• Aucun résultat trouvé

Une analyse économique des inégalités de revenu

l’agriculture à la comptabilité de la croissance : le parcours intellectuel

2.1 Investir dans les individus pour faire face à la crise agricole

2.1.3 Une analyse économique des inégalités de revenu

L’idée d’investissement dans les individus (investment in human beings) apparaît donc pour la première fois dans son ouvrage de 1943 (Theodore William Schultz 1943). Schultz ne se contente pas d’analyser les déterminants de la mobilité du facteur travail, il met aussi l’accent sur le talent, la formation ou encore la santé comme explication première des inégalités de revenu :

« These variations [of income between farm families] arise, first from the differences in health, talent, and training, as these contribute to the farmers' ability to manage and to the capacity of the members of the family to work. Second, differences in income arise from the amount of productive property that families have acquired or inherited. » (Ibid., p. 33).

Si la quantité de capital physique dont dispose une famille agricole reste un déterminant important de la distribution du revenu, Schultz la relègue au second plan par rapport aux différences de capacités productives innées ou acquises que possèdent les agriculteurs. Au-delà des politiques conjoncturelles de baisse des taux d’intérêt, susceptibles de faciliter l’investissement des individus dans leur propre adaptation, ascension ou reconversion professionnelle, Schultz va recommander des politiques économiques centrées sur l’investissement dans les individus : « One generalization, however, to which we can tie is: All public programs that make investments in the human agent tend to equalize incomes » (Ibid., p. 27).

Ainsi peut-on voir que dès 1943, Schultz considère les dépenses d’éducation comme un investissement qui produit des effets notoires sur les inégalités de revenus. Il va même jusqu’à en faire un élément central de la productivité. L’introduction du concept « d’investissement dans les individus » lui permet de poser les grandes lignes d’une nouvelle orientation de politique économique, permettant de réduire les disparités intersectorielles de salaire en

facilitant le transfert sectoriel de la main d’œuvre. Schultz se déclare ainsi convaincu que les politiques éducatives auront des retombées économiques globales et durables de réduction des inégalités. À partir de cette première analyse, il va explorer le potentiel analytique et empirique de cette idée d’investissement dans les agents.

En 1944, dans « Two Conditions Necessary for Economic Progress in Agriculture » publié au Canadian Journal of Economics and Political Science, Schultz utilise de nouveau l’expression « investissement dans les individus » et réaffirme que cet investissement prend la forme d’un investissement dans l’éducation. Il ajoute que la définition de ce nouveau type d’investissement doit aussi inclure la santé (nutrition comprise), et la recherche d’informations pour accéder à de nouvelles opportunités économiques :

« Investment in the human agent, by public measures, can also facilitate the transfer of labour out of agriculture. Such investments (in the form of education, medical facilities, nutrition, etc.) are likely, on the one hand, to improve the productivity of the human agent and, on the other, to add substantially to his mobility. There is need also for more useful information. The least that can be done in this respect is to provide working people with more adequate information about employment opportunities. » (Theodore William Schultz 1944, p. 45)

Schultz établit, ici encore, un lien explicite entre l’investissement dans les agents et leur productivité. Il distingue d’ailleurs deux effets de cet investissement : l’augmentation de la productivité d’une part, et la hausse de la mobilité d’autre part, tous deux permettant de restaurer le revenu des personnes travaillant dans l’agriculture. Notons de plus que, pour Schultz, cet investissement passe essentiellement par des mesures publiques ; il ne doit pas être laissé à la discrétion des agents et au mécanisme du marché, précisément car il a conscience des difficultés de financement de l’investissement dans l’éducation ou la santé des personnes ayant de faibles revenus.

L’analyse économique des disparités de revenu produite par Schultz à la fin des années 1940 tranche avec les lieux communs de l’époque concernant la pauvreté du monde agricole. Dans un article intitulé « Reflections on Poverty Within Agriculture », publié en 1950 au Journal of Political Economy il donne une vision quelque peu caricaturale des préjugés de la société américaine sur les agriculteurs :

« Poverty within agriculture is acceptable, for it is looked upon as natural. It is natural (1) because poor farmers gravitate to poor land, and there is much poor land in the United States; (2) because many farm people prefer to stay poor rather than make adequate effort to improve

their lot; (3) because in farming, although people may be poor in dollars, they are nevertheless rich in those valuable appurtenances that go with being close to nature and with the free independent living of farm life; and (4) because the Negro and the Mexican, of whom there are many in agriculture, are naturally poor. So run the mythology and folklore of our day, making poverty not only acceptable but necessary. » (Schultz 1950a, p. 1-2)

Schultz explique que la pauvreté ne vient ni des rendements décroissants de la terre (analyse qui était déjà présente chez Hibbard), ni de l’absence de volonté des agriculteurs, et encore moins de l’origine ethnique des travailleurs agricoles. Ces préjugés, sont doublés, selon lui, d’un dédain scientifique dont découlerait une indifférence politique pour le sort des agriculteurs. Il accuse les économistes de déconsidérer ce problème social majeur :

« They [those who administer research] do not believe that poverty in agriculture is an important social problem. This belief may exist because, for the most part, agricultural research workers have been trained in an intellectual climate that gives little emphasis to the strong, liberal, and humanitarian currents that have characterized our Western culture; because their research problems have not brought them into close contact with the poor in farming; and, probably most important of all, because they have been inclined to accept the prevailing folklore about poverty in agriculture. Thus, since thinking and ideas must precede social action to diminish poverty, it should surprise no one that the formation of policy with regard to poverty is ill conceived and misapplied. » (Ibid., p. 2)

On perçoit également dans cette citation la conception qu’il se fait du rôle des chercheurs dans la société. Schultz est convaincu qu’il y a une forte porosité entre la recherche et la politique, notamment dans le domaine de l’agriculture. C’est, selon lui, la façon dont le champ académique se saisit des problèmes de société qui détermine la façon dont ils seront traités par le politique. Schultz accorde ainsi une importance capitale à la diffusion des idées et des résultats de la recherche scientifique. Par leur désintérêt pour les classes pauvres des agriculteurs, les économistes se rendent coupables du traitement politique de ce problème. C’est pour cette raison qu’il s’est engagé politiquement dans la controverse portant sur la législation sur la margarine, et a tenté d’influencer le débat public en prenant des positions sur les réformes envisagées par le gouvernement.

Dans ce même article de 1950, Schultz revient sur les déterminants du revenu des agriculteurs et synthétise son apport :

of the population engaged in productive work in one community relative to that of another; (2) those that change the abilities of a population to produce, of one community relative to that of another; and (3) those that impede factor-price equalization of comparable human agents between communities. » (Ibid., p. 9)

La quantité de main d’œuvre, sa qualité, ainsi que les rigidités de salaire sont, pour Schultz, les raisons des inégalités de revenus entre les communautés agricoles. À partir de 1950, il va régulièrement mettre l’accent sur la qualité de la main d’œuvre et sur l’hétérogénéité des capacités (abilities). Schultz distingue alors les capacités naturelles de celles qui sont acquises. Il suppose la distribution des capacités naturelles (intelligence) relativement invariantes dans le temps. Les capacités acquises (connaissances, compétences), elles, dépendent de l’effort d’investissement dans les agents économiques.

Dès le tout début des années 1950, Schultz fait déjà le lien entre les différences de capacités et les différences de dépenses d’éducation. Dans une note de bas de page de son article de 1950, il compare les dépenses d’éducation de deux régions des États-Unis (Mississippi et Iowa) et les relie à leur niveau de vie : « In 1938, Mississippi allocated about 5.4 per cent of its income to the support of secondary and elementary schools, while Iowa used about 3.9 per cent of its income for this purpose[…] » (Ibid., p. 12). Les administrations publiques ont ainsi un rôle majeur à jouer dans la réduction de la pauvreté agricole à travers l’investissement dans l’éducation. Schultz plaide pour des subventions étatiques en vue d’améliorer la qualité des écoles des milieux ruraux (infrastructures, valorisation du salaire des professeurs etc.). Notons que cinq ans plus tard, en 1955, Schultz soumet un rapport aux instances étatiques, à la suite d’une intervention à la Convention of the National Education Association. Dans ce rapport il fait état d’une étude sur le financement public de l’enseignement primaire et secondaire. Il explique que la hausse du revenu national entraîne mécaniquement une hausse du prix de l’éducation, sous l’effet conjoint de la massification et de l’inflation salariale, de telle sorte que les autorités publiques ont des difficultés à financer l’éducation. Il propose alors de mettre en place des frais d’inscription :

« Families and individuals can, also, out of the much larger personal incomes which economic progress places at their disposal, pay a little directly to finance a part of the rise in costs of

education, and it may be done by introducing a system of tuition payments. » (TWSP, Schultz 1955, 9)53

Au-delà de l’évolution de sa position entre 1950 et 1955, on peut retenir de cette citation l’intérêt qu’il porte pour la politique publique d’éducation, et le rôle de financement et de législation qu’elle doit jouer.

Schultz prolonge cette analyse dans un livre intitulé Production and Welfare of Agriculture (Schultz 1950b). Il réutilise alors le concept d’investissement dans les individus, développé en 1943, pour en faire l’un des cinq piliers de la politique économique. Notons qu’il met souvent le terme investissement entre guillemets lorsqu’il s’agit de parler des individus. Cette utilisation, dans un tel contexte, est en effet inhabituelle à cette époque. Selon lui, la politique agricole doit avant tout permettre de se rapprocher de l’allocation optimale des ressources à la fois dans la sphère de la production et dans la sphère de la distribution du revenu :

« The following measures fall into this group, namely, policies that (1) reduce the excess supply of labor in agriculture, (2) lessen the capital rationing in agriculture, (3) enlarge small inefficient farms, (4) lessen the price and yield uncertainties confronting farmers, and (5) increase public investments in human agents. » (Ibid., p. 22).

Ces cinq orientations coïncident avec son diagnostic du problème de l’agriculture dans les années 1950 : l’offre de travail est supérieure à la demande, il y a un rationnement en capital, trop peu d’exploitations agricoles atteignent une taille critique, les récoltes sont incertaines, il y a un déficit d’investissement dans les personnes.

Documents relatifs