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Les limites empiriques et théoriques de l’estimation de Schultz

humain chez Schultz (1958-1962)

3.3 La théorie du capital humain mise à l’épreuve

3.3.1 Les limites empiriques et théoriques de l’estimation de Schultz

Schultz a dû faire face à de nombreuses attaques lorsqu’il a présenté son estimation du capital humain que nous avons détaillée ci-dessus. Nous allons détailler quelques-unes des principales critiques, après avoir mis en avant les limites qu’il reconnaît lui-même à son travail. Bowman se rappelle la façon dont les économistes ont réagi lorsque Schultz leur a présenté son approche :

« Reactions were various. The sheer shock effect of the magnitude of the foregone earnings component of costs challenged some to pick up Schultz's ideas, but it led others to equally energetic attacks. (This was by no means a new experience for Schultz.) There were of course minor constructive arguments over details and biases in the estimates; Schultz himself repeatedly emphasized their crudity and urged young people to do a better job. » (Ibid., p. 89)

Elle explique qu’en effet Schultz était lucide sur la qualité de ses résultats. Il a conscience que le travail qu’il a produit n’a qu’un caractère préliminaire, inachevé. Nous pensons, avec

Bowman, que Schultz est un économiste explorateur dont la préoccupation est de défricher de nouvelles pistes de recherche, que d’autres que lui pourront par la suite creuser. En l’occurrence, après avoir fait connaître l’approche par le capital humain, il a laissé à Becker et Mincer le soin d’approfondir les recherches et de consolider les résultats. Nous verrons l’orientation qu’ils ont donnée au cadre théorique du capital humain dans le prochain chapitre.

La première limite que Schultz reconnaît a trait à l’extrapolation des résultats à laquelle il procède. La structure de l'économie a, d’après lui, beaucoup changé en un demi-siècle ; la législation a évolué, que ce soit sur le temps de travail, sur le travail des enfants, sur le salaire minimum, sur les obligations d'assiduité scolaire, ou sur l'âge obligatoire de l'école100. Les données collectées par Schultz et sur lesquelles il travaille pour réaliser ses estimations ne prennent pas en compte ces changements structurels.

La seconde limite pointée par Schultz lui-même concerne l’absence de prise en compte de la durée de vie du capital humain : « The age of engineers is, therefore, important in gauging the stock of engineering capabilities » (Schultz 1961e, p. 66). Comme nous l’avons vu dans la première section de ce chapitre, lorsqu’il est détenu par un jeune, la durée de vie du capital humain est plus longue. Or Schultz explique que l’investissement en capital humain est plus important chez les jeunes. En conséquence, si, dans sa mesure, l’on prenait en compte la durée de vie du capital humain, on s’apercevrait que les chiffres obtenus sous-estiment largement la valeur du stock de capital humain total de la population. En effet, toutes choses égales par ailleurs, le flux de production annuelle de deux personnes également qualifiées est identique. Pourtant, la valeur de leur capital humain ne l’est pas nécessairement : si ces deux travailleurs ont un âge différent, la durée productive de leurs capacités, n’est pas la même, de telle sorte que le stock total d’éducation s’en ressent. Si l’on veut mesurer correctement le stock de capital humain, il faut prendre en compte la durée de vie de ce capital, tout comme on le fait pour le capital physique (amortissement). L’éducation est un investissement durable au sens où la durée de vie du capital qu’elle permet d’accumuler est bien plus longue que la durée de vie des autres types d’investissement (40 ans en moyenne selon Schultz) :

« Education can be augmented because it is durable, and the fact that it has a relatively long life means that a given gross investment adds more to the stock than the same gross

100

investment typically adds to the stock of nonhuman capital » (Theodore W. Schultz 1962, p. 94).

Dès lors, pour mesurer correctement le stock de capital détenu par les agents économiques d’une Nation, il faut prendre en compte la composition de la force de travail. Là encore, l'analogie avec la comptabilité du capital physique est très présente. Mais l’estimation du flux annuel d’investissement en capital humain au moyen de son coût de production ne permet pas de donner des indications sur la durée de vie moyenne du capital, ni même sur la valeur du stock total. Ce point est soulevé par Bowman en 1962. Dans son article, elle opère une distinction entre le capital comme un stock incorporé dans la force de travail (« human capital as a store ») et le capital courant (« human capital as an input »), vu comme un facteur de production. Cette distinction n’apparaît pas aussi clairement dans l’œuvre de Schultz.

Bowman explique qu’en tant que stock, la valeur du capital humain sera affectée par la structure par âge de la société. Elle traite alors la question de l’amortissement en rappelant que l’analogie entre le capital physique et le capital humain ne doit pas faire oublier une différence de taille : la mortalité, la maladie, les accidents de travail, ont un impact direct et non négligeable sur l’estimation qu’on fait du stock de capital humain. En revanche, en tant que facteur de production (et c’est l’approche adoptée par Schultz), ce capital ne dépend pas de la durée de vie. En effet, il s’agit de la quantité de capital humain utilisée dans le processus de production sur une année par exemple. Il dépend en revanche de l’évolution de la qualité de l’éducation.

Schultz a conscience que l’augmentation de la qualité des études n’est pas prise en compte par la mesure du capital humain par le coût de production. De même les effets de l’expérience sur le potentiel productif ne sont pas pris en compte. L’estimation proposée par Schultz ne permet pas de saisir la valeur réelle du stock de capital humain dont dispose les États-Unis, car il ne saisit correctement ni la durée de vie productive ni la qualité du capital accumulé par l’investissement dans l’éducation. Bowman résume bien cet aspect de la pensée de Schultz : « Schultz has attempted to isolate and measure in cost terms one of the major component of this change in human capital –the education embodied in persons in the labor force » (Bowman 1962, p. 73).

Bowman propose alors plusieurs façons alternatives de mesurer le capital humain afin de pallier les imperfections de la méthode utilisée par Schultz. Bowman se montre plus précise et

plus rigoureuse que Schultz. Son article est très détaillé sur les différents problèmes que posent la mesure de l’éducation et de sa contribution. Elle estime qu’il existe trois possibilités de mesure du capital humain : le nombre d’années de scolarité, le nombre d’années de scolarité corrigée de son efficacité (si un étudiant d’un même niveau d’étude est 20% plus efficace entre 1960 qu’en 1900, le stock de capital humain doit être pondéré par cette différence de productivité), et enfin le revenu capitalisé. Reprenant l’analogie avec le capital physique, Bowman explique que pour ce dernier, la mesure du capital par son coût est équivalente à la mesure du capital par les revenus générés (hypothèse d’équilibre sur le marché : le capital vaut la quantité de revenu qu’il permet d’obtenir). Le capital humain, en revanche, n’est pas cessible sur un marché et ne fait pas l’objet d’un prix de vente qui correspondrait à son revenu capitalisé.

Par conséquent, d’après Bowman, le coût de production du capital humain est déconnecté de son revenu. Le coût de production est déterminé sur le marché de l’éducation tandis que le revenu est déterminé sur le marché du travail, et il n’y a pas de marché sur lequel ces deux variables se rencontrent afin de déterminer un prix d’équilibre. Ainsi, pour estimer le capital humain, il faut nécessairement confronter les deux types de mesure : estimation du revenu total (lifetime earnings) et estimation du coût de production. Il n’y a en outre aucune raison pour que ces deux prix soient égaux.

Enfin, la troisième limite reconnue par Schultz porte sur un biais qu'il est difficile de corriger, à savoir le biais de capacité. Il est très difficile d’exclure la possibilité que les étudiants qui poursuivent des études aient des capacités supérieures à ceux qui n’en font pas. Or, si telle était le cas le coût d’opportunité serait plus élevé. En effet, le revenu qu’ils toucheraient en travaillant plutôt qu’en étudiant serait supérieur, du fait de leur capacité plus élevée. En conséquence, la corrélation entre le supplément de revenu et le niveau d’étude se trouverait affaiblie par la présence d’une variable tierce : les capacités innées. Le taux de rendement de l’investissement dans l’éducation serait donc plus faible.

Le travail de Schultz fait aussi l’objet de critiques portant sur la définition de son cadre théorique. Abordons à présent une discussion entre Schultz et John E. Vaizey, qui a eu lieu lors d’une conférence à Lake Como en Italie en juillet 1960. Le texte de Schultz critiqué par Vaizey n’est autre que son « Capital Formation by Education » qui sera publié en décembre 1960 au Journal of Political Economy (article étudié dans la section 3.2). Le compte rendu de la conférence fait état des différents échanges qui ont eu lieu entre les participants. La première réserve concerne la motivation des agents qui font le choix d’investir dans le capital humain.

Un économiste, le Professor Janns, considère que les considérations sociales jouent un rôle majeur dans la décision d’investir, et qu’on ne peut pas réduire la poursuite d’étude à un calcul rationnel, dont les variables et les pondérations seraient les mêmes pour tous. Vaizey se montre lui aussi sceptique sur l’estimation proposée par Schultz :

« Professor Schultz’s reasoning seemed fallacious. It rested on the assumption that the distribution of incomes (before or after tax) measured personal or communal returns; it assumed full-employment; it assumed motivation towards education which was not universally acceptable, and it included elements in calculation (income-foregone) which were not included in GNP figures and therefore prevented like from being compared with like. » (TWSP, Vaizey, 1961, 6)101

Outre le fait que Vaizey partage la critique de Janns sur les motivations des investisseurs, il souligne aussi le problème que pose l’adoption de l’hypothèse de plein emploi. Il s’avère que Schultz a intégré cette remarque dans son texte final. En effet, on l’a vu, dans son article publié, il a corrigé le taux de rendement par le taux d’emploi (mais cette correction ne change pas substantiellement les résultats). Enfin la dernière critique, celle qui nous semble la plus pertinente, concerne la comparaison entre le taux de croissance et le coût de l’éducation. En effet, plus de 50% du coût de l’éducation réside dans le coût d’opportunité, qui n’est lui-même pas compris dans les estimations de la production nationale. Ce qui conduit à un poids de l’éducation dans la croissance bien supérieur à la réalité. Schultz répond à la critique commune de Vaizey et Janns sur la motivation des investisseurs, en rappelant que le critère qui a guidé son approche est l’égalisation des taux de rendement entre les différents investissements, égalisation qui permet d’atteindre l’équilibre. En revanche, il n’apporte aucune réponse sur le problème que pose l’évaluation du coût d’opportunité, lorsque celui-ci est mis en regard de la croissance économique. Mais la critique la plus dévastatrice, celle qui marquera un coup d’arrêt, et un certain scepticisme concernant la théorie du capital humain, n’apparaîtra qu’en 1961 avec la controverse qui opposera Schultz à Shaffer.

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