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Friedman et Kuznets

1.1 Le capital vivant de Nicholson : un stock de revenu capitalisé

1.1.1 Rendre au travail ce qui appartient au travail

L’idée de capital vivant mobilisée par Nicholson, sans être complétement absente de l’histoire de la pensée économique qui le précède, ne fait pas partie des concepts couramment utilisés par les économistes dans les années 1880. De ce fait, Nicholson est contraint de justifier sa pertinence. Pour cela, il met dos à dos Adam Smith (Smith 1776) et John Stuart Mill (Mill 1848). Smith estime que les compétences et connaissances doivent être comptabilisées comme du capital, tandis que Mill refuse de considérer l’homme comme une richesse matérielle. Tout en acceptant la position éthique de Mill, Nicholson considère que l’approche comptable de Smith est utile pour estimer la richesse d’une nation. Il affiche ainsi son ambition de renouer avec la tradition d’arithmétique politique et l’estimation chiffrée du capital vivant issue des travaux de William Petty (Petty 1676) :

« A far better way, however, of restoring the due economic perspective seems to be to revert to the method of Petty and the early masters, and to assign a value to living, as well as to dead, capital. » (Nicholson 1891, p. 98)

D’après la définition donnée par Nicholson, le capital vivant est le capital incorporé dans les individus : « the 'capital' fixed and embodied in the people as distinguished from the lands, houses, machinery, and the like » (Ibid., p. 96). Dans cette première acception, l’auteur insiste sur l’aspect inaliénable de ce type de capital : il est inséparable de la personne qui le détient, il lui est impossible de le vendre ou de le transmettre. Nous verrons qu’il s’agit d’une des raisons pour laquelle il va attribuer une valeur « en soi » aux être humains. Nicholson peine cependant à donner une définition substantielle de son concept ; il l’assimile parfois simplement au volume de la population (Ibid., p. 97), d’autres fois aux compétences ou encore au travail qualifié (Ibid., p. 96). Nous allons montrer que cette instabilité quant à la définition du capital vivant traverse l’ensemble de sa contribution, et affecte notamment l’estimation qu’il en fait.

Reprenant la typologie de Giffen (1889), Nicholson fait une distinction entre trois catégories de capital vivant : le travail ordinaire (qui correspond au travail des travailleurs pour reprendre la typologie des économistes classiques), le travail des capitalistes (qui correspond à

la part de leur revenu qui incombe à leur travail et non au revenu du capital), et le travail des travailleurs employés par les administrations publiques. La distinction entre les travailleurs ordinaires et les travailleurs des administrations publiques trouve son origine dans la nature différente de la production (production marchande et non marchande). En agrégeant les revenus capitalisés (nous étudierons ci-après le choix de la durée de capitalisation) de ces trois types de travail et en les additionnant au capital formé par l’humanité en soi, Nicholson obtient la valeur du capital vivant d’une nation. Le choix de cette méthode d’estimation est guidé par l’ambition de comparer le capital vivant au capital physique :

« As regards the precise method to be adopted, opinions may differ; my own choice was influenced largely, apart from the reasons already given, by the idea of making the comparison with the dead capital as close as possible. » (Ibid., p. 106)

Il propose ainsi de calquer la mesure du capital vivant sur la mesure du capital physique. Dans son second article sur le capital vivant (Nicholson 1892), l’auteur reconnaît les imperfections de cette méthode affirmant que les résultats ne sont pas dignes de confiance. Cependant, dans la perspective de comparaison entre le capital vivant et le capital mort qui est la sienne, ce n’est pas la valeur absolue qui importe, mais bien la valeur relative :

« We may be wrong – far wrong – in the absolute amount assigned, but if we adopt the same method and apply them under the same conditions the comparative results may be quite trustworthy or at any rate worthy of consideration for practical purpose. » (Ibid., p. 479)

Avant de se pencher sur le détail des estimations, il nous faut aborder un point méthodologique : la notion de capitalisation. Cette méthode, que Nicholson emprunte Giffen, consiste à capitaliser les revenus du travail et les revenus du capital en les multipliant par le nombre d’années de capitalisation, c’est-à-dire le nombre d’années pendant lesquelles, en moyenne, une génération va utiliser le capital (year’s purchase). La principale limite de cette méthode est que le nombre d’année de capitalisation retenu est arbitraire et dépend du taux d’intérêt (Nicholson 1891, p. 98). Dans le livre de Giffen, il est frappant de voir que pour chaque catégorie de bien, la capitalisation est ajustée aléatoirement selon le taux d’intérêt, la liquidité du bien, l’incertitude du marché, ou encore l’état pressenti de la demande sur le marché (Giffen 1889, p. 13,14,15). Aucune méthodologie précise n’est employée pour fixer le nombre de year’s purchase.

Nicholson ne peut se soustraire à cet arbitraire. L’autre méthode d’estimation de la valeur d’un capital consisterait à prendre son prix d’échange sur le marché, qui certes dépend des revenus engendrés par le capital. Or, pour ce qui est du capital vivant il n’y a pas de prix de marché : depuis l’abolition de l’esclavage, explique-t-il, l’humanité a cessé d’attribuer une valeur monétaire aux humains, valeur déterminée en fonction de leur capacité de production16. Il est donc nécessaire de passer par la capitalisation des revenus. Nicholson adopte ainsi le même parti pris méthodologique que Giffen, en dépit de son imperfection.

« According to well-known statistical experience, the comparison of the growth or increment may be reasonably successful if the same method is followed on each occasion in working out the data for the comparison, although these data themselves may be unavoidably incomplete » (Ibid., p. 2).

Ce qui importe, au final c’est davantage l’uniformité de la méthode que la justesse de l’estimation. Pour ce qui est du nombre d’années de capitalisation (fixé arbitrairement par hypothèse), Giffen indexe la durée de vie du capital vivant sur celui de la terre. Nicholson reprend cette analogie entre la terre et le capital vivant, ce qui lui permet de donner une estimation symétrique des deux types de capitaux, et ainsi de les comparer trait pour trait. Les arguments mobilisés par Nicholson sont pour le moins inusuels. L’astuce qui lui permet de mettre sur le même plan le travail et la terre (alors que l’un est de nature temporaire et l’autre est de nature éternelle d’après lui), consiste à affirmer que la mort d’un individu ne diminue pas le capital vivant d’une nation étant donné que ce capital se renouvelle perpétuellement via les naissances (il suppose ici une constance du volume de la population). Par conséquent, d’un point de vue collectif, le capital vivant est immortel tout comme l’est la terre : « In estimating the value of various kinds of labour, I proceeded on the assumption that although the individual perishes the species survives » (Nicholson 1892, p. 479).

Si le travail est immortel, le revenu du travail est permanent (tout comme la terre est immortelle et le revenu de la terre est permanent). Il serait alors erroné de se focaliser sur les travailleurs (mortels) plutôt que sur le travail (immortel). La mort du travailleur n’entraîne pas plus la mort du travail que la mort du capitaliste n’entraîne la mort du capital. En somme, le travail n’est pas plus périssable que le capital ou que la terre. De plus, pour Nicholson, les

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Les assurances attribuent une valeur aux personnes non pas en fonction d’un prix de marché mais en fonction de la durée de vie, du revenu actuel, des risques etc. À la fin des années 1950, dans un article intitulé « The money value of a man » deux actuaires fournissent une analyse intéressante de la valeur des individus (Dublin et Lotka 1948).

travailleurs inemployés ne génèrent aucun revenu, tout comme le capital inemployé : « A man who cannot employ his capital loses his income as surely as the labourer out of work loses his wages » (Ibid., p. 480). C’est par ce truchement qu’il justifie son analogie et l’alignement du nombre d’années de valorisation du capital vivant sur le nombre d’années de valorisation de la terre.

Cette comparaison du travail à la terre doit être remise dans son contexte. Nicholson écrit à une période ou l’incertitude face à l’emploi est très faible. Plutôt que de regarder le taux de chômage de 4%, on devrait plutôt regarder les 96% de la population active qui est occupée, et en conclure que la demande de travail est très forte, explique Nicholson. Cette façon de regarder la réalité économique le conforte dans l’idée de la permanence de la force de travail, qui s’avère stable dans le temps.

La stabilité du volume de la force de travail, n’implique pas une rigidité de sa structure. En effet, Nicholson explique que les permutations intra-professionnelles et inter-professionnelles des individus sont possibles. C’est d’ailleurs lorsqu’il aborde la structure du capital vivant qu’il évoque le rôle de l’éducation. Selon lui, l’éducation gratuite permet à chaque individu d’occuper la place qui correspond à ses capacités. Ce faisant, la distribution des rôles est efficace, guidée par les capacités réelles des individus, et non par le capital financier de la famille dans laquelle ils naissent (Ibid., p. 482). En somme l’éducation est ici vue comme un facteur de flexibilité permettant à l’économie de s’adapter aux mutations.

1.1.2 La méthode d’estimation du capital vivant : entre

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