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Friedman et Kuznets

1.3 Friedman et Kuznets : le lien éducation- éducation-salaire

1.3.1 Une approche multifactorielle du choix rationnel

Friedman et Kuznets annoncent d’emblée leur projet : étudier la structure du revenu, et ses déterminants, puis en tirer des conclusions opérationnelles pour guider la politique publique. Ce dernier point marque une rupture avec les analyses de Nicholson et Walsh qui n’affichaient pas de portée pratique : Nicholson a apporté une contribution à un débat théorique sur les facteurs de production tandis que Walsh a apporté une contribution empirique sur le rendement de l’investissement individuel dans l’éducation. Friedman et Kuznets, quant à eux, souhaitent évaluer l’efficience de l’allocation des ressources opérée à travers la distribution des salaires. Leur point de départ est l’hypothèse d’équilibre : sur un marché en équilibre, lorsqu’il n’y a de barrières ni à l’entrée ni à la sortie et que les individus sont libres de choisir leur profession, le salaire devrait refléter les différences de durée de formation, de risques et d’attractivité de l’emploi etc. Ainsi, leur objectif est d’étudier les éventuelles écarts entre le salaire et les variables censées le déterminer. Il s’agit d’un enjeu crucial pour les finances publiques dans la mesure où les administrations subventionnent une partie de la formation.

« Public investment in professional training by government and by philanthropists has supplemented private investment. Few if any professional workers pay the entire cost of their training. This public investment in professional training raises two important questions of social policy. First, how much public investment is needed? Second, should the returns from public investment accrue to the individuals in whose training the investment is made? » (Friedman et Kuznets 1945, p. vi)

Ainsi, connaître le rendement exact de cet investissement public, et savoir quels sont les agents qui en profitent réellement, permettrait d’en évaluer la pertinence, et, le cas échéant, de réallouer plus efficacement les ressources.

D’un point de vue méthodologique, il nous semble important de mettre en exergue une différence notable dans la façon d’établir les inférences statistiques entre Walsh et Friedman et Kuznets. Walsh estime la valeur actualisée des revenus durant toute la vie professionnelle en prenant en compte le coût de formation de chaque niveau d’étude. Il classe ainsi les individus par niveau d’étude, alors que Friedman et Kuznets classent les individus par profession (avocats, médecin, dentiste, comptables, ingénieur). Dans une note de bas de page (Ibid., p. 86), ils citent le travail de Walsh et admettent que sa procédure d’estimation est meilleure à la leur quand il s’agit d’estimer le taux de rendement des études. Il est en effet plus pertinent de classer les individus par type de formation pour ensuite étudier leur revenu, que faire l’inverse, c’est-à-dire les classer par catégorie professionnelle pour ensuite prendre en compte la durée et le coût de formation.

La démarche de Friedman et Kuznets convient toutefois parfaitement à leur projet, celui de savoir dresser un portrait quasi-exhaustif des déterminants du revenu des professions libérales. Leur point de départ est la rationalité des agents ; ces derniers font un calcul coût-avantage pour décider de leur profession, dont dépendra le salaire. Les données à prendre en compte sont plurielles, et les auteurs ne se limitent pas au seul rendement économique. Nous avons montré que cette idée, selon laquelle il faut prendre en compte les avantages non financiers d’une profession, était déjà présente chez Walsh. Friedman et Kuznets les analysent plus profondément. Nous avons extrait de leur livre une liste des facteurs autres que le revenu qui peuvent influencer le choix des agents : la conjoncture économique du pays, le type de profession ou de pratique, le degré de concurrence, l’état de la demande, la localisation, la moyenne d’âge, l’expérience, la formation, les capacités, la personnalité, la réputation, le caractère, la chance, les avantages non financiers du poste, le risque. Pour certains d’entre eux, il est ardu de mesurer ne serait-ce que le sens de la corrélation (le risque attire-t-il plus qu’il ne repousse ?). Pour autant, ces données sont prises en compte par les individus, ou leur famille, lorsqu’ils font le choix de suivre une formation donnant lieu à une profession. L’évolution du salaire au cours de la carrière est en partie déterminée par ce choix, explique les auteurs. Ainsi, en plus d’engendrer de lourds sacrifices, l’investissement dans la formation aura-t-il un effet d’hystérèse important.

Nous insistons sur le fait que l’étude de Friedman et Kuznets n’écarte pas les facteurs non monétaires du choix rationnel38. Ils sont convaincus que le choix individuel s’appuie sur tous les avantages que procure une profession :

« The decisions of prospective entrants to a profession are affected not only by expected pecuniary returns but also by such subjective and intangible factors as the prestige value attached to the profession, the opportunity it offers for rendering service and making 'social contacts', the conditions under which professional work is performed, and personal predilections for one type of work rather than another. Here again, empirical analysis is difficult. » (Ibid., p. 130)

La dernière phrase de cette citation est particulièrement éclairante. Les auteurs concèdent la difficulté d’établir une base empirique sérieuse sur ces variables qu’ils jugent subjectives et non quantifiables. Il est impossible, affirment-ils, de faire un cas général et de modéliser le comportement sur ce genre d’aspect. Par conséquent, on peut qualifier leur approche de multifactorielle et non comptable ; ce qui peut expliquer en partie que la modélisation n’est pas centrale dans leur étude. Friedman et Kuznets ne souscrivent pas à la théorie du choix rationnel qui réduit l’avantage au salaire. Revenant à Smith, ils admettent aussi des facteurs sociaux comme le prestige, le pouvoir ou le temps libre dégagé par une profession : « They [people] compare not monetary returns alone but, in Adam Smith's phrase, "the whole of the advantages and disadvantages" of different occupations. » (Ibid., p. 82).

Ainsi, d’après eux, lorsque le marché est en équilibre, le salaire est la juste rétribution de l’ensemble des avantages et désavantages d’une profession. C’est seulement lorsque le marché est en déséquilibre, que le coût redevient l’unique critère de choix pour les individus :

« The operator of a smoothly working machine is seldom conscious of the nice balance of its many parts; only when the machine stops working smoothly does he become conscious of its complexity. So it is with price and income adjustments. Let incomes in two fields, open to the same group of persons, become markedly out of line, and the importance of pecuniary considerations will assert itself. » (Ibid., p. 96)

Nous avons vu que le choix rationnel ne se limite pas au revenu, et qu’il y a de nombreuses autres variables qui entrent en compte. Mais lorsque l’équilibre de marché est compromis en

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Bowman résume bien l’approche pluraliste de Friedman et Kuznets : « [They] gave explicit attention to many of the problems that must be solved in adjusting observed education-income relationships to take account of variables such as ability and parental status » (Bowman 1966, p. 121).

raison d’une distorsion, les agents auront tendance à se rattacher à la variable « revenu monétaire », réduisant ainsi leur focale. La question qui en découle est la suivante : quelles sont les facteurs qui conduisent à un déséquilibre ?

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