• Aucun résultat trouvé

l’agriculture à la comptabilité de la croissance : le parcours intellectuel

2.2 La comptabilité de la croissance dans les années 1950 : à la recherche du facteur de

2.2.4 Moses Abramovitz : le capital immatériel

Moses Abramovitz est un économiste américain spécialiste de l’analyse empirique des cycles économiques. Il a d’abord étudié à Harvard puis a obtenu son doctorat à la Columbia University en 1939 (quasiment en même temps que Fabricant). Lui aussi a rejoint le NBER et a collaboré avec Kuznets en 1938. Dix ans plus tard, en 1948, il est recruté à Stanford juste avant l’arrivée de John Kenneth Arrow. Sa contribution majeure est publiée en 1956 au NBER : « Resource and Output Trends in the United States Since 1870 » (Abramovitz 1956). Dans cet article, Moses Abramovitz remercie Kuznets, Kendrick et Fabricant pour leurs commentaires65. Il apparaît clairement que sa contributions n’est pas indépendante de celles des trois autres comptables de la croissance que nous étudions dans cette section. L’objectif d’Abramovitz est d’étudier la croissance économique, et pour ce faire, il propose d’évaluer la contribution du travail, du capital et de la productivité. Il utilise les données statistiques produites par les économistes du NBER, et en particulier par Kuznets, qui apparaît comme la pierre angulaire des travaux menés au NBER dans les années 1950. Son constat est le suivant : quadruplement de la production entre 1870 et 1950 n’est pas due à la hausse de la quantité de facteur travail ni de capital, mais à l’augmentation de leur productivité combinée :

« First, between the decade 1869-78 and the decade 1944-53, net national product per capita in constant prices approximately quadrupled, while population more than tripled. The source of the great increase in net product per head was not mainly an increase in labor input per head, not even an increase in capital per head, as these resource elements are conventionally conceived and measured. Its source must be sought principally in the complex of little understood forces which caused productivity, that is, output per unit of utilized resources, to rise. » (Ibid., p. 6)

L’ajout de la précision « as these ressource elements are conventionally conceived and measured » pour qualifier le facteur travail et le facteur capital est révélateur du changement de perspective opéré au milieu des années 1950. La mesure conventionnelle des facteurs de production, et en particulier du travail, dissimule les changements de la composition de ces deux facteurs. Ces changements sont ainsi relégués dans cette troisième variable qu’est la productivité totale des facteurs. Abramovitz se concentre sur cette dernière :

65

Notons que Friedman et Kuznets remerciaient Abramovitz pour ses commentaires (Friedman et Kuznets 1945, p. xiii).

« Since we know little about the causes of productivity increase, the indicated importance of this element may be taken to be some sort of measure of our ignorance about the causes of economic growth in the United States and some sort of indication of where we need to concentrate our attention » (Ibid., p. 11).

La hausse de la productivité totale des facteurs, que l’on mesure de manière résiduelle, c’est-à-dire après avoir pris en compte la part de la croissance imputable aux contributions du travail et du capital (suivant leur mesure conventionnelle) serait donc la « mesure de notre ignorance ». L’enjeu pour Abramovitz est alors de déterminer les sources d’augmentation de la productivité globale des facteurs.

Abramovitz commence par critiquer l’acception classique du capital qui se limiterait au capital physique. Cette définition trop étroite, dit-il, est justifiée par des mobiles opérationnels : plus une notion est circonscrite, plus il est aisé d’en donner une mesure. Ainsi, ce sont des raisons pratiques (liées à la mesure et au calcul économique) qui auraient conduit les économistes à exclure volontairement les dépenses d’éducation, de formation et de santé de l’investissement en capital :

« On the side of capital, there is a chronic underestimate of investment and accumulated stock because, for purposes of measurement, we identify capital formation with the net increase of land, structures, durable equipment, commodity stocks, and foreign claims. But underlying this conventional definition of investment is a more fundamental concept which is broader; namely, any use of resources which helps increase our output in future periods. And if we attempt to broaden the operational definition, then a number of additional categories of expenditures would have to be included, principally those for health, education and training, and research. » (Ibid., p. 12-13)

Abramovitz propose ici d’étendre la définition de l’investissement en capital aux dépenses effectuées pour augmenter la production future, dont l’éducation et la formation, la santé, la recherche. Cependant, si dans cette citation il indique que ces dépenses doivent faire partie d’une définition élargie du capital, il indique aussi, dans une note de bas de page attenante, qu’une autre voie est possible pour comptabiliser les effets de ces dépenses sur la croissance économique ; elle consisterait à construire un indice du travail qui prendrait en compte l’amélioration de la qualité de la main d’œuvre causée par la hausse du niveau d’éducation et de formation : « A properly constructed index of labor input which gave due weight to the higher productivity of more highly educated or trained workers and to differences in vigor

Qu’on les fasse rentrer dans une définition élargie du facteur capital ou dans une définition élargie du facteur travail, il est clair, selon Abramovitz, qu’il s’agit de dépenses d’investissement. La raison en est que la hausse du revenu futur est à la fois le mobile de ces dépenses et son effet (Ibid.). Cette double condition (intentionnalité et finalité) délimite le périmètre conceptuel de la notion d’investissement, et donc le type de dépenses qu’elle doit inclure. La difficulté que soulève cet élargissement, concède Abramovitz, est que la plupart des dépenses engagées tombe sous le coup de cette définition. Il donne l’exemple de la nourriture, l’habillement ou encore certaines dépenses gouvernementales.

Malgré ce flou définitionnel et les difficultés de mesures qui en résultent, Abramovitz plaide pour la prise en compte de la composition des facteurs de production et non seulement de leur taille. Cela permettrait rendre compte de la réelle contribution des ressources engagées dans le processus de croissance économique :

« The point of these two comments is simply that the relation between the contributions of resource expansion and of productivity growth is more complicated than our conventional measures can reveal. Two morals may be drawn. First, the long-term expansion of the labor supply must be restudied so as to provide a measure of the value of its changing composition as well as its changing size. And the expansion of the capital stock must be restudied to take account of a broader conception of accumulated resources. It may well be that we shall find it inconvenient to merge these additional categories of accumulation with conventional capital. » (Ibid.).

Toutefois, la deuxième partie de la citation indique assez clairement l’absence d’un cadre théorique adéquat pour prendre en compte des dépenses permettant d’améliorer la qualité de ces facteurs de production. Même si ces dépenses doivent être considérées comme des investissements, Abramovitz se montre réticent à les intégrer dans le facteur capital. En outre, du point de vue de la mesure des effets de ces dépenses, il faut pouvoir distinguer les rendements sociaux des rendements privés :

« [we have to] learn to trace the connection between such investment in knowledge and its marginal social contribution, as distinct from those small parts of its value which can be privately appropriated. » (Ibid.).

À notre connaissance, c’est la première fois dans l’histoire de la révolution du capital humain qu’un auteur évoque la difficulté de distinguer les rendements sociaux et les rendements privés de l’investissement dans la connaissance. Pour autant, Abramovitz ne développe pas

d’analyse empirique de la contribution de ces dépenses à la hausse de la productivité. Il se contente de soulever les limites du cadre théorique utilisé par les comptables de la croissance. Il envisage différentes pistes pour le dépasser, mais ne propose pas réellement de contribution théorique significative qui pourrait servir de fondement pour une nouvelle façon de concevoir les dépenses d’éducation, de formation et de santé. Il est assez symptomatique de constater que sur les 24 pages de son article, seules deux sont consacrées à ces questions. Ceci étant, cette réflexion embryonnaire est révélatrice d’un malaise de l’analyse de la croissance économique, incapable de donner une estimation des sources de la croissance sans utiliser une variable générique et exogène comme la PGF.

Documents relatifs