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Les deux principaux investissements en capital humain

humain chez Schultz (1958-1962)

3.1 La théorie du capital humain de Schultz

3.1.3 Les deux principaux investissements en capital humain

Définir les capacités productives acquises par les individus comme un capital revient à considérer comme une forme d’investissement les dépenses qui permettent de générer ces capacités. Blaug résume ainsi ce point, qui constitue en réalité le cœur de la révolution du capital humain :

« In other words, education is to some extent at least regarded as an investment good rather than a consumer good, because everyone recognises the fact that extra education generates a stream of financial benefits in future years » (Mark Blaug 1966, p. 167).

Les dépenses qui intéressent Schultz sont en premier lieu les dépenses d’éducation. La question cruciale qu’il se pose est la suivante : toute dépense d’éducation peut-elle être considérée comme un investissement ? L’enjeu est important à ses yeux, car l’estimation du montant investi en capital humain dépend précisément du périmètre de dépenses que recouvre la notion d’investissement. Il s’agit donc pour Schultz de tracer une frontière entre les dépenses d’investissement et les dépenses de consommation, ce qui suppose le choix d’un un critère pour départir les premières des secondes.

C’est une question sur laquelle Schultz se montre assez confus. Notre interprétation (que nous allons nous efforcer de justifier) est que Schultz convoque la motivation des agents qui engagent la dépense pour déterminer s’il s’agit d’une dépense d’investissement ou non. En effet, il commence par distinguer trois types de dépenses d’éducation : les dépenses d’éducation qui sont une consommation, les dépenses d’éducation qui sont un investissement, et enfin les dépenses d’éducation qui sont pour partie une consommation et pour partie un investissement (que nous appellerons mixtes). D’après lui, et sans étayer davantage cette affirmation, la plupart des familles américaines envisageraient l’enseignement primaire comme une dépense de pure

consommation (qui plus est contrainte puisqu’obligatoire), l’enseignement secondaire comme une dépense mixte et l’enseignement supérieur comme une dépense d’investissement. Nous pensons qu’il s’agit d’une posture instrumentale au sens où Schultz ne sait pas si les agents raisonnent ainsi, et peu importe, l’essentiel est qu’ils agissent comme s’ils pensaient ainsi88. Schultz fait donc des hypothèses sur les motivations intrinsèques des agents pour analyser la demande d’éducation (Ibid., p. 52-53).

En somme, si les agents n’engagent pas la dépense d’éducation dans l’intention d’en retirer un bénéfice il ne s’agit pas d’un investissement89. Ce qui peut paraître pour le moins en contradiction avec la définition du capital humain que nous avons relevé dans la section précédente. Rappelons-la ici : sont considérées comme capital humain toutes les compétences acquises par les individus (et non innées) ayant une valeur économique. L’intention des agents qui engagent une dépense n’a rien à voir avec cette définition. D’un point de vue strictement logique, la définition du capital humain devrait conduire Schultz à considérer comme un investissement toutes les dépenses qui permettent aux individus d’augmenter leurs compétences.

Or ce n’est pas ce que fait Schultz. Il explique par exemple que lorsque l’école est obligatoire, la dépense engagée par la famille ne peut être considérée comme un investissement. Pourtant, le fait que l’école soit obligatoire jusqu’à un certain âge n’a aucune influence, à priori, sur le fait que cette dépense d’éducation permet d’acquérir des capacités qui auront une valeur sur le marché. Nous relevons ainsi une contradiction entre la définition du capital humain proposé par Schultz et le critère qu’il fournit pour définir le type de dépense relevant d’un investissement en capital humain. Il est très clair que pour lui, seules les dépenses qui font l’objet d’un calcul coût-avantage de la part des « investisseurs » peuvent être considérées comme un investissement :

88

En 1966, Blaug cite des études attestant que les étudiants et leur famille prennent la décision de poursuivre les études en fonction du rendement de celles-ci : « If we think of extra education beyond the statutory age as just another consumer good, its "price" is simply the cost of remaining at school, made up of certain out-of-pocket costs for fees and books plus the indirect costs of earnings foregone while studying. It appears, however, that very few parents and even fewer students regard education as just another consumer good: social surveys of the attitudes of British and American parents and students reveal a keen awareness of the vocational opportunities opened up by additional education » (Mark Blaug 1966, p. 166). Ainsi l’intuition de Schultz trouve une confirmation dans les enquêtes sociales. Les études en question sont cités dans la note de bas de page afférente à la citation. 89

Notons que cette idée est déjà présente chez Walsh en 1935 (section 1.2). C’est l’intention de la dépense qui en fait un investissement. Schultz ne cite pas Walsh sur cette question mais nous ne pouvons qu’être frappé du

« Some personal introspection may be permissible to get at motivations and to see how people may think and act with regard to these issues. Let me take the reader back to a small rural community in a setting where elementary education was provided by an “efficient” one-room school! Members of these families were the board that made all the basic decisions. Think of this board as a very small consumer co-operative in which each member had one vote. The members of this board paid the bills by voting taxes on their property. The salary of the teacher was the principal item in the money costs that had to come out of taxes. The members of this board considered this salary with care against what they received in education as they saw it. In the case of the older children, parents were, also, very much aware of the “income foregone” in their not having their children available for farm work while they attended school. […] It is fair to say that the costs of having a student attend high school and college was not for the parents or for the student merely consumption; it was primarily an investment in the student’s future capabilities. […]. »

Cette citation est très explicite sur l’approche que Schultz adopte. En premier lieu, relevons l’emploi de l’expression « introspection personnelle ». L’auteur fait appel à l’expérience de pensée individuelle du lecteur pour justifier son propos. Il explique que, dans une petite communauté qui finance elle-même l’instruction élémentaire, les parents vont être très attentifs aux résultats éducatifs obtenus en contrepartie de cette dépense. Plus les élèves sont avancés en âge, plus le coût est élevé, puisqu’au coût direct de l’éducation se rajoute un coût d’opportunité lié à la présence des élèves à l’école plutôt que sur le marché du travail. Ce coût d’opportunité doit être compensé par un revenu supérieur. C’est alors que cette dépense devient une dépense d’investissement.

Schultz donne un autre exemple pour justifier le choix de son critère : lorsqu’une famille choisit d’inscrire son enfant en crèche, dit-il, elle ne le fait pas dans le but d’améliorer le revenu futur de l’enfant. En conséquence, on ne peut pas considérer cette dépense comme investissement. À l’inverse, ce calcul est, d’après l’auteur, central en ce qui concerne le choix de faire des études supérieures. Ainsi, la raison pour laquelle les familles font ce calcul pour les dépenses d’enseignement supérieur et non pour les dépenses de crèche tient à l’ampleur du montant de la dépense. Tant que le coût est faible, il s’agit d’une dépense de consommation, mais dès lors que le choix est engageant, au sens où il a un coût élevé (notamment un coût d’opportunité), alors Schultz considère que les familles adoptent une démarche d’investissement et comparent les coûts aux gains. Leur choix n’est plus guidé par des impératifs légaux ou culturels, mais par le rendement économique de la dépense. Certes l’investissement ne sera réalisé que si les familles anticipent un rendement net positif – et nous

allons voir par la suite qu’il faut que ce rendement soit au moins égal au rendement de l’investissement en capital physique car les agents économiques font un arbitrage entre les deux – mais ce qui définit l’investissement n’est pas le surplus de revenu qu’il produit mais bien le fait que les familles font un calcul coût/avantage avant d’engager cette dépense.

Bowman critique cette référence systématique à la motivation des agents pour définir le capital humain. En effet d’après elle, ce critère est valable pour l’analyse micro-économique des choix d’investissement de formation. Mais il ne serait pas souhaitable de fonder l’analyse macro-économique de l’investissement en capital humain sur un critère lié à la motivation de la dépense :

« […] economists discussing the distinction between investment and consumption with respect to the human factor often turns to consideration of the motivations of the spender. For theoretical analysis of decision-making and preference functions, it is clearly appropriate. However, when the problem is one of measuring the growth and composition of productive ressources (in this case specifically of the human ressources), the motivations behind resource formation are not the primary consideration » (Bowman 1962, p. 80)

D’un point de vue strictement macro-économique, la pratique jusqu’alors adoptée pour contourner ce problème, a consisté à ne comptabiliser que le nombre de travailleurs, en omettant sciemment les différences de capacité intergénérationnelle et interindividuelles. C’est cette approche qui a été adoptée par Nicholson.

Notons toutefois que Schultz reste très mesuré sur l’application du concept d’investissement à l’éducation :

« Children are legally required to attend school for many years. Neither parents nor students have any choice in the matter. The services of our schools are not for sale; schools are not run for a profit; they are beyond the calculus of the market; and, for all these reasons, it will be said that an attempt such as this to apply economic concepts to education is highly artificial » (Schultz, 1961d, 54).

Les réserves méthodologiques que Schultz formule ici laissent penser à un usage instrumental des concepts économiques. Il s’agit pour lui de se protéger de la critique d’économicisme, celle-là même qui aurait, selon lui, empêché l’émergence du cadre théorique du capital humain au motif que l’éducation serait une affaire culturelle et non pas économique.

Nous venons de le voir, Schultz considère que l’éducation est le principal moyen d’investir dans le capital humain ; mais ce n’est pas le seul. La mobilité du travail, dans le but d'occuper un emploi mieux rémunéré, est l’autre source de capital humain que Schultz a étudié en profondeur. Cette préoccupation lui vient de ses travaux sur l’économie de l’agriculture que nous avons analysés dans le chapitre précédent, et notamment de son analyse de l’exode rural dans les années 1940. Il considérait en effet que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté agricole résidait dans le transfert du surplus de main d’œuvre agricole vers l’industrie. Or, ce transfert a besoin d’être accompagné par une politique d’investissement en capital humain. Dans les années 1960, Schultz reprend cette idée à la lumière du cadre théorique qu’il est en train de construire.

Dans son article de 1961, « A Policy to Redistribute Losses from Economic Progress » (Schultz 1961c) publié dans le Journal of Farm Economics, Schultz analyse les effets de la croissance économique sur l'emploi et en particulier les bouleversements sectoriels qu’elle implique :

« I want to restrict my treatment to the actions of people where they change jobs to improve their economic positions based on economic motivations. […] It will be convenient to think of these changes as transfers of human resources which entail costs and returns » » (Ibid., p. 554).

L’auteur considère ces transferts de population comme des investissements en capital humain, impliquant un calcul sur le coût et le bénéfice escomptés. Schultz explique que les compétences et connaissances des individus sont soumises aux aléas du marché et de la restructuration de l'économie (durée du travail, taux de chômage etc.), de telle sorte que les individus doivent nécessairement s'adapter aux nouvelles conditions s'ils ne veulent pas voir leur revenu chuter drastiquement, comme ce fut le cas pour les agriculteurs. Ils doivent donc supporter un coût d’entretien de leur niveau de capital humain. Ce coût se compose du coût de la reconversion en cas de changement d’activité, et/ou du coût de la mobilité si le travailleur souhaite rester dans le secteur d’activité qui correspond à la spécialité de son capital humain. En effet, le capital humain accumulé perd toute sa valeur lorsque son détenteur change de secteur d’activité :

« There are often substantial costs in changing jobs. The skills and knowledge required to farm are a form of human capital which is subject to quasi rent which rises and falls as the fortunes of agriculture fluctuate. » (Ibid., p. 555)

Plus cet investissement dans la mobilité géographique pour trouver de meilleures opportunités d’emploi est réalisé précocement, plus le retour sur investissement est important : « This differential [higher return] may explain selective migration without requiring an appeal to sociological differences between young and old people » (Schultz 1961d, p. 4). La durée d’utilisation d’amortissement du capital s’avère d’autant plus grande que l’investissement est réalisé jeune :

« There is always a transfer price which has the characteristics of a human investment. Why do younger people leave agriculture more readily than do older people? The reason for this selective migration by age may simply arise out of the fact that the costs of migrating and of acquiring new skills represent a substantial investment and for older people there are not enough years remaining to warrant making such an investment in themselves. Thus, they stay and absorb the loss although they can see it coming. » (Schultz 1961c, p. 558)

D’après l’auteur, la politique économique la plus souvent menée pour faire face à ces changements structurels - politique monétaire et fiscale contra-cyclique, protection face au libre-échange - ignore complètement les enjeux liés aux gains ou pertes en capital humain. Schultz explique pourtant que ces gains et pertes ne sont jamais également répartis entre les secteurs d'activité. Le progrès économique entraîne des désajustements de moyen terme, avec des gains d'un côté et des pertes de l'autre. Une voie possible consisterait à compenser les pertes des uns en prélevant une partie des gains des autres :

« Should there be a policy to cope with the losses from economic progress?" The burden of this paper has been to show that such a policy is warranted because of our kind of economic growth, because of the uneven way the losses from economic progress are distributed and the welfare implications of this unequal distribution of such losses and because there is a logical basis for redistributing these losses through public measures. » (Ibid., p. 561)

Ce type de mesure lui semble difficilement applicable dans le sens où on ne peut pas distinguer les pertes liées à ce progrès économique des pertes liées à l’inefficacité intrinsèque du producteur. Schultz préconise alors que l’État accompagne cette transition, notamment à travers un investissement public dans le capital humain des agriculteurs :

« To enter upon better jobs and to climb the occupational ladder more rapidly, these off-farm migrants must acquire particular skills. To do this requires substantial resources. A strong case can be made for the position that the costs of such new investments can and should be borne on public account, because it would induce more farm people to leave agriculture and

thus accelerate the adjustment process, and because the social gains often exceed the private gains when all costs and returns are taken into account. » (Ibid., p. 564)

L’objectif des aides publiques serait d’accélérer la migration des agriculteurs pour raccourcir la période de transition90. Schultz estime qu’une telle politique entraînerait des gains économiques supérieurs aux coûts, y compris pour les administrations publiques. La théorie du capital humain propose ainsi un renouvellement du cadre de l’action publique. De même, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, Schultz est convaincu que la politique agricole ne doit plus consister à intervenir sur le prix des matières premières, mais à subventionner l’investissement en capital humain.

90

On voit une fois de plus que Schultz mobilise systématiquement les transformations du secteur agricole pour illustrer son propos. Son analyse du capital humain est ancrée dans ses recherches précédentes sur l’économie de l’agriculture.

3.2 Une estimation de la valeur de

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