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Section 4 : Limites de la division du travail comme fondement de l’organisation des ménages

4.1. Des résultats empiriques mitigés

4.1.3. Un lien entre division du travail et mariage non vérifié

Nous l’avons largement rappelé au cours de la section 2, la théorie de la division du travail proposée par BECKER se donne à lire non seulement comme une théorie de l’organisation

efficiente des ménages, mais aussi comme une théorie du mariage. La division du travail apparaît ainsi à la fois comme la condition et le résultat du mariage, puisqu’elle en constitue la source principale de gains.

Nous avons ainsi vu que, pour des individus donnés, le gain attendu du mariage (mesuré par la production du ménage) est, selon BECKER (1973), croissant avec l’écart de salaire entre les

partenaires. Le mariage est en effet d’autant plus profitable que les partenaires bénéficient d’une substitution de leurs contributions en temps à la production du ménage. Le marché du mariage a alors tendance, par conséquent, à associer des individus dont l’écart de salaire initial est le plus élevé.

Cette prédiction est pourtant invalidée par BLOSSFELD et al. (1997) qui observent, au sein des ménages allemands, une forte domination des couples dont les partenaires disposent d’un « potentiel de carrière » identique au premier emploi. BOZON (1991) souligne, quant à lui, le rôle prépondérant des qualités individuelles et sociales sur le mariage. Les qualités qui sont appréciées par les hommes et les femmes lors des rencontres apparaissent très éloignées d’une appréciation des différences de salaire. L’auteur observe ainsi que les hommes valorisent en général l’apparence physique des femmes, leurs qualités psychologiques ou relationnelles, tandis que celles-ci ont une perception plus sociale de leur partenaire, mettant en avant leurs qualités intellectuelles, sociales, ou leur statut professionnel30.

La complémentarité des qualités masculines et féminines semble ainsi plus déterminante que le différentiel de salaire existant initialement entre les conjoints potentiels. Les gains du mariage, et

30 BOZON (1991) souligne que la perception des qualités des personnes est souvent fonction de leur catégorie sociale. Les hommes des milieux populaires sont ainsi appréciés pour leur conformité à un idéal de stabilité professionnelle et familiale qui se traduit en termes moraux (« sérieux », « courageux », « travailleur », « affectueux », etc.) Les hommes de milieu supérieur sont, quant à eux, davantage appréciés pour leur « culture » ou leur « intelligence ».

donc de la division du travail, ne dépendent donc pas seulement de l’écart de salaire entre les partenaires − ce que BECKER (1973) souligne, à sa manière, en montrant que les gains du mariage

sont croissants avec la complémentarité des « traits » des individus.

Mais c’est surtout l’évolution des comportements vis-à-vis du mariage au sein des plus jeunes générations qui désavoue le lien établi entre la division du travail et le mariage. Pour les sectateurs de BECKER, la baisse observée des taux de mariage (et l’instabilité croissante des ménages) peut

être facilement expliquée par l’augmentation des taux d’emploi féminins. Ainsi, la croissance de la participation des femmes à l’emploi, et ainsi de leur indépendance économique, aurait considérablement réduit les gains pouvant résulter d’une spécialisation au sein des ménages et donc la désirabilité du mariage. Pourtant, des études de plus en plus nombreuses mettent en évidence qu’une telle explication confond un processus de report du mariage avec celui de la baisse absolue du nombre de mariages (BLOSSFELD, 1995). Aussi, alors que l’hypothèse d’une réduction des gains du mariage apparaît souvent validée par des analyses observant des populations en coupe instantanée, elle n’apparaît pas corroborée par des études longitudinales, qui pourtant permettent de mieux spécifier les processus causaux (OPPENHEIMER, 1997)31.

L’étude longitudinale de BLOSSFELD (1995) montre en particulier que, une fois prise en compte la

présence dans le système éducatif, le niveau d’éducation n’apparaît plus comme une variable pertinente pour expliquer le mariage dans les plus jeunes générations, et ce dans la plupart des sociétés européennes (à l’exception des sociétés plus traditionnelles comme l’Italie). On observe ainsi davantage un report du mariage − décidé une fois les études achevées − qu’une réelle désaffection vis-à-vis du mariage32. Ce résultat est interprété comme un discrédit de la théorie

31 OPPENHEIMER (1997) souligne par exemple que l’estimation du salaire relatif des femmes est probablement inapproprié pour évaluer leur degré d’indépendance financière. Il peut en effet correspondre dans les faits à deux situations très différentes. D’un côté, le gain féminin peut être relativement élevé parce qu’il est supérieur à celui des autres ménages, reflétant ici certainement une meilleure position sur le marché du travail et donc une plus grande indépendance financière des femmes. Toutefois, le salaire féminin peut être relativement élevé par rapport à celui de son partenaire, parce que celui-ci est relativement faible au regard des autres ménages. L’importance relative du salaire féminin ne reflète alors pas ici une situation plus favorable en termes d’indépendance, mais au contraire une relative fragilité de la position du couple.

32 Différentes hypothèses sont en fait avancées pour expliquer ce report. BLOSSFELD (1995) désigne le prolongement des études, incompatible avec les responsabilités impliquées par le mariage et l’arrivée rapprochée des enfants, incompatibilité renforcée par la dépendance financière vis-à-vis des parents. Mais d’autres explications sont possibles. Par exemple, EASTERLIN (1980) souligne que les comportements de formation de la famille sont très dépendants des conditions économiques dans lesquelles les individus évoluent. Ainsi, une génération qui connaîtrait un fort taux de chômage à son entrée sur le marché du travail serait incitée à reporter la formation de la famille. De plus, cet auteur réaffirme le rôle des perceptions dans les comportements : décider de se marier ou d’avoir des enfants ne peut se faire sans un niveau minimal et stable de bien-être. Or, selon EASTERLIN, plus les individus appartiennent à une cohorte de taille importante, plus la concurrence entre eux est forte et plus ce seuil minimal sera atteint tardivement. BLOSSFELD et HUININCK (1991) évoquent une autre explication à partir de l’hypothèse de « délai culturel ». Selon

eux, jusqu’aux années 60, bien que le niveau économique des enfants leur permettait de quitter le foyer de leurs parents, les normes sociales impliquaient nécessairement le mariage avant de vivre avec un partenaire. Aujourd’hui, l’acceptation sociale de la cohabitation avant mariage permet de le retarder. D’autres auteurs, enfin, soulignent que l’individualisation des comportements conduit à un affaiblissement des identités de classe. Les conditions

beckerienne qui, selon les auteurs, aurait été cohérente avec un effet significatif et persistant du niveau d’éducation sur le taux de mariage, avec ou sans contrôle de la présence des jeunes femmes dans le système éducatif.

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