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humain chez Schultz (1958-1962)

3.1 La théorie du capital humain de Schultz

3.1.2 Une tentative de définition

La première contribution de Schultz entièrement consacrée à la question du capital humain date de 1958 et s’intitule « The Emerging Economic Scene and its Relation to High-School Education » (Schultz 1958b). Elle a été publiée dans un ouvrage édité par Francis S. Chase et Harold A. Anderson intitulé The High School in a New Era. Ce livre fait suite à une conférence intitulée The American High-School, qui a eu lieu en octobre 1957 à l’Université de Chicago. C'est à compter de cette période que Schultz transforme la notion de capital humain en un objet théorique à part entière. En effet, dans cette sa contribution, il assoit davantage les intuitions qu'il avait eues au cours des années 1950 et ancre résolument le concept de capital humain dans le corpus des théories de la croissance économique. L'enjeu de cette nouvelle approche est, selon lui, de saisir le lien entre l'éducation et la croissance économique : « […] there have been improvements in the quality of resources and that these improvements that account primarily for the large unexplained increases in income […] » (Ibid., p. 103).

Schultz veut ainsi inverser le lien de causalité que les économistes établissaient jusqu’alors entre l’éducation et la croissance. Ce n’est plus la croissance, à travers l’augmentation des revenus, qui permet d’augmenter les dépenses d’éducation, mais bien l’investissement dans l’éducation qui, du fait de l’augmentation de la qualité du travail qu’il induit, a pour effet d’augmenter la production. En somme, il s’agit de cesser de considérer les dépenses d’éducation comme des dépenses de consommation et de voir en elles une source d’augmentation de la productivité, probablement la source principale d’augmentation de la productivité d’ailleurs84 :

« Let us suppose that education were among other things, a powerful engine in winning greater productivity and increases in real income. Under these circumstances one should look upon education as an investment contributing to economic growth. » (Schultz 1961e, p. 47)

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Blaug atteste lui aussi que la révolution du capital humain consiste essentiellement à changer le regard porté sur les dépenses d’éducation. Il explique qu’avant les années 1960, les économistes les considéraient en effet comme des dépenses de consommation : « The traditional pre-1960 view among economists was that the demand for post-compulsory education was a demand fora consumption good, and as such depended on given "tastes," family incomes, and the "price" of schooling in the form of tuition costs » (Blaug 1976b, p. 829).

Avant de produire les estimations permettant de fonder empiriquement l’hypothèse de Schultz, il propose, au préalable, une définition générique du concept de capital humain. C’est dans un article de 1960 intitulé « Capital Formation by Education » (Theodore William Schultz 1960), publié dans le Journal of Political Economy que l’on trouve la définition la plus complète de son approche :

« I propose to treat education as an investment in man and to treat its consequences as a form of capital. Since education becomes a part of the person receiving it, I shall refer to it as human capital. Since it becomes an integral part of a person, it cannot be bought or sold or treated as property under our institutions. Nevertheless, it is a form of capital if it renders a productive service of value to the economy. » (Ibid., p. 571)

Le capital humain se compose ainsi, pour Schultz, de la somme des capacités inaliénables dont le service produit de la valeur économique85. Il s’agit uniquement de capacités acquises ; les capacités innées (les dotations initiales en somme) ne font pas partie du capital humain, puisque la perspective adoptée par Schultz consiste à considérer le capital humain comme le résultat d’un investissement. À la différence du capital physique, le capital humain est inséparable de son détenteur ; il ne peut donc être vendu86 :

« While any capability produced by human investment becomes a part of the human agent and hence cannot be sold; it is nevertheless "in touch with the market place" by affecting the wages and salaries the human agent can earn. The resulting increase in earnings is the yield on the investment. » (Schultz 1961d, p. 8)

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Cette définition ne manque pas de faire penser à celle que Nicholson a donné du capital vivant (section 1.1.1), quasiment soixante-dix ans plus tôt : « the 'capital' fixed and embodied in the people as distinguished from the lands, houses, machinery, and the like » (Nicholson 1891, p. 96). En outre Schultz utilise le terme de « useful capabilities » (dans la citation suivante). On peut aussi faire le lien avec l’idée présente chez Walsh de « vocational skills » (section 1.2.1).

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Un des débats récurrents sur la pertinence du terme capital pour désigner le résultat de l’investissement dans la formation, la santé etc. concerne l’aspect inaliénable de ce type de capital. Son détenteur ne peut s’en séparer, et donc le transférer. Sur la base des travaux sociologiques de l’école Bourdieusienne, en 1992, Plassard et Boumahdi tentent d’amender le modèle économétrique utilisant une fonction de gain pour mesurer la relation éducation-salaire (et donc établir le rendement de l’éducation). À cette occasion ils proposent d’endogénéiser les facteurs qui ont une influence sur le niveau d’éducation. Sans surprise, les résultats qu’ils obtiennent confirment la reproduction sociale à travers la transmission du capital social familial : « Si de nombreuses variables sont susceptibles d'agir sur le déroulement des scolarités, l'origine sociale joue sans conteste un rôle central dans la configuration de la distribution des scolarités individuelles. Pour une large part, cet effet est médiatisé par la variable « éducation » des parents. En ce sens, le capital humain n'est pas moins transmissible que ne l'est le capital physique… » (Plassard et Boumahdi 1992, p. 147). Ainsi, en dépit du fait qu’on ne peut céder son capital humain sur un marché, la transmission intergénérationnelle au sein de la famille n’en demeure pas une des caractéristiques essentielles, dorénavant prise en compte dans les fonctions de gain utilisé pour mesurer le rendement de l’investissement en capital humain.

Cette caractéristique est essentielle et rend très difficile, selon Schultz, la mesure de ce capital, puisqu’il n’y a pas de valeur de marché aussi facilement repérable que pour le capital physique. Seul le service productif du capital humain a une valeur marchande, sous la forme d’un supplément de revenu lié au travail, payé sous forme de rémunération par l’entreprise au travailleur, pour la mise à disposition de son capital humain.

Ainsi défini par Schultz, le capital humain semble être un concept aux contours flous, puisque qu’il regrouperait toutes les capacités acquises par un individu, quelle qu’en soit la source. Par conséquent, Schultz ne peut pas dresser une liste exhaustive des sources d’accumulation du capital humain. Il prend tout de même la peine de citer quatre grandes catégories d’investissement qui sont les plus importantes à ses yeux : la santé, la formation continue, la mobilité de la main-d’œuvre et la formation initiale :

« Human investments, as I conceive of them include much more than formal education; they are the sum of all the acquired, useful capabilities of a people, whatever their sources. The health and vitality of a population are part of it; on-the-job training also plays a large role; and the « investment » that it takes to move and change jobs in a progressive economy belongs here, in addition to formal education. » (Schultz 1961e, p. 47-48)

Concernant la santé, Schultz rappelle que, jusqu’alors, les économistes envisageaient les dépenses de santé à travers leur effet sur la mortalité. Ce faisant ils considéraient les conséquences de la santé sur le travail d’un point de vue strictement quantitatif (le nombre de travailleur)87. Or, affirme l’auteur, les dépenses de santé ont aussi un effet notoire sur la qualité du travail, et doivent donc être interprétées comme un investissement en capital humain. Pour ce qui concerne la formation professionnelle, Schultz explique qu’elle n'a pas décrue avec la massification de la formation initiale, bien au contraire. Il cite alors un brouillon préliminaire de l'étude menée par Becker au NBER. Il se contente de mentionner la formation continue comme une des sources d’investissement en capital humain mais n’y consacre aucun développement. Quant aux deux dernières catégories, nous les étudierons en détail dans la section suivante puisque Schultz lui-même leur consacre une analyse approfondie. Il tient néanmoins à ce que le cadre théorique qu’il construit ne se limite pas à ces deux aspects. Dans

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tous ses articles, il se montre très attaché à cette pluralité, et ne cesse d’encourager les recherches sur les autres types d’investissement en capital humain.

La force de ce concept, ainsi défini, est d’être assez large pour regrouper de nombreux aspects de l’activité économique. C’est l’une des explications de l’aspect progressif du programme de recherche du capital humain. Mais cette généralité de la définition s’avérera aussi être la faiblesse de la théorie du capital humain : les récentes remises en question du concept portent précisément sur la difficulté de l’identifier et d’en fournir des proxies adéquats.

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