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Un concept qui a suscité de nombreuses réticences

humain chez Schultz (1958-1962)

3.1 La théorie du capital humain de Schultz

3.1.1 Un concept qui a suscité de nombreuses réticences

En 1959, dans un article intitulé « Investment in Man: An Economist's View » publié dans la revue Social Service Review, Schultz s’interroge sur la raison pour laquelle le concept de capital humain, déjà présent chez Petty et Smith, est resté périphérique, et ce en dépit des travaux précurseurs de Nicholson, Walsh, Friedman et Kuznets. Il tient pour responsable Mill et Marshall de cette mise à l’écart du concept de capital humain. En effet tous deux s’opposent à son utilisation (Kiker 1966, p. 279). Leur premier argument est d’ordre moral : considérer les individus comme une richesse matérielle entrerait en contradiction avec l’idée que les personnes ne doivent pas être considérées comme un moyen au service d’une fin. Mill explique que les individus ne sont pas à vendre, et on ne doit pas leur attribuer une valeur marchande affirment les détracteurs de l’idée de capital humain : « No less a person than J. S. Mill insisted that the people of a country are not to be looked upon as wealth because wealth exists only for the sake of a people » (Schultz 1959a, p. 110)79.

Or, répond Schultz, l’approche par le capital humain consiste à envisager les dépenses d’éducation comme un investissement permettant aux individus de choisir leur profession et d’augmenter leur niveau de vie. À ce titre, il apparaît contradictoire de taxer cette approche d’immorale alors même que l’approche par le capital humain met l'accent sur la liberté et

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l'émancipation de l'homme vis à vis des déterminismes socio-économiques. De plus, Schultz se défend d’opposer les effets culturels et les effets économiques de l’éducation. Ce sont, affirme-t-il, des effets complémentaires ; on aurait tort de les voir de manière contradictoire. Sa démarche ne consiste pas à éclipser les premiers, mais plutôt à reconnaître les seconds.

D’un point de vue théorique, l’analyse des Classiques a constitué, d’après Schultz une barrière à l’adoption du concept de capital humain. En effet, l’analyse de la production des économistes Classiques se fonde sur la répartition entre trois facteurs de production, le travail, le capital et la terre. Le travail est considéré comme un ensemble homogène, sans distinction de son niveau de qualification :

«The classical tripartite treatment of land, labor, and capital has been a heavy hand; it should have been the services of land, man, and reproducible capital forms, or of each as a stock, in which case human effort is represented by man. Then, too, economists have found it all too convenient to think of labor as a homogeneous input free of any capital components. » (Ibid., p. 110-111)

Dans cette citation Schultz critique le fait que les économistes classiques n’aient pas envisagé ces facteurs de production à travers le service producteur qu’ils fournissent. C’est pourtant le stock de travail qui fournit une certaine quantité d’heures travaillées utilisé dans la production (on parle alors du service producteur du travail). Mais pour Schultz, le stock de capital est hétérogène dans sa composition : il diffère, en particulier, par le niveau d’éducation des individus qui le compose, de telle sorte qu’il ne serait pas possible de mesurer le service producteur du travail par le seul nombre d’heures travaillées.

La question de l’hétérogénéité du travail et de sa mesure renvoi à la question de l’homogénéité du capital. Il apparaît ici nécessaire de rappeler l’épisode dit de la « Controverse des deux Cambridge » tel que l’a nommé G. C. Harcourt en 1969, qui oppose des économistes de Cambridge en Angleterre et des économistes de la ville éponyme du Massachusetts aux États-Unis (Avi J. Cohen et Harcourt 2003). Dans le corpus qui est le notre, il s’avère qu’aucun des protagonistes de la révolution du capital humain n’y fait référence ; il semble donc qu’elle ne fasse pas partie de leurs références intellectuelles. La question de l’agrégation n’a pas été abordée au cours de la révolution du capital humain. Nous rappelons juste ici que cette controverse sur la mesure du capital physique a véritablement été initiée en 1953 par l’article de J. V. Robinson « The Production Function and the Theory of Capital » (Robinson 1953) où

celle-ci remet en question la fonction de production néoclassique utilisant comme paramètre un capital homogène.

En effet, bien que le caractère « homogène » du capital physique puisse être considéré comme satisfaisant pour l’étude du court terme, cette hypothèse montre une insuffisance dans le long terme, plus particulièrement concernant l’analyse de l’accumulation du capital. Nous pouvons par exemple rapporter la confusion existant entre l’investissement en capital physique, faisant intervenir un taux d’intérêt et un taux de rendement espéré, et la valeur réelle du bien, étant donnée sa rareté par rapport au facteur travail. Par exemple, en raison de dates d’acquisition différentes, plusieurs éléments du capital physique peuvent alors avoir des taux d’intérêts et des taux de rendements différents quand bien même ils seraient de même nature (la même machine, le même outil, acquis à des périodes différentes). Outre ce problème de mesure, Robinson questionne avant tout la pertinence de la mesure du capital comme agrégation des « valeurs » monétaires des biens utilisés comme capital physique : « The very process of moving has an effect upon the destination of the movement, so that there is no such a thing as a position of long-run equilibrium which exists independently of the course which the economy is following at a particular date » (Robinson, 1953, p. 590). La production est un processus dynamique, et la mesure agrégée du capital ne permet pas d’en rendre compte. Le camp néoclassique, en particulier Robert M. Solow et Paul Samuelson, a concédé qu’il était indispensable de prendre en compte la temporalité dans l’analyse de l’accumulation du capital mais a refusé l’utilisation théorique de l’homogénéité du capital en s’appuyant sur la pertinence de l’analyse de l’économie via une unique marchandise. Samuelson en particulier, dans son article de 1966, reconnaît l’utilité des remarques de Robinson en dehors de ce cas particulier (Samuelson 1966).

Cela étant, Bowman considère que la question de la diversité du capital pose moins de problème dans le cas du capital humain. Elle rappelle la tentative de Solow de mettre en avant l’importance de l’investissement, et l’impossibilité à laquelle il a fait face de tenir compte, à travers une variable dédiée, de la qualité du facteur capital :

« Solow was striving to show the role of gross investment in national income growth. Neither he and Denison attempted to separate capital quantity from quality as separate « inputs ». There are almost insurmontable difficulties in the way of such a distinction; indeed, it is difficult

to conceive units of pure capital quality that could parallel years of schooling as labor quality inputs » (MJBP, Bowman, 1963, p. 18).80

En revanche, au sujet du capital humain, la construction d’une variable d’équivalence d’année d’étude, facilement identifiable, permet de comparer entre eux les différents types de capital humain, et ainsi de rendre compte de son hétérogénéité81 :

« However, the diversity of physical capital (even when only plant and equipment are considered) and the rapid changes in its composition pose problems of far greater magnitude than are involved on cost measures of the educational component of human capital. There is no underlying basis for identifying units of physical capital comparable to school year equivalents, nor can a few major components analogous to years of schooling be as readily identified. » (Bowman 1962, p. 79)

Bowman cite alors l’article de 1962 de Denison (Denison 1962). Suivant les recommandations que Solow a fait figurer dans les notes de bas de pages de son article de 195782, Denison sépare le travail L en deux parties, L = H + E avec H le nombre d’heures travaillées et E l’éducation mesuré par le nombre d’années d’étude. WE est le différentiel de salaire associé aux différents niveaux d’étude. En faisant de l’éducation un facteur spécifique, il la sort cette variable de la productivité globale des facteurs. Il se trouve en revanche dans l’incapacité de faire de même pour la qualité du facteur capital.

Revenons à l’argumentaire de Schultz. D’après lui, le fait d’envisager le travail comme un stock permet de changer substantiellement le regard porté sur ce facteur de production. Pour Schultz, la dichotomie entre le travail et le capital est une erreur, erreur commise depuis les Classiques et perdurant dans les analyses marginalistes (Schultz 1961d). En effet, dans ces dernières, la mesure du travail reste le nombre d’heures travaillées, et ne permet donc pas de prendre en compte l’évolution qualité du travail. En effet, à l’exception de Irving Fisher (Irving Fisher 1896), les économistes disposeraient, selon Schultz, d’une définition trop restrictive du capital physique : suivant Alfred Marshall, les économistes du XXe siècle excluent l’humain du concept de capital. De cette manière, ils aspirent à garder un concept de capital « pur » afin qu’il soit opérationnel et mobilisable dans le cadre d’un modèle d’équilibre partiel. Les motifs

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(MJBP, Box 1, Folder 4 Manuscripts, 1963-1964). 81

de cette exclusion sont donc techniques d’après Schultz : dans l’analyse de la productivité marginale, il est aisé de traiter le travail comme s’il était un ensemble homogène issu de capacités innées, entièrement libre de l’influence du capital. Marshall admet toutefois que l’être humain est une forme de capital et qu’il possède une valeur jusqu’alors négligée. Il refuse pourtant d’incorporer le capital humain dans son analyse, au motif qu’il n’existerait pas de marché sur lequel s’échange cette ressource83 :

« Marshall, whose great prestige goes far to explain why this view was accepted, held that while human beings are incontestably capital from an abstract and mathematical point of view, it would be out of touch with the market place to treat them as capital in practical analyses. » (Schultz 1961d, p. 3)

Le refus de Marshall d’étendre sa conception du capital au travail a vraisemblablement conduit l’analyse économique à conserver la vision classique du travail en tant que capacité de faire des tâches manuelles requérant peu de connaissances et de compétences, capacité dont tous les travailleurs seraient également pourvus. Schultz s’oppose à cette idée. D’après lui, le processus de développement économique s’est accompagnée d’une accumulation de connaissances et de compétences qui sont dotées d’une valeur économique. Cette accumulation de capital humain est alors devenue prédominante pour expliquer la supériorité productive des pays techniquement avancés. Schultz se montre ainsi convaincu qu’il n’est plus possible de les omettre dans l’analyse de la croissance économique :

« When farm people take nonfarm jobs they earn substantially less than industrial workers of the same race, age, and sex. Similarly non-white urban males earn much less than white males even after allowance is made for the effects of differences in unemployment, age, city size and region. Because these differentials in earnings correspond closely to corresponding differentials in education, they strongly suggest that the one is a consequence of the other. » (Ibid., p. 3-4)

Dans cette citation, l’auteur fait état d’une corrélation entre le revenu d’une communauté et son niveau d’éducation. Rappelons-le, c’est cette corrélation qui l’a mis sur la voie du capital humain dans les années 1940. Or, la mesure inadéquate du travail, conséquence d’une conception restreinte du capital, a rendu les économistes aveugles à tout un pan de la

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A propos de la position de Marshall sur le capital humain voir la controverse qui a eu lieu entre Blandy et Kiker : (Blandy 1967) (Kiker 1966; Kiker 1968).

l’explication de la création de richesse économique. Le programme de recherche du capital humain, tel que Schultz le conçoit, vise précisément à révéler cette source de croissance.

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