nécessaire, dans la mesure où celui-ci reflète le lien entre les possibilités individuelles, d’une part, et le niveau de revenu familial, d’autre part. Elle est néanmoins insuffisante dans la mesure où elle ignore totalement les attentes variables qui peuvent viser la relation, et qui sont une dimension constitutive du bien-être perçu par les conjoints. Précisons que cette valeur attribuée à la relation n’est pas une simple forme d’altruisme. Elle ne consiste pas en une simple empathie ou toute autre forme d’attention au bien-être du partenaire, mais marque un désir particulier visant le registre relationnel sur lequel sont établis les échanges conjugaux, voire l’ensemble des échanges des différents membres de la famille, et notamment, nous le verrons, les relations entre parents et enfants. Elle n’est pas non plus assimilable à une préférence (intrinsèque) pour la consommation au détriment du loisir (ou vice versa), son objet étant directement la relation établie avec le conjoint ou les autres membres du groupe familial. On ne peut en outre réduire cette attente à la prise en compte de la complémentarité entre les activités entreprises par les conjoints : leurs niveaux de consommation et de loisir n’auront dans certains cas aucune influence sur le bien-être perçu par chaque partenaire, qui dépend davantage du fait que le comportement de chacun aura été ou non conforme à cette attente. Enfin, elle n’équivaut pas nécessairement à la recherche d’une plus grande équité des échanges et du partage

du revenu, ou d’une symétrie des positions entre les partenaires. Celle-ci peut même au contraire constituer un frein à la coopération conjugale (cf. chapitre 4).

Dans ce cas, et c’est là notre second point, on doit considérer le choix des conjoints qui s’exerce non pas directement sur la règle partage des revenus, mais préalablement sur la nature de la relation qu’ils désirent établir, et qui peut être qualifiée de façon extrêmement variable. De cette nature dépendent les calculs qui seront réalisés et donc les décisions qui les suivent. Il est clair, par exemple, que les composantes du calcul fondant les décisions d’offre de travail varieront selon que tantôt l’autonomie d’accès aux ressources individuelles, tantôt les obligations familiales, seront ou non valorisées.

Dans ce contexte, le reproche principal que l’on peut faire aux modèles de marchandage de NASH

et à l’approche collective des décisions des ménages est bien celui adressé par SEN (1990 ; 1993a)

et par de nombreux auteurs féministes (ENGLAND, 1989 ; FOLBRE, 1995 ; AGARWAL, 2001), pour

qui le défaut principal de ces modèles provient de la définition très restrictive du bien-être généralement retenue. Ces auteurs leur reproche, en particulier, de ne tenir aucun compte de la « base d’information » sociale sur laquelle est fondée la perception des intérêts et des obligations au sein de la famille80. Sont alors en cause, de façon plus profonde, les limites d’une approche

utilitariste dans laquelle l’évaluation du bien-être ne dépend que des conséquences des actions, et où, comme le note SEN (2001), chaque action est jugée par l’état de fait conséquent, et ce dernier par l’utilité strictement obtenue, sans tenir compte « de données concernant la satisfaction ou la violation

des droits, des obligations, etc. » (p. 67). Le défaut majeur de cette perspective appliquée aux décisions familiales est toutefois qu’elle restreint les jugements sur le bien-être aux seules utilités dans leurs états respectifs de consommation et de loisir, sans tenir compte de la nature de la relation engagée dans ces états. Autrement dit, on se désintéresse ici totalement, comme dans la plupart des développements utilitaristes épinglés par SEN (1993b), des droits, des libertés ou encore de la nature de la relation non directement liée à l’utilité des choix réalisés, et en supposant donc que

80 En particulier, SEN suggère que le « pouvoir » de négociation dépend certes des options extérieures qui déterminent la capacité individuelle à pourvoir au bien-être de façon autonome, mais aussi de la perception « du mérite et de la légitimité » (SEN, 1990). Plus précisément, il conjecture que les allocations intra-familiales dépendent certes (1) des niveaux de bien-être qui se présentent aux points de rupture, mais aussi (2) de la perception des intérêts, dont le degré de connexion avec le bien-être collectif peut être variable ; enfin (3) des contributions telles qu’elles sont perçues. Dans ce contexte, la dépersonnalisation de la perception de l’intérêt, combinée à un dévouement féminin au bien-être familial, contribuent ainsi au maintien des inégalités de répartition entre hommes et femmes (ENGLAND, 1989 ; SEN, 1990). SEN suggère en outre que la présence dans l’emploi procure une meilleure position de négociation, non seulement en raison de son effet positif sur le bien-être en cas d’échec de la négociation, mais aussi parce qu’elle est associée à une perception plus individuelle du bien-être, et à une plus grande appréciation de la contribution au bien-être économique de la famille. A l’inverse, la maternité et la prise en charge des enfants en bas âge affectent négativement le pouvoir de négociation non seulement en raison de leur effet sur le bien-être au point de rupture, mais en raison de la plus faible reconnaissance sociale de leur contribution au bien-être économique de la famille(SEN 1993 ; 2001).

ces facteurs n’ont pour les individus qu’un intérêt indirect – et non intrinsèque –, dans la mesure où ils influencent les états – via ici le partage des revenus. De ce point de vue, l’utilité associées aux états de consommation et de loisir est clairement insuffisante pour appréhender la très forte dépendance du bien-être dérivé de la vie conjugale et familiale vis-à-vis de la nature des relations par ses participants. Aussi, l’attention portée par les modèles coopératifs au bien-être individuel est-elle certes nécessaire, mais clairement insuffisante tant la question principale posée par les décisions intra-familiales est bien celle de savoir quel type de relation les conjoints désirent établir au sein de leur ménage dans la production de leur bien-être. Les décisions prises par les ménages en matière d’allocation des ressources et surtout de répartition du travail dépendent de façon primordiale de la réponse faite à cette question.

Documents relatifs