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Le contexte intellectuel historique et institutionnel de la contribution de Walsh

Friedman et Kuznets

1.2 Le capital éducatif de Walsh : la valeur économique de l’éducation

1.2.1 Le contexte intellectuel historique et institutionnel de la contribution de Walsh

En dépit de la qualité et de la pertinence de l’analyse (que nous nous efforcerons de mettre en lumière ci-après), cet article n’a pas eu un grand retentissement au moment de sa publication (Teixeira 2005, p. 132). Teixieira avance un premier élément d’explication : Walsh ne fait pas partie des économistes de renom à cette époque. En effet, au début des années 1930, une nouvelle garde d’économiste apparaît à Harvard : Edward Chamberlin, Vassily Leontieff, Joseph Schumpeter et Gottfried Haberler (Mason et Lamont 1982, p. 419-420). Hormis Chamberlin, qui a soutenu sa thèse à Harvard, aucun de ces économistes n’a été formé à Harvard. De fait, leur arrivée coïncide avec une période de récession économique qui ne manquera pas de toucher le système universitaire. Durant les années 1930, très peu de membres de la faculté pourront être recruté comme professeur :

« By the middle of the 1930s, the numbers of unpromoted younger staff members, which had been building up since the 1920s, had reached unacceptable proportions. This buildup coincided with a deterioration in the financial position of the University. The 1920s had been an era of glorious expansion for most American universities including Harvard, and the great depression came as a painful shock. » (Ibid., p. 425)

Au-delà de ce contexte de restriction du budget des universités, des considérations idéologiques vont influencer la décision de l’Université de ne pas recruter Walsh lorsqu’il postule pour une Tenure en 1937. Alors qu’il est unanimement plébiscité par les étudiants et par ses collègues qui encensent ses qualités pédagogiques, il est écarté en raison de ses positions politiques et ses orientations théoriques. À l’époque, cette décision a été perçue comme une remise en question de la liberté d’expression politique, a fait l’objet d’un scandale au sein de l’Université et au-delà : « Soon more than a third of Harvard’s faculty, including Galbraith, signed an unprecedented open letter calling for reversal the decision » (Parker 2015, p. 106). Malgré la polémique sans précédant (Mason et Lamont 1982, p. 427), la Présidence de l’Université ne recula pas et Walsh quitta Harvard sur ces entrefaites.

Il a poursuivi sa carrière académique au Hobart and Smith Colleges puis au Williams College. En 1942 il prend la tête du pôle éducation et recherche de la confédération syndicale Congress of Industrial Organizations. Au cours de cette période, ses ouvrages véhiculent une critique du capitalisme américain et Walsh exprime sa volonté de travailler avec tous les Alliés, y compris avec le bloc soviétique, pour modifier, dans un effort collectif et international, le système socio-économique dominant (Godfried 2008). Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, il adopte les positions keynésiennes, considérant l’État-Providence comme un garde-fou efficace contre les effets du capitalisme. Le fait qu’il n’a jamais été recruté à Harvard, ni dans aucune autre université possédant un rayonnement international, a nécessairement joué dans la confidentialité dans laquelle sa contribution sur le capital humain est restée. Il n’a pas pu avoir d’élève ni d’influence sur les économistes de premier plan.

Son article est certes publié au Quaterly Journal of Economics, une revue de premier rang, et donc, à ce titre, il a nécessairement été lu par les économistes (au moins ceux de la faculté), mais il n’est pas entré en résonnance avec les thèmes de recherche de ses collègues de Harvard. Il est un des seuls économistes de la faculté à s’intéresser à l’économie du travail. En effet, Chamberlin s’intéresse à l’économie de la firme. Son livre sur la concurrence monopolistique (Chamberlin 1933) obtient très rapidement une large audience dans la

profession (Guicherd 2017). Leontief quant à lui élabore son tableau entrée-sortie (et pour lequel il obtint en 1973 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel), qui est un modèle permettant de rendre compte de l’interdépendance des échanges inter-industriels. Avec un cadre théorique très différent, Leontief et Chamberlin partagent un thème de recherche commun : l’économie industrielle. Schumpeter et Haberler quant à eux s’intéressent davantage aux cycles de l’activité économique.

Un autre élément nous semble important d’être souligné, institutionnel cette fois-ci. À cette époque, la recherche au sein de la faculté d’économie de Harvard se fait de manière isolée. Les chercheurs collaborent assez peu, ce qui limite les interactions, et, en un sens, la capacité des économistes à s’emparer des thèmes de recherche de leurs collègues.

« Although Leontief in the later development of his work had the help of numerous assistants, the Structure of the American Economy, like Monopolistic Competition, was the product of his own work with very little consultation with colleagues. As an aside, one may remark that there appears to be a large difference between the working habits of economists at Harvard and at Cambridge, England I have the impression that, at Cambridge (and perhaps also at Chicago) production frequently, if not usually, arises out of group discussion from which the author emerges, if not as an interpreter of group opinion, at least as one whose ideas have been shaped and reshaped in the give and take of discussion » (Mason et Lamont 1982, p. 424)

Nous pensons ainsi que cet aspect institutionnel fut un frein à la bonne réception de la contribution de Walsh. À cela, il faut rajouter le fait que les décennies 1920 et 1930, ces années de haute théorie (Shackle 1967), furent marquées par la naissance de plusieurs écoles de pensée majeures (théorie de la valeur, théorie de la demande), laissant peu de place à l’apport des économistes qui n’ont pas participé à ces débats. À ce propos, Harvard est resté largement en dehors de l’effervescence crée par l’œuvre de Keynes. D’un point de vue historique, les travaux de Walsh paraissent dans le contexte du New Deal et de la grande crise, avec des préoccupations sociétales centrées autour du chômage et de la croissance, bien loin de la question de l’investissement dans l’éducation. En 1936, John Maynard Keynes publie la Théorie Générale, qui éclipsera la plupart des débats théoriques qui lui sont contemporains23. L’attention des économistes se concentre alors sur le chômage de masse :

23

Deutscher montre que dès la parution du Treatise on Money (Keynes 1930), John Maynard Keynes est devenu l’économiste le plus cité dans les revues économiques, position qui fut largement renforcée par la parution de la théorie générale en 1936 (Deutscher 1990, p. 189-194). Sur la période 1920-1940, et la transition entre Irving Fisher et John Maynard Keynes, voir (Dimand 1995).

« The General Theory tackled a problem […] which the Depression had forced to the profession’s attention: the possibility of lasting, massive involuntary unemployment arising from a coordination failure in a decentralized market economy in the absence of deliberate government intervention to restore full employment » (Dimand 1995, p. 261)

Tous ces éléments réunis ont contribué à la non réception de l’article de Walsh. La reconnaissance de l’importance de sa contribution à la théorie du capital humain apparaîtra de manière rétrospective. Certes, il fut cité et reconnu par Friedman et Kuznets en 1945 puis par Fred Weston en 1951 (Weston 1951, p. 135-136) mais il faudra attendre les années 1960 et la diffusion du concept de capital humain par Becker Mincer et Schultz pour que son nom sorte réellement de l’anonymat.

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